Catherine Breillat
cherche les problèmes

"Ce n’est pas une petite fille maintenant. Insistance là-dessus et peut-être Mme Eystinréguy suggérait-elle qu’il vaudrait mieux commencer à la surveiller et cela allumerait dans le cœur de sa mère une deuxième mèche revendicatrice qui plus tenace ferait mourir tout le chemin du retour des paroles définitives concluant à ce que, désormais, Alice ne devrait plus s’éloigner de la maison, car à la veille de l’année du bac elle ne devait pas prendre de mauvaises et dangereuses habitudes alors que ses règles témoignaient de la purulence de son âme."
Une vraie jeune fille

"On rêverait d’être regardée comme l’a été Marilyn. Mais la femme qu’on aimerait être, c’est Anémone dans Pas très catholique de Tonie Marshall."
Noémie Lvovsky à Télérama, 3 mai 2000

"L’art est un problème. L’homme ou la femme qui s’expose à l’art s’expose à un problème supplémentaire."
Howard Barker

"C’est incroyable qu’elle ait trouvé un homme pour lui faire des enfants." Réaction en sortant de la projection d’Une vraie jeune fille, le premier film de Catherine Breillat, tourné en 1975 d’après son roman Le Soupirail (qui vient d'être réédité sous le même titre que le film) et qui ne sort en salle qu’aujourd’hui. Je parlais de la réalisatrice, et j’admets que cette réflexion ne m’honore que moyennement. En mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale de la femme (ici, j’ai toujours envie d’ajouter un "sic", je ne sais pas pourquoi, comme si le monde n’était pas tout à fait à nous, et qu’on nous le prêtait un jour par an), le magazine Elle avait interrogé sur le féminisme des mères célèbres et leurs filles. "La pensée féministe est très bien d’un point de vue philosophique, disait Salomé, 27 ans, fille de Catherine Breillat. Dans ma vie réelle, elle n’est pas du tout installée. On ne peut pas tout faire ni tout avoir. Ça rend les hommes très malheureux. Quand on a une mère qui ne reçoit que des insultes, il est très difficile de faire le même choix qu’elle. Et puis l’entendre dire autant de mal des hommes parce qu’elle trouve ça très bon pour les femmes, moi, je trouve ça très dur pour sa fille." Cette semaine, Télérama confirme: "Au fil des années, sa réputation de teigne s’amplifie. Ses proches lui en veulent, mortifiés de se reconnaître à l’écran, et, pire, de ne pas se reconnaître complètement." Breillat elle-même apporte un bémol au constat de son succès et de sa reconnaissance: "Il ne faut pas croire que les gens m’aiment. Il y a quand même une grande détestation." A voir comme elle en bave, on se pose la question: tout cela est-il bien nécessaire?

Certains spectateurs contestent la vision de la féminité que développe Catherine Breillat dans ses films. Mais s’ils la ressentent comme aussi menaçante, cette vision, c’est parce que la cinéaste est bien seule sur ce créneau. Elle est bien seule à relever le défi de cette exploration, par une femme, de ce qui conditionne sa féminité, de son rapport à son corps, à son plaisir, du sentiment de honte ou de pudeur qui l’accompagne. Et pour cause. Il s’agit là de tout ce que l’on doit en général avoir la correction de laisser au placard, d’un savoir dont la société ne voit pas l’utilité, qu’elle ne voit pas à quoi employer, et qui l’encombre plus qu’autre chose. D’un savoir qui n’a de place nulle part, et que l’on relègue autant que possible dans l’hystérique, le répugnant et le ridicule. Breillat a un culot immense quand elle dit (à Télérama): "Il n’y a pas de psychologie masculine dans mon cinéma. Il y a seulement ce que les femmes ressentent et désirent. Un homme ne doit donc pas chercher à se reconnaître dans mes personnages masculins. En revanche, il peut y chercher une meilleure compréhension des femmes. Et connaître l’autre, c’est le but supérieur." Comme si la société s’intéressait vraiment au désir féminin vu autrement que comme un simple complément du désir masculin – désir sans histoire, décomplexé, photogénique, "libéré" juste assez pour renvoyer à l’homme une image flatteuse de lui-même et assurer son plaisir – mais pas plus… Je compare dans ma tête les héroïnes de Breillat et les petites pépées d’un Wolinski, et je me marre doucement. A qui vous vous identifieriez, vous? Joker…

