Quels mots pour dire son amour? Ou quel silence? Sont-ils si différents de leurs prédécesseurs, les héros de romans du nouveau millénaire? Il semble qu'au cynisme des uns réponde le romantisme des autres... Eternellement.

Tout amour est une histoire, une narration plus ou moins soutenue qui s'écrit à deux. Et au commencement était la déclaration. Don Juan ou Cyrano, séducteur ou amoureux éperdu, celui qui se déclare soigne ses mots comme l'écrivain peaufine sa première phrase.

La déclaration est le moment dramatique par excellence, le seuil d'un éventail de possibilités, du rejet à l'aveu de réciprocité. L'aveu est donc par essence intrépide, dévoilement, point de non-retour qui change à jamais la relation entre deux personnes. Car la moindre once de sentiment amoureux colore à jamais l'amitié et, on le sait, le «j'aime» de Phèdre précipite l'engrenage de la tragédie. Dire c'est faire, indéfectiblement.

Bien heureusement l'aveu n'a pas toujours des conséquences fatales. Qu'il s'agisse de marivaudages ou des stratagèmes des amoureux stendhaliens, du lyrisme de Roméo et Juliette ou de la verve de Cyrano, l'amour se déclare toujours dans la hardiesse et la créativité verbale. Le langage doit être à la hauteur de l'intimité qui est sur le point de se créer.

L'aveu cherche toujours à donner un sens plus pur aux mots de la tribu. Le «faire catleya» qui unit Swann et Odette consacre la volonté des amants de se créer leur lexique secret en même temps qu'il rend hommage à «la première fois», à l'aveu originel. C'est que l'amoureux aiguise son verbe, tente de dire au plus juste ce qu'il est et comment l'objet de son amour l'a transformé. «La plus grande chose au monde est de pouvoir être soi», disait Montaigne et, en fin de compte, le malheur de Phèdre est de ne pouvoir dire ce qu'elle est...

Audacieux

par Henriette Korthals Altes
Novembre 2000

En cette fin de siècle, la hardiesse n'est guère au goût du jour. Houellebecq a fabriqué son cortège de handicapés amoureux, Angot s'écrit et se récrie dans une déroutante contorsion narcissique, Despentes se complaît dans la violence. Eros manque singulièrement de fierté, déprimisme oblige. Dans ce contexte, le Journal amoureux de Dominique Rolin (Gallimard), avec la lucidité et le courage qui s'en dégagent, a d'autant plus d'éclat et de fraîcheur. Les amants n'y aiment ni l'enfance de l'amour ni l'innocence des sentiments. «Je vous aime» suit la première rencontre. Dans sa promptitude et sa belle simplicité, la déclaration est audacieuse par excellence, une prise de risque sereine. Sans fioritures ni fétichisme, elle signifie de façon majestueuse le désir de connaître l'autre, corps et âme, et invite au passage à l'acte.

Car se languir dans le désir dilatoire est une faute de goût. D'une simplicité presque mathématique, cette déclaration dit aussi tout ce qu'elle ne dit pas. Je t'aime a ses contingences: ici et maintenant. Prononcer un je t'aime, c'est comme prononcer une promesse. On peut la tenir ou ne pas la tenir. C'est dire qu'on ne doit pas fidélité... Mais infidélité n'est pas trahison et le beau récit de Rolin est l'affirmation grave et joyeuse d'un érotisme libre plutôt que libertin, où l'on reste soi dans la relation à autrui.

Si Dominique Rolin livre le récit de l'audace assumée, les amoureuses plus jeunes jouent les fausses pudiques. Que ce soit la trentenaire carriériste de Julian Barnes dans England, England (Mercure de France) ou Marie, apprentie philosophe et protégée de Voltaire dans La jeune fille et le philosophe de Frédéric Lenormand (Fayard), elles imposent réserves et principes pour le plaisir, plus ou moins inconscient, de voir leurs soupirants les briser. La fausse pudeur n'est rien d'autre qu'un désir d'audace. Elle invite l'autre à jouer le rôle de l'audacieux. Martha et Marie savourent de voir leurs amoureux surmonter les obstacles qu'elles ont instaurés. Elles testent l'esprit pour mieux goûter la chair. L'amoureux doit faire montre d'inventivité: humour et drôlerie assurent la victoire chez Julian Barnes, sophisme et détournement d'arguments philosophiques chez Lenormand.

C'est que l'amoureux aime l'esprit. On le sait depuis l'Antiquité et Platon le disait dans le Banquet, l'amour rend philosophe, il éveille le goût pour la vérité, personnelle d'abord, philosophique, éventuellement. C'est ce que semble rappeler à sa manière Jean-Hubert Gailliot dans Les contrebandiers (L'Olivier). L'aveu de l'amour y est aussi quête de soi au gré de tâtonnements verbaux. Les amants ici se délectent de leurs paroles qui tentent de dire la qualité de leur lien érotique et ce qu'ils sont l'un pour l'autre. «Le langage est une peau: je frotte mon langage contre l'autre. C'est comme si j'avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots», disait Roland Barthes dans Fragments d'un discours amoureux. Gailliot applique ici cette jolie formule à la lettre. La caresse se fait plus intime à mesure que les amants se révèlent et approchent de leur propre vérité. Les jouissances verbale et physique sont concomitantes jusque dans l'orgasme où se fondent le corporel et le spirituel.

La dualité du corps et de l'âme, c'est aussi la question qui préoccupe Eric Laurrent dans son dernier roman, Dehors (Minuit). «C'est bien avec le cœur que l'on aime n'est-ce pas, ou est-ce que je confonds avec autre chose», dit l'exergue de Beckett. La déclaration est ce moment énigmatique où le siège du sentiment amoureux va se déplacer de l'esprit au corps. Ici, les aveux sont sommaires. A peine un cliché est-il lancé par l'homme, puis une litote en réponse de la femme, que déjà la conscience amoureuse s'est installée à fleur d'épiderme. Les objets sont plus loquaces que les humains. «Prolétaires, unissez-vous», dit un T-shirt, une injonction à laquelle les amants s'empressent d'obéir. C'est qu'ils ne sont que d'humbles créatures, victimes consentantes des errances du désir. Et tout au long des rituels d'accouplement qu'ils accomplissent mais qui les dépassent, Laurrent sonde avec une allégresse et une légèreté mozartiennes les mystères de ce supplément d'âme ou de corps, qui nous fait dire «Je t'aime».

 

Sans paroles

par Ingrid Merckx
Novembre 2000

A la terrible question: «Comment dire l'amour?» certains romanciers seraient tentés de répondre: «En silence!» En effet, devant l'intensité des sentiments et des émotions les mots s'effacent parfois, frappés d'impuissance. «L'amour, c'est quand on ne dit rien - qu'est-ce qu'on pourrait dire qui vaille?» écrit Camille Laurens dans son dernier roman, Dans ces bras-là (P.O.L). Pour elle, le «sommet de perfection» de la rencontre amoureuse est précisément cet instant où le silence s'installe, non pas synonyme de vide ou de néant mais de plénitude et d'extase.

Car la parole, en s'absentant, laisse parler les sens. «Ils restent quelques secondes immobiles et muets, souriant, puis elle jette ses bras vers lui...» Le corps de la femme exprime par son sursaut le même abandon et la même possession que si elle avait crié «Je t'aime». L'homme se tait mais répond par un geste signifiant «Moi aussi»: «... Il la reçoit, le corps est chaud sous ses mains, il est à elle.»

Chez Pascal Quignard comme chez Camille Laurens, contact et chaleur ont la force d'un aveu. Dans Terrasse à Rome (Gallimard), «L'apprenti graveur ne trouve pas de mots à dire à la fille unique du juge électif. Alors il touche avec ses doigts timidement son bras. Elle glisse sa main dans ses mains. Elle donne sa main toute fraîche à ses mains. C'est tout. Il serre sa main. Leurs mains deviennent chaudes, puis brûlantes. Ils ne se parlent pas.»

De même chez les personnages de Rose Tremain dans Musique et silence (Plon), «Peter Claire a saisi la main de la jeune fille et lui a dit: ''Il faut que je vous parle." [...] Et qu'allait-il lui dire après avoir déclaré qu'il souhaitait lui parler? [...] Il se contenta donc de répéter: ''Il faut que je vous parle." Et ensuite, muet de confusion, porta la main d'Emilia à ses lèvres et s'éloigna.» La parole s'empêtre, le geste libère. Il porte le message jusque dans les profondeurs de l'autre. La jeune fille de Pascal Quignard «tient sa tête penchée. Puis elle le regarde directement, dans les yeux. Elle ouvre ses grands yeux en le dévisageant. Ils se touchent dans ce regard».

Dans ces quelques situations, le corps à lui seul est le vecteur chaste du sentiment amoureux. Mais dans En silence (Phébus) de Daniel Arsand, le corps annonce le désir en même temps que l'amour. «Ils acceptaient l'éblouissement. Ce fut Adélaïde qui osa: elle toucha le bras du garçon, puis ses épaules et enfin tout son corps. A son tour il découvrit qu'elle était vierge et ardente [...] Il vécut le renouvellement du désir et la joie de posséder un corps, ce qui est à chaque fois inouï, essentiel et si bref.»

Quand la passion se dévoile, le plaisir peut remplacer les mots. Parfois au contraire, c'est l'idée même du plaisir qui empêche toute parole. L'aubergiste du Tango de Satan de László Krasznahorkai (Gallimard) est trop troublé pour parler: «En voyant Mme Schmidt ''agiter" légèrement le haut de son corsage pour s'éventer, ses mains se mirent à trembler, sa vue se brouilla. Ces épaules! Ces deux charmantes petites cuisses qui se caressent! Ces hanches! Et ces mamelles, doux Jésus.» Il a pris conscience de son bouillonnement intérieur, mais «en raison de son émotion il ne put qu'assister à ''l'affolante succession" des Détails. Son visage était exsangue, la tête lui tournait, son regard presque implorant cherchait à capter les yeux indifférents de la femme». L'aubergiste a essayé de se déclarer puis s'est dérobé: «Il se mit à rougir, baissa la tête et se recroquevilla...» Trahi par son corps, vaincu par l'émotion.

L'amour naissant semble renverser le langage et les sens. Il s'échappe alors vers l'indicible, cet ailleurs peuplé de choses évanescentes tel, par exemple, le bonheur que procure la simple présence de l'autre. Le personnage de Peter le résume dans le roman de Rose Tremain: «C'est comme si je croyais qu'il me suffirait de la contempler durant chaque fraction du temps, sans même cligner des yeux, pour qu'elle me protège de toute souffrance, de tout mal. Comme si j'avais l'impression d'éviter la mort tant que je serais avec elle.» Ainsi, l'amour peut se dire sans paroles parce qu'il est fait aussi du silence des soupirs ou de l'Absolu. Enjeu paradoxal pour l'écriture que de mettre en scène l'échec de la parole.

 

Destructeur

par Isabelle Fiemeyer
Novembre 2000

Au commencement est le regard. Sournoisement, dangereusement, il tourne autour de l'objet du désir comme un serpent qui s'enroule. S'ensuivent les gestes et les mots, directs et sans bavardage, dictés par la fièvre de «voir». La relation amoureuse est tout entière contenue dans cette affirmation du désir, cette «déclaration» qui, pour reprendre l'expression de Roland Barthes dans ses Fragments d'un discours amoureux, ne porte pas sur l'aveu de l'amour ou du désir, mais «sur la forme de la relation amoureuse».

C'est dans un climat de fascination destructrice que les personnages se déclarent. «Je t'aime, imbécile», crie Claire Castillon dans Le grenier (Anne Carrière). Auparavant, elle a supplié, en vain: «Mais regarde», comme si ce regard sur elle pouvait être une promesse d'amour. Il est d'autres sentiments aussi impossibles qu'obsédants, tel celui que l'on éprouve pour la femme d'un ami: «Je la vois derrière mes paupières et je l'aime et je lui dis que je l'aime» (Ma vie folle de Richard Morgiève, Pauvert). Ou bien encore: «Elle ouvrit son vêtement tout en m'indiquant d'une voix heurtée qu'elle venait régler ses comptes et que je ne devais pas m'étonner de sa présence et de ses comportements» (Les bottes rouges de Franz Bartelt, Gallimard).