Un film-Gorgone

La transgression, dans Une vraie jeune fille, prend un sens très immédiat et très concret: à tout instant, on est conscient du fait que le cinéma ordinaire, ici, prendrait une autre direction, ou s’arrêterait. Le cinéma de Breillat, lui, ose. Il continue, poussé à la fois par la curiosité et par l’honnêteté. J’ose montrer les choses de cette manière, je pousse cette scène aussi loin, parce que je veux voir ce qui se passera si je le fais, et parce que je veux être fidèle à ce que je ressens comme vrai. Résultat: un film-Gorgone, "qui aspire le regard tout en donnant envie de détourner les yeux", comme l’écrit Frédéric Bonnaud dans Les Inrockuptibles. Le spectateur est pris d’un vertige dense, devant ces images de "porno auteuriste" qui réunissent les caractéristiques des deux genres: le plus souvent, les images de cinéma d’auteur ont du sens, mais elles ne sont pas obscènes. Et les images obscènes des films X n’ont pas de sens, elles épousent la logique de standardisation, de désincarnation, qui prévaut dans l’univers médiatique et publicitaire. Breillat reprend les explorations initiées par le Pasolini de Salo ou les 120 journées de Sodome, ou par la Jane Campion de Sweetie et d’Un Ange à ma table. Sa manière de filmer fait l’effet d’un corset qui se défait brusquement, laissant la chair respirer, s’exprimer. On se rend compte alors que le corset barbare dans lequel la mode comprimait les femmes autrefois est devenu mental, qu’il a été intériorisé, ce qui lui garantit une efficacité au moins aussi grande. Et on a le sentiment de progresser d’un grand bond de Chat Botté, de voir surgir des replis de la chair étalée sur l’écran un savoir qui y demeurait caché, et qui n’a rien de négligeable.

Aujourd’hui, une femme peut mener sa vie, la réussir aussi bien qu’un homme, se voir reconnaître les mêmes compétences, les mêmes droits, se faire respecter, s’épanouir comme un homme. Il faut qu’elle ait vraiment mauvais esprit, qu’elle cherche activement les emmerdes, pour qu’elle s’entête à remettre l’organique sur la table. Tout le monde la désapprouvera, et pas seulement les hommes – et pas forcément les hommes. Il est pourtant très facile d’y renoncer sans trop se perdre soi-même. Et il y aura toujours des femmes qui y renonceront très volontiers, sans même éprouver le sentiment d’un renoncement, tant les compensations sociales sont importantes. Il y aura toujours des femmes qui pratiqueront ce que l’on pourrait appeler le "dumping amoureux", en proposant aux hommes la douceur, la docilité, une intellectualité raisonnablement bridée, un corps lisse, "allégé" – tout ce que les normes sociales exigent d’elles. Cette conformité assurera au couple un prestige non négligeable, une image de lui-même flatteuse et confortable. Oui, Catherine Breillat a eu de la chance de trouver un homme pour lui faire des enfants… Il y a une dizaine d’années, dans Elle, un article (qui m’avait beaucoup impressionnée) recommandait aux femmes de ne surtout pas se montrer drôles si elles voulaient séduire un homme. Si elles le faisaient rire, elles seraient cantonnées au rôle de la bonne copine, et "le week-end à Venise, ce serait pour une autre". C'était peut-être un peu injuste, mais c'était comme ça: il fallait s'y faire. Eh, oui! Soyez tarte! Sinon, tintin, Venise! Compris? L’exemple est peut-être un peu extrême, mais elle se situe là, la limite tangible de la libération de la femme, aujourd’hui: comment concilier son désir d’être aimée avec son envie de vérité, ou de fidélité à soi-même?