Poussée à son paroxysme, la fascination peut aller jusqu'à l'éclatement hystérique d'une bestialité réveillée, jusqu'au suicide ou au meurtre aussi: «Chaque fois je les regardais bien... Ils avaient regardé Francine de leur regard maintenant mort», avoue le narrateur, assassin par amour (Le parme convient à la violette de Pierre Magnan, Denoël). Dans Hôtel Iris de Yôko Ogawa (Actes Sud), la jeune fille remarque l'homme aux côtés de la prostituée: «Il n'avait pas encore prononcé un seul mot. Il n'existait qu'à travers le regard haineux de la femme.» Plus tard, lorsqu'elle se retrouve seule avec lui, elle baisse les yeux, laissant présager l'attitude soumise qui sera la sienne. Le roman entier est habité par des scènes de pur voyeurisme où la jeune fille s'offre, soumise et consentante, ouverte et ligotée.

Si elles précipitent l'avidité sexuelle, la menace de mort et la transgression de l'interdit n'en demeurent pas moins étroitement liées au désespoir et au dégoût de soi-même. Le regard devient alors intérieur, la conscience constate son embourbement et sa faillite: «J'étais enchanté de ce mal que nous commettions ensemble. [...] Rose se rendait coupable d'une sorte de viol qualifié et, si on y regarde bien, elle me dépouillait de ce restant de dignité humaine» (Les bottes rouges). Cet autre est lui aussi pris au piège des chairs blanches et molles, embourbé, maintenu dans une désespérante immanence: «Un amour énorme immense et qui n'a engendré qu'un désastre et il nous a broyés j'ai aimé cette femme j'ai besoin de le dire [...] elle avait de gros seins blancs elle avait la peau blanche de gros seins blancs» (Ma vie folle).

Repoussée, au contraire, par l'être aimé, paniquée de voir l'objet du désir se dérober, c'est contre elle-même que se retourne la narratrice du Grenier, pour se châtier et, par conséquent, appeler sur elle le regard, dans l'espoir fou d'une fusion dans le dégoût mutuel: «Je t'aime, imbécile, et chaque ongle que je ronge fabriquera quelque chose de laid à te donner. Je t'ai offert du beau, maintenant je vais me saccager. Et tu vas me trouver laide, et tu te rongeras les ongles, et là, on se retrouvera, dans le dégoût que s'inspireront nos doigts écorchés.» Décidément, ce phénomène de fascination fonctionne à merveille, qui transforme la fiction en corps dramatique.

 

Désenchanté

par Henriette Korthals Altes
Novembre 2000

«Le discours amoureux est aujourd'hui d'une extrême solitude», disait de façon quelque peu énigmatique Roland Barthes. Vingt ans après la publication des Fragments d'un discours amoureux, Zoé Valdés, Alain Gerber, Sibylle Grimbert et Jamaica Kincaid dessinent de troublants personnages qui, dans l'isolement de leur imaginaire, ressassent le besoin d'aimer envers et contre tout. L'amour qui se dit ici diffère de l'aveu originel. Il vient secourir une réalité défaillante, il pallie la déliquescence du quotidien et refuse l'échec de la relation. «Je sais bien, mais quand même» est le discours que tiennent tous ces désenchantés.

Et pourtant, il faut une intense lucidité pour savoir que l'amour est une illusion nécessaire. C'est ce que semblent dire Patrick Gourvennec (Les beaux bruns, Rouergue) et Sibylle Grimbert (Birth days, Stock). Cal, le personnage de Grimbert, finit par aimer, comme à son corps défendant, Muriel, étrange personnage minimaliste, femme sans qualités dépourvue de mémoire et d'intériorité. Aimer quelqu'un pour ou malgré la «fadeur qui finalement a un goût particulier» ne dit rien d'autre que la solitude et l'incapacité de communiquer des deux amants.

Quant à Gourvennec, il met en scène de façon saisissante l'insupportable détresse d'un jeune homosexuel sidéen qui se sait condamné. Dans l'attente du trépas, il n'est dupe de rien. De ses amours fugitives et anonymes il ne lui reste que la maladie et la mort. Ecrite du fond de la désillusion, sa déclaration à l'homo 2000 - tout le monde et personne - est un cri, une demande d'amour qui tente d'annuler toute la misère passée et à venir.

L'amour, il faut y croire. C'est une vieille ritournelle et elle nourrit le beau roman d'Alain Gerber jusqu'à son titre On dirait qu'on serait (Fayard). Quand Valentine déroule les grandes lignes d'une histoire d'amour, très belle et très risquée, triste et belle aussi, parce que consciente de ses limites, elle la livre en guise de déclaration d'amour à celui qu'elle ne peut aimer. Quand le «je t'aime» est impossible, on peut toujours aimer l'amour. Et se raconter des histoires auxquelles on croit sans y croire. Comme une chanson de Brel ou de Piaf que l'on réécoute, ces musiques de fond sur lesquelles naissent et renaissent tant d'amours. A chacun son bovarysme - en l'occurrence celui de Gerber est un bovarysme lucide. A chacun aussi sa petite mystique de l'amour.

Pourquoi cet intime et impérieux besoin de dire «je t'aime» et de réclamer un «je t'aime» en retour alors même que la relation ne fonctionne plus? C'est ce que se demandent Jenny Colgan dans Le mariage d'Amanda (Florent Massot) et Zoé Valdés. Le long monologue de Danaé, la narratrice de Cher premier amour (Actes Sud), est comme une litanie tissée de douleurs et de contradictions. Il retrace l'échec d'une relation avec son fatras de frustrations, de tromperies et d'imperfections ainsi que la lourdeur des relations familiales devenues fusionnelles.

Car l'amour se mesure à l'aune de la compassion, il ne supporte pas d'avoir mal à l'autre. Même si elle fuit, Danaé veut une déclaration aux vertus réparatrices mais en guise de «je t'aime» n'obtient d'abord qu'un «moi non plus». Enigmatique formule qui est peut-être l'acceptation des intermittences du désir et du cœur. L'urgence de Danaé à dire son amour malgré tout et d'exiger l'aveu d'Andrés touche au plus profond. Car dire «je t'aime» est aussi donner sens au quotidien avec ses banalités, il est ce moment de grâce qui transporte dans l'idéal du premier aveu, avec ses ravissements et ses promesses de bonheur. Saine illusion!

 

Romantique

par Jean-Rémi Barland
Novembre 2000

N'en déplaise à Virginie Despentes ou à Claire Legendre, adeptes militantes de la «viande» romanesque au parfum nauséabond, la littérature contemporaine produit encore de vibrants couplets romantiques. Pas simplement dans l'Hexagone, mais aussi en Italie avec Vincenzo Consolo qui, posant Le palmier de Palerme (Seuil) entre château et «serpent noir», orchestre les noces charnelles de Lucia et de Gioacchino. Ou à Constantinople grâce à Milorad Pavic qui, dans un beau roman traduit du serbo-croate (Dernier amour à Constantinople, Noir sur blanc), fait dire à son héroïne: «Chaque soir un ange tire mon âme hors de ma vie et de mon corps, comme un immense filet de poissons. Hier soir il a encore rempli son filet. Avec mon âme il a pêché la tienne.»

Cette notion d'amour pris dans les nasses de la promesse d'harmonie spirituelle, on la retrouve chez le personnage principal de L'éducation d'une fée (Albin Michel) signée Didier van Cauwelaert, qui n'hésite pas à proclamer sur le ton de la confidence solennelle: «Je vais être superheureux. Et toi aussi, j'te promets.» Le romantisme d'aujourd'hui ne cesse de puiser son inspiration dans les enseignements existentiels de glorieux aînés avec comme double axe central l'éternité des sentiments et la volonté de décrocher pour l'élu (e) quelques lunes lointaines: «Je t'aime, Rachel, pour toujours», lit-on dans La répudiée d'Eliette Abécassis (Albin Michel). «Un jour, Lislei, je t'offrirai des fruits et de la neige», murmure l'homme ébloui du poignant L'enfant du peuple ancien (Pauvert) par lequel Anouar Benmalek raconte en des mots pleins de compassion le martyre des aborigènes d'Australie.

Abordant les rivages du «grand dehors», l'amour romantique ne connaît ni l'érosion du temps ni les barrières géographiques. Pas étonnant donc qu'il trouve son essor dans des romans à forte connotation historique. Olivier Bleys nous projette avec Pastel (Gallimard) au cœur de l'Albigeois du XVe siècle. Son héros, Simon, est compagnon dans l'atelier de peinture de son père, et c'est Maguelonne qui, un soir d'août 1449, lui écrit, troublée: «Oh! comme je me languis de vous... Mon vœu est d'échapper de cette prison pour vous revoir. Je le tenterai bientôt.»

Revisitant l'histoire d'Héloïse et Abélard, Antoine Audouard signe dans Adieu, mon unique (Gallimard) des pages fiévreuses sur la durée endémique des sentiments. «Un mot me reste au bord des lèvres - ce mot de toujours qui me fait venir les larmes aux yeux.» Et d'offrir de subtiles variations sur «cette éternité que nous cherchons sur terre et que nous ne trouvons qu'au Ciel...» Sûre de sa fougue, la déclaration d'amour romantique n'en demeure pas moins inquiète.

Dans La folie du roi Marc (Grasset) qui, prolongeant la légende de Tristan et Yseut, offre enfin au mari de cette femme mythique une tribune pour exprimer son désarroi d'époux trompé, Clara Dupont-Monod associe bonheur et larmes pour faire dire à son héros: «J'étais là pour conquérir tes regards. Je sus que je t'aimais d'un amour absolu, bien au-delà des souffrances, des peurs et des attentes, bien au-dessus des lois de l'amour. Je sus que je t'aimais parce que, dans l'heure qui suivit notre rencontre, j'acceptai de te perdre.»

Mélange de détermination et de fébrilité craintive qui, dès l'instant où il dit «tu», ne cesse de penser à «je» comme élément de référence absolue, l'amour romantique puise souvent sa nourriture spirituelle dans les représentations artistiques de la réalité. Ainsi la musique devient-elle un des personnages principaux du Diabolus in musica (Grasset), baroque symphonie de Yann Apperry où Moe Insanguine, le narrateur du roman, reçoit de l'Anna à peine entrevue cette gourmande confession: «Moi aussi j'ai faim de ta faim.»

Toujours narcissique, l'amour romantique moderne trouve sa plénitude d'exister avec la fiction-manifeste déjantée de Yann Moix qui fait exploser toutes les conventions formelles inhérentes au genre. Le narrateur, Donald Duck désabusé à Marne-la-Vallée, pense qu' «aimer une femme, c'est aimer l'ensemble des variations autour de cette femme, ses avatars, ses versions plus ou moins fidèles». Et de les décliner, les unes après les autres dans un déluge de sonorités poétiques quand, ébloui par Anissa Corto (Grasset), l'inaccessible étoile algérienne qui prête son nom au roman, il devient fou jusqu'au meurtre, et s'interroge en alexandrins sur «ce que font aujourd'hui les amoureuses» qu'il pleure. De facture stylistique classique, toutes ces déclarations d'amour romantique version an 2000 préfèrent, et c'est tant mieux, continuer à dire «je t'aime» plutôt que «baise-moi».

 

«La tisane qu'on nous sert»

par Marie Gobin
Novembre 2000

Romancière et psychiatre, Lydie Salvayre constate la mutation du discours amoureux. Aujourd'hui, la pudeur ne concerne plus le sexuel, mais les mots eux-mêmes.
Art de la conversation amoureuse dans La conférence de Cintegabelle (1999), haine furieuse et désespérée dans La compagnie des spectres (1997), désir démuni de mots dans Les belles âmes (2000), l'amour se déclare et se décline toujours différemment dans les romans de Lydie Salvayre. Avec comme référence, en filigrane, Fragments d'un discours amoureux de Roland Barthes.