Toute vérité n’est pas bonne à dire à tout le monde

Dans Le Figaro – c’est une chouette expérience de lire Le Figaro de temps en temps, le grand frisson ethnologique pour sept francs, aussi exotique et moins cher que n’importe quelle expédition clés en main chez un voyagiste, les risques de prise d’otages en moins -, dans Le Figaro donc, Marie-Noëlle Tranchant, qui porte remarquablement son nom, a bien perçu cette quête de vérité que poursuit Breillat. Elle écrit, dans la lettre ouverte qu’elle lui adresse: "Dans La Fanfarlo, Baudelaire parle de "ces livres honteux dont la lecture n’est profitable qu’aux esprits possédés d’un goût immodéré de la vérité". Parce que vous êtes de ceux-là – c’est une composante de votre talent – vous devez être la première à savoir que ces esprits sont très rares: vous auriez pu les réunir en quelques projections privées. Aux autres, la vision de votre film ne saurait être "profitable", parce qu’ils ne cherchent pas à connaître la vérité, mais veulent des distractions et des excitations." Pour un rétablissement de la censure, en somme? Comme si le film laissait la moindre place au malentendu… Dans Les Inrockuptibles, Frédéric Bonnaud met d’emblée les choses au point, quand il parle d’une "œuvre puissante et novatrice qui, si elle ne fera plus bander personne, en éblouira beaucoup".

La critique du Figaro est par ailleurs d’une très grande violence, puisqu’elle va jusqu’à comparer l’héroïne d’Une vraie jeune fille aux déportées des camps de concentration: "Ce que vous imposez à votre petite actrice pour en faire un spectacle, l’exhibition, la salissure, l’irrespect de l’intimité d’un corps, des femmes l’ont subi comme une humiliation sans nom, comme une atteinte irréparable à leur dignité, et n’ont osé le raconter, au prix d’une nouvelle blessure – rendre publique cette honte – que par la nécessité absolue de témoigner contre la dégradation de la personne." Comment peut-on comparer les sévices concentrationnaires avec la libre exploration, dans le cadre d’un film, de la condition féminine, même si cette exploration n’en élude pas les aspects les plus dérangeants, les plus troubles et les plus douloureux? Comment peut-on parler de "dégradation", d’"irrespect", de "salissure", et ne pas voir plutôt ce que le film dépeint avec une telle férocité: un univers familial étriqué, étouffant, triste, hideux, où le sexe, la transgression, sont les moyens les plus directs d’échapper à l’ennui, à la médiocrité, aux brimades plus ou moins subtiles – presque un réflexe de survie?

"Tant de cérébralité chez une jeune femme…"

Télérama non plus n’a pas voulu le voir, qui parle de la "vision perturbée" de Breillat, de "glauquerie de série Z", et résume élégamment l’ensemble de l’œuvre de la cinéaste par l’adage: "Parle à mon cul, ma tête est malade". "Perturbée", "malade"… (C’est fou, l’effet de révélateur que produit ce film sur la critique: tous les journaux, dans leur appréciation, se montrent fidèles à leur réputation jusqu’à la caricature.) La réalisatrice n’échappe pas non plus au reproche de "cérébralité". Dans les années soixante, la même tare fut décelée par le critique Jacques Siclier chez la débutante Agnès Varda, comme le rappelait le même Télérama, qui le citait avec amusement, il y a quelques semaines, dans son dossier sur les femmes et le cinéma: "Tant de cérébralité chez une jeune femme a quelque chose d’affligeant…"

La réprobation discrète qui entoure et conditionne la sexualité féminine, cet héritage de honte et de sujétion, pourquoi Catherine Breillat n’aurait-elle pas le droit de les affronter, d’en montrer les effets? Pourquoi le public n’aurait-il pas le droit de voir son travail? Une société ne doit-elle pas garantir à chacun, selon son désir, à la fois la liberté de montrer et la liberté de cacher, l’une n’allant pas sans l’autre? Les régimes totalitaires ne se caractérisent-ils pas par l’usage de la censure en même temps que par l’intrusion brutale dans la vie privée des citoyens? Dans La nuit tombe sur Alger la Blanche, Nina Hayat écrivait: "Si je ne peux me raconter à la première personne, réfléchir à ma guise, fouiller dans mon histoire, dans ma mémoire et dans mes rêves, dans mes délires et mes fantasmes, dire et me dédire, étaler mes interrogations, mes croyances et mes doutes au grand jour, les confronter à la critique bienfaisante, aux interrogations, croyances et doutes d'autrui, comment me soumettrai-je à la remise en question qui est pourtant la clef de toute marche en avant pour tendre, et c'est déjà beaucoup, vers la vraie liberté, qui est celle que l'on porte au fond de soi?"