Vingt-trois ans après sa publication, le répertoire amoureux du philosophe trouve écho dans notre époque. Une voix qui contribue à repenser a posteriori ses évolutions. Le portable a remplacé le téléphone et l'Autre demeure en permanence à portée de main. Que devient alors, se demande Lydie Salvayre, ce «tumulte d'angoisse suscité par l'attente de l'être aimé» dépeint par Barthes?
Qu'elle soit romantique, destructrice ou désenchantée, la déclaration d'amour dans les romans en l'an 2000 vous surprend-elle?
L.S. Ce qui me surprend, c'est le déplacement du discours amoureux. De moral et affectif, il est devenu sexuel. Celui-ci n'est plus frappé d'interdit, il est même objet de vente. Auparavant, le discours amoureux s'exaltait à partir de l'empêchement sexuel, comme dans les romans courtois. Aujourd'hui, le discours sexuel est assumé. Est-ce à dire que le discours amoureux va devenir aphasique? Je me pose la question...

Cela vous inquiète-t-il?
L.S. Non, car c'est une nouvelle aventure! Ce qui me frappe avant tout, c'est que le discours amoureux jusqu'au XXe siècle était un îlot de liberté, où le sujet pouvait s'éprouver vraiment, pleinement comme sujet. Il était le lieu de la subjectivité et de l'intimité. Il était radical.

Révolutionnaire?
L.S. Tout à fait. Lisons les Lettres portugaises de Gabriel-Joseph de Guilleragues. Pour le XVIIe siècle, elles sont d'une provocation et d'une radicalité...! Bien loin de la tisane que l'on nous sert aujourd'hui. Notre époque fait que le discours amoureux est «fracté» par l'économie. Le discours social le meurtrit. Le danger vient de ce que nous ne sommes plus propriétaires de notre langage. Même si je veux croire que celui-ci peut demeurer un espace de singularité et d'imprévisibilité. Comme dans Anissa Corto (Grasset), le dernier roman de Yann Moix... On assiste à une vraie mutation de l'énonciation du désir, de l'amour. On ne parle plus qu'en termes de besoin et de consommation. Un exemple qui me frappe, c'est de dire: «Tu es bonne.» Ceci revient à déclarer à une femme qu'elle est un aliment. Qu'elle est consommable. Dans Le jeune Werther de Goethe, Charlotte, qui est en train de se beurrer une tartine, respire, nous dit-on, la bonté morale. Aujourd'hui, ce serait plutôt le contraire: la bonté se donne à voir physiquement!

Mais l'oralité a pourtant toujours existé dans la langue amoureuse: on dévore du regard, on boit les paroles...
L.S. Certes, mais dans le cas de l'expression «Tu es bonne», il s'agit sans doute plus de l'énonciation du besoin que du désir. Et puis, «dévorer du regard» et «boire des paroles» sont des métaphores. L'imaginaire est en marche. «Bonne» ne réfère qu'à la valeur sexuelle, elle l'estime. Pourtant, je perçois une grande pudeur derrière tout cela. Le sexuel est peut-être une forme de pudeur de discours amoureux.

Mais alors pourquoi ne pas l'exprimer autrement?
L.S. Mais parce qu'on n'a plus les mots! Nous en sommes démunis pour dire notre désir. Et pour moi, «il n'y a pire détresse que celle qui s'ignore». Dans mon dernier roman, Les belles âmes, Olympe est pauvre de mots. Elle ne peut exprimer son désir, son amour. C'est un drame terrible. J'ai sciemment usé d'une langue sans lyrisme, sans sujet pour rendre compte des niveaux de langage, pour semer le trouble et pour que le lecteur se demande qui parle. Et puis, il faut être audacieux pour dire l'amour. Et on ne l'est plus.

Sommes-nous trop effrayés?
L.S. On est régi par le consensuel. On s'interdit de tenir le discours du mal. La déclaration - que j'ai publiée en 1997 - est, pour moi, l'incarnation de l'hainamour de Jacques Lacan. L'amour et la haine fondent un couple tonique. C'est aussi celui de la fille et la mère dans La compagnie des spectres. Aujourd'hui, on nous dit qu'on a tort, que c'est un crime de dire le mal, d'évoquer la Bête. Comme disait Jean Baudrillard, le grand interdit, c'est le discours de la négativité. Or, nous n'admettons pas qu'elle ne soit pas dépressive mais dynamique. Si vous lisez les déclarations d'amour d'aujourd'hui, c'est du sirop, sans monstruosité. Ou alors, ce n'est que ça, le trash, le sale, le morbide. Le corps devient un espace à meurtrir, à remplir, il ne s'agit plus que de pornographie. Et lorsque ce sont des femmes au bout de la plume, c'est une régression terrible. L'amour et la haine ont besoin de vis-à-vis. Relisons Thomas Bernhard: il unissait le rire et le tragique, le bien et le mal. Je crains que notre littérature ne devienne un discours de la fadeur.

Est-ce le fait des multiples évolutions de notre société?
L.S. Sans doute. Jusqu'au XXe siècle, le discours amoureux se maintenait parce qu'il y avait de la séparation. On se parlait, on s'écrivait parce qu'on était séparé de son amant. On l'inventait... Avec le portable, l'autre est toujours là. Certes, c'est une fausse présence, mais elle rompt toutefois la délicieuse attente amoureuse. La télévision aussi est une illusion de présence. Et tout ceci concourt à détruire ce beau travail induit par l'éloignement et la solitude. Que devient le discours amoureux s'il y a seulement, de manière trouble, «plus ou moins» de l'autre? Si l'autre est moi, on revient à une parole narcissique. C'est complexe, cette idée du même. Mais l'Autre doit demeurer une énigme.

Notre société recherche aussi la similitude, à travers le clonage par exemple?
L.S. Ah, cette fin de siècle! Que d'inconnues! On ne sait pas où on va... Cela me fait penser au film de David Cronenberg, Faux-semblants, cette histoire de jumeaux qui meurent d'être un. Il existe une parole fondamentale, celle du roi Salomon: «Une mère se sait mère à sa capacité de se séparer.» Il en est de même pour la littérature. Elle est séparation et rupture. Elle existe dans l'accident. Je crois aussi que les écrits contemporains révèlent notre phobie du corps malade. A l'heure de la malbouffe, des maladies sexuellement transmissibles, c'est peut-être aussi cela, la signification du «Tu es bonne» que j'évoquais plus tôt. Le désir veut du sain, du propre.

Vous décryptez ce qu'est la conversation amoureuse dans vos livres, La déclaration ou La conférence de Cintegabelle. Mais vous ne déclarez pas l'amour...
L.S. C'est vrai. Je suis dans l'impossibilité absolue de me dire sans masques. Je ne souhaite pas dire mon corps. Avec Les belles âmes, c'est la première fois que je m'autorise à dire l'émotion. J'ai souvent pensé qu'une fois énoncée, l'émotion s'annule.

Dans La conférence de Cintegabelle, vous écrivez que «pour conjurer le manque, les Français inventèrent de converser. Ils dressèrent leur langue comme on le fait d'un animal. Et au lieu de faire l'amour, ils le dirent».
L.S. Souvenons-nous que le discours amoureux est né en Occident. Il n'est pas naturel à l'homme. Il peut mourir puisqu'il a été inventé. Comme l'amour maternel. Est-ce qu'au XVIIe siècle les mères avaient un discours naturel d'amour? Les femmes ne disaient pas à leurs enfants qu'elles les aimaient. Avec la psychanalyse, le discours d'amour naturel se fait prégnant. Mais c'est très neuf. Du temps de Freud, les enfants étaient toujours confiés à leur nourrice! Alors, puisque c'est une création historique et qu'il n'est pas naturel, le discours amoureux peut disparaître.

Biblio: La puissance des mouches (Seuil, 1995); La compagnie des spectres (Seuil, 1997); La déclaration (Verticales, 1997); La conférence de Cintegabelle (Seuil, 1999); La vie commune (Verticales, 1999); Les belles âmes (Seuil, 2000).

 

La conversation amoureuse
Novembre 2000

Un homme et une femme marchent dans la rue. Une légèreté dans l'air du soir et dans la démarche. Ils ne disent rien. Les sens aimantés.

Un couple de futurs amants marchait, au milieu de la chaussée, dans une rue piétonne, un peu avant l'heure du dîner. Les couleurs du soir tenaient la ville dans un feu. Sous le fléchissement du soleil, les grands immeubles anciens étaient splendides, les pierres de leurs façades orange comme du fer chauffé. Des jeunes gens, agglutinés par grappes, flânaient, bavardaient et riaient, se courtisaient. Il restait à cet ancien quartier des facultés quelque chose de festif et d'insouciant. Le mois de juin était beau et la chaleur de la journée appesantissait encore l'air. La femme portait une robe légère et peu décolletée, dont l'encolure disparaissait sous la mousseline de l'écharpe jaune autour de son cou.

Sa silhouette et sa démarche indiquaient, avant que ne le fît son visage, qu'elle était une jeune femme; et autre chose en elle, une aisance, une fluidité, révélait qu'elle n'était plus une jeune fille. Elle avait perdu la gaucherie, cet effarouchement intérieur qui désigne et protège, comme un sceau, la virginité. A la place de quoi, un plaisir que d'évidence elle prenait à être coquette annonçait qu'elle était une femme qui se tient du côté des hommes. Celui qui l'accompagnait était passé déjà par cet âge incandescent et parvenait à ce moment de la vie où c'est d'abord la jeunesse que l'on remarque, pour vraiment l'admirer, chez ceux qui sont venus sur terre après vous.

Lui-même portait quarante-neuf ans, des cheveux encore blonds et drus, mais des traits qui commençaient à fondre. Il n'était pas beau et ne cherchait pas à le paraître. Ce fait n'était pas un détail: il témoignait combien cet homme avait confiance en lui. Il était vêtu sans attention particulière, d'un costume clair, d'une chemise blanche boutonnée jusque sous le nœud d'une cravate dépourvue de fantaisie. L'ensemble était froissé, il avait dû transpirer, les brefs élans de la brise qui cherchait des chemins dans la ville ne déplaçaient que des masses d'air chauffé par l'asphalte. On pouvait ainsi deviner qu'il n'était pas retourné chez lui se changer avant ce rendez-vous, contrairement à sa compagne qui avait dû s'apprêter assez longuement. On savait aussi que ce rendez-vous n'était pas professionnel, ni davantage l'issue familiale de sa journée, mais une rencontre galante. Et tout cela, on le comprenait d'emblée en les voyant ensemble.

Ils semblaient enchaîner les pas d'une danse enlevée, marchant vite comme s'ils étaient pressés. Ils ne l'étaient pas le moins du monde. L'envie de sortir de cette foule était ce qui hâtait leur train. Ils se côtoyaient, se séparaient, se retrouvaient, se quittaient de nouveau, allant et venant afin d'avancer dans l'affluence des passants. Lorsqu'ils se trouvaient d'un côté et d'un autre, lui accélérait le pas pour la rejoindre et ne la quittait pas des yeux, elle, comme s'il n'existait plus et qu'elle eût été seule à s'amuser, gambadait sur le rebord du trottoir, sautillant entre les groupes d'inconnus, à la manière d'une biche, et balançant un minuscule sac à main au bout de son bras. Personne alors n'aurait pu penser que cette allure désinvolte était le déguisement d'une crispation, l'expression gracieuse d'un tremblement intérieur. Elle avait terriblement envie de plaire! Et, comme cela arrive souvent, cette faim féminine escamotait son assurance.

Alors, à ce moment du début des choses, sa spontanéité était brisée. Elle cherchait une contenance dès que son compagnon la regardait. Et il la regardait sans arrêt. Elle s'était d'abord inquiétée de sa toilette. N'était-elle pas trop ceci ou cela? Elle voulait être dans le bon ton. Maintenant elle réfléchissait même aux gestes qu'elle faisait. Pourquoi est-ce que je sautille? se disait-elle. C'est enfantin. Et elle ne sautilla plus. Il la regardait en souriant. Non pas d'un sourire de courtoisie, d'un sourire de plaisir. Elle était jolie, pensait-il, il ne s'était pas trompé en la remarquant à l'école, et cette petite robe jaune lui allait rudement bien. Une popeline fine, c'était simple et frais. Il connaissait le nom des étoffes parce qu'il aimait les femmes. Ce qui les intéressait ne l'avait jamais laissé indifférent.

Voilà une jeune personne qui avait vraiment un style, s'était-il dit voyant arriver Pauline Arnoult. Bien qu'elle fût blonde, ce jaune d'or lui allait à merveille, et le jupon tombait parfaitement, au-dessus du genou, elle pouvait se le permettre. Et maintenant il se félicitait d'être en si belle compagnie. Il était content comme un homme qui a découvert une femme. Il allait s'occuper d'elle. Il admirait ce visage aussi lisse qu'une pierre de lavoir, la peau claire au grain serré. Un de ces visages qui semblent se donner alors qu'ils s'imposent. Non qu'ils se dérobent moins que d'autres, puisqu'un visage se cache si mal, mais bien parce qu'on a le sentiment de les voler. Parce qu'on n'en détache pas les yeux, qu'on exagère, qu'on scrute impoliment. Il ne s'en lassait pas. Il oubliait même qu'il risquait de s'en lasser.

Une image l'avait fait passer les frontières de la lucidité et il était en plein moment de béatitude. Il contemplait le paysage d'une femme. Elle était statuaire, pas forcément par la perfection des traits, mais par l'absence de discontinuité: un visage d'un seul bloc. Ce privilège de la grande jeunesse qui coule un front sans un pli jusqu'aux sourcils, par un trait d'une seule venue dessine un nez régulier jusqu'au-dessus de la bouche, des joues amples et douces dans le plein sous les yeux, sans un froissement: comme de la pierre. Et bien sûr la chanceuse n'avait pas idée de cette belle fermeté blanche. Est-ce qu'on apprécie jamais son propre visage? Tout au plus pouvait-elle se sentir avantagée.

Si fragile est l'équilibre de la beauté, si impalpable et inexplicable, elle doutait d'elle bien sûr! et surtout puisqu'elle ne se voyait pas. Elle n'observait que des effets qui la faisaient sourire. On apercevait alors ses dents, dont les deux de devant étaient très écartées, les dents du bonheur, on le lui disait souvent, c'était une manière de parler d'elle, de lui dire sans trop se dévoiler qu'on la regardait beaucoup. Elle rougissait quand vraiment c'était trop de regards, et continuait d'aimanter la contemplation, malgré ses grands yeux bleus qui ne lui donnaient pas toujours un air intelligent.

Ils sortirent de la cohue des rues piétonnes et se réunirent définitivement. A mesure qu'ils marchaient, l'espace qui les séparait se réduisait, et le haut de leurs bras finit par s'effleurer. Il sentait le parfum d'été qu'elle portait, une senteur un peu vanillée. Il s'était sciemment rapproché. Une force le poussait vers la jeune femme. Quelle réaction aurait-elle? Il n'aurait pas su le prédire. Il ne la connaissait pas assez. Mais elle était venue... Elle n'était donc pas si farouche. Il poursuivit sa manœuvre. Elle n'entreprenait pas un geste pour faire cesser le contact. Que pouvait-elle bien penser? Il l'épiait, mais moins qu'il ne l'admirait. Il la regardait sans arrêt.

Bien qu'elle n'eût pas une fois détourné les yeux vers lui, elle pouvait sentir le poids de ce regard. Elle savait qu'il l'observait, et elle continuait de marcher comme si elle ne remarquait rien. Il était joueur, il restait contre elle délibérément, et elle ne bougeait pas plus que s'il n'avait pas existé! C'était une sacrée tricheuse à ce moment, mais une tricheuse perturbée! Il le percevait. Elle était troublée par ce regard si proche et faisait mine de ne pas l'être. En somme il y a toujours une manière de nier que des choses se passent. Quels jeux! pensa-t-il. Ne connaissait-il pas ces jeux par cœur? Cette fois, croyait-il, quelque chose était différent. Il devenait romantique. Il ressentait un intense plaisir à ce frôlement de rien du tout, une fierté de gamin à marcher à côté d'une femme ravissante que les hommes regardaient. Il le découvrait quand il détournait les yeux de sa voisine. Alors il observait l'affluence bigarrée de ces gens qui se promenaient, qui n'étaient pour lui à cet instant qu'un grand mouvement autour de son désir, qu'une transhumance anonyme au cœur de quoi il poursuivait une image.

Ils étaient exactement de la même taille (elle très grande et lui plutôt petit chez les hommes) et l'ondulation de leurs épaules dans la marche était rythmée. La féminine finesse jaune et la silhouette sombre, qui constamment se tournait vers le jaune et la finesse, formaient, sans que l'on sût comment, un ensemble assorti et comme familier, une manière de couple harmonieux. Ils marchaient ensemble, ils se considéraient en silence, ils en éprouvaient un plaisir qui les faisait sourire. Et cependant chacun ne renfermait pour l'autre que les secrets et l'habituelle étrangeté d'autrui. Gilles André et Pauline Arnoult s'étaient tout juste parlé deux ou trois fois; ils ne se connaissaient pour ainsi dire pas. Un excès d'élan dans leur maintien, une jubilation contenue mais sensible, une manière d'extravagance dans quelques gestes, la promptitude d'un regard qui se détourne, l'ampleur d'un mouvement, une atmosphère d'enivrement, quelque chose d'appesanti et de hanté débordait d'eux pour le dire. Ils se tenaient ensemble à l'orée du plaisir. On ne pouvait les prendre pour des époux. Et ce pour quoi on les tenait aussitôt pour des amants qu'ils n'étaient pas non plus était aussi obscur à expliquer qu'évident à percevoir.

C'était un devenir. Un futur implacable leur était échu. Qu'ils résistent, qu'ils lâchent prise, ils allaient s'y engouffrer. Ils tremblaient au seuil de l'intimité. Ils tremblaient parce qu'ils savaient. Ils étaient ensemble la proie d'un destin amoureux, et peut-être le plus étrange n'était-il pas ce destin lui-même, mais cette connaissance qu'ils en avaient, et la façon dont, pour ce destin-là, la prescience ne leur servait à rien. Un enchantement les tenait enfermés dans le secret de leur rencontre, dans ce côtoiement inéluctable, et dans leur liberté. Une turbulence les précipitait l'un vers l'autre. Quelle sorte de vie s'étaient-ils faite avant cette fatalité? Sans se le demander, l'inclination créait un trouble qui pouvait les épanouir ou les détruire. Cet élan secret était perceptible de l'extérieur. Cela rayonnait et tintinnabulait tout autour d'eux, en rires et sourires. Leur prudence aurait dû s'en effrayer si elle n'avait été balayée. Que pensait-on exactement en les voyant? On pensait qu'ils étaient amants, ou que, s'ils ne l'étaient pas encore, c'était imminent. C'était imminent.

Ailleurs et depuis longtemps, ils s'étaient beaucoup observés. Le furtif souci de l'autre, la convoitise muette avec laquelle on le recherche, ce nombre incalculable de regards et leur impérieux motif restaient sur eux. Toute cette ferveur de foudroyés les enveloppait. Maintenant ils auraient voulu passer inaperçus et c'était l'inverse qui se produisait. Il est si rare qu'il n'y ait pas une partie apparente d'un désir! Ce que vivent les cœurs des amants, leurs palpitations, leurs émois et leurs dévoiements, la chair en est aussi bavarde que retournée. Dans une lumière de joie qui se trahit, elle dit tout ce qui les tient rapprochés. Il n'y a que les chambres closes pour protéger le secret d'une affinité, derrière des tentures et des murs dissimuler sans le tuer l'attrait irrésistible.

Ces deux qui ne faisaient pourtant que marcher, mais bien pris l'un par l'autre, étaient donc reconnus. Lui abîmé dans la contemplation, elle comblée dans les mailles d'un regard, cette félicité des commencements captivait l'attention. Le rythme de leur marche, accordé et complice, balancé et dansant, avec elle qui avait des ailes, et plus tard promis à s'interrompre dans les rires et les manières, témoignait qu'ils n'avaient nulle tâche à mener et nulle part où se rendre. Leur rendez-vous en ce soir, ce mystérieux prodige d'une affinité, leur ravissement, leurs silences et leurs sourires, tout cela était offert en pâture aux passants, tout cela était décrypté. La forme de galanterie que prenait leur désir était un spectacle, comme l'est peut-être toute forme de galanterie: puisque les chemins sont toujours les mêmes, ceux qui les ont pris au moins une fois reconnaissent d'emblée cette posture propre à ceux qui volent vers une relation amoureuse. Ils volaient. [...]

A ce moment Gilles André se tenait plutôt du côté du silence. Il ne craignait pas l'absence de conversation. La capacité qu'il avait de se taire en face de quelqu'un qu'il connaissait à peine, et de rester là simplement dans des mouvements et des regards, troublait sa compagne. Ce n'était pas à dessein. Il faisait le calme en lui. Il lui fallait apaiser la part secrète de lui-même. S'il s'était écouté, il aurait sans attendre entraîné la jeune femme vers une chambre close, n'importe laquelle pourvu qu'il eût abandonné les gestes convenus. Il voulait glisser ses mains dans des caresses, faire le silence dans les baisers. Et le comble c'était qu'elle le voulait aussi. Il en était certain. Oui, c'était ce à quoi elle pensait.

Elle était préoccupée par l'inexplicable désir d'intimité et il le savait sans qu'elle eût besoin d'en dire un mot. Il était de ces hommes sans conformisme ni vulgarité, qui reconnaissent ce qu'ils vivent et ne font pas de simagrées. Si un homme ressentait envers une femme l'élan et la tendresse favorables à cela, s'il les ressentait très fortement, pourquoi lui faudrait-il obligatoirement attendre, il n'y avait qu'à s'allonger tout contre elle, voilà ce qu'il pensait. Il y avait en lui une liberté profane et la clairvoyance réfléchie de cette façon d'être. Cependant il était un véritable amant: délicat. Et il sentait que cette femme n'était pas prête. Elle attendait. C'était son plaisir en ce jour: retarder dans le pressentiment de l'issue. Il ne savait pas pour quelle raison (puisqu'elle le voulait), mais une habitude qu'il avait de la séduction le renseignait sans qu'il doutât de son intuition. C'était comme ça. Et pourquoi pas? se dit-il.

Il pouvait dans le même temps se plier de bon gré au rythme de cette féminité et le déplorer. Il avait conscience de faire un effort. Il s'efforçait de se mettre à la place de l'autre. Elle ne sait rien de moi, se disait-il. Aussi se contenta-t-il de: Voulez-vous boire quelque chose? Et elle répondit: Volontiers. Et ils s'assirent à une terrasse qui était pleine de monde. Et tout cela, pensa-t-il, la contemplant assise dans l'embellissement de son désir, n'était que détours et temps perdu, et couardise. Tandis qu'elle était simplement fervente, soudain persuadée de sa beauté dans l'or vespéral, étourdie par son bien-être, et qu'elle goûtait, avec ce sel du secret et de la nouveauté, une liesse intime qui avait tout son temps. Pourquoi se hâter dans la liberté d'éblouir? L'horloge des femmes et celle des hommes dans l'amour n'ont pas les mêmes aiguilles.

Aussi, puisqu'il le fallait, il se mit à parler. Il prit sa voix de cajolerie, une voix de feutre, portée par un soupir, comme murmurant dans une alcôve. Une parole soufflée, tout au bord de l'exténuation. Pauline Arnoult s'était d'emblée soumise à ce murmure. Le faisait-il exprès? Elle avait le sentiment quand il parlait qu'il était fatigué de l'aimer! Et quand cette voix riait, car elle était capable tout à coup de devenir rieuse, il lui semblait encore que c'était autour d'elle, dans le goût extrême d'elle. Elle trouvait à entendre dans cette voix ce qu'elle voulait réussir: être unique et soumettre cet homme à son charme.

Ce texte est extrait de La conversation amoureuse d'Alice Ferney. Copyright Editions Actes Sud.