Alors, tout cela est-il bien nécessaire? En sortant d’Une vraie jeune fille, on n’hésite pas une seconde sur la réponse: OUI. Même si Catherine Breillat en prend plein la gueule, là où elle a osé promener sa lanterne, l’obscurité ne régnera jamais plus. L’intelligence est irrévocable.

Mona Chollet

P.S.: La sortie d’Une vraie jeune fille coïncide avec celle, annoncée pour le 27 juin, de Baise-moi, le porno trash de Virginie Despentes, tiré de son premier roman. Pas marché du tout dans le livre, nihiliste, écœurant. En revanche, son deuxième roman, Les Chiennes savantes, est un récit de sexe et de mort violent et sensible, complètement fascinant, impressionnant au point qu’on a du mal à croire que la même fille puisse avoir écrit les deux livres.

 

CATHERINE BREILLAT


Le film "Romance" vient de sortir aux Etats-Unis et semble bien marcher, malgré beaucoup de polémiques. Ce film, sorti en France au mois d'avril dernier, avait déjà fait coulé beaucoup d'encre et la réalisatrice viendra débattre sur ce film qui fait décidément parler de lui !

Catherine Breillat a dix sept ans lorsqu'elle publie en 1968 "L'Homme Facile", un roman libertin qui sera interdit aux moins de dix huit ans. Trente ans après, une solide carrière d'écrivain, de scénariste et de cinéaste menée de front, elle réalise "Romance". Pour la première fois, elle fait appel à une star du X, un homme facile à mettre au garde à vous, Rocco Siffredi. Comme un défi au spectateur qui va en voir des vertes et des pas mûres, le titre "Romance" est barré et le générique est projeté avec un grand X en fond.
Une jeune institutrice, Marie (Caroline Ducey) aime Paul , mais après six mois de vie commune, ce fainéant ne veut plus faire l'amour.. De dépit, elle se jette dans les bras d'un amant de passage, Paolo (Rocco ), puis finit par céder à son proviseur, un vieux sado maso.

Pour arriver à un tel point de fusion entre le cinéma d'auteur et le X, il faut avoir le parcours de Catherine Breillat. En 1976, elle réalise "Une Vraie Jeune Fille", d'après son roman "Le Soupirail". (Proche du cinéma underground américain, un point de vue personnel sur l'effroi d'une adolescente découvrant son corps et le sexe). Ayant écrit "Tapages Nocturnes", elle en fait un film en 1979 avec Dominique Laffin, un film-sexe, qui sera interdit aux mineurs et aussi un échec commercial. Catherine Breillat attendra huit ans avant de retourner "36 Fillette" (1987), doublé d'un roman, pour convaincre la commission d'avance sur recette. (La quête sexuelle hard d'une adolescente de quatorze ans, mue par une obsession: le dépucelage).
En 1991, elle change de registre avec un polar, "Sale comme un Ange", puis en 1996, ce sera "Parfait Amour !", un grand film romantique où l'amour et la mort se rejoignent comme s'il fallait payer de vouloir un amour plus fort que le sexe.

Avec "Romance", c'est le film de tous les dangers. Plus loin, plus radical que l'"Empire des Sens". Le cinéma de Catherine Breillat est fondé sur une idée fixe, l'amour et le désir sexuel, sur l'obstination des personnages féminins à aller jusqu'au bout de leur quête.
Pour Catherine Breillat, ce film est comme une œuvre alchimique, au sens où, voulant faire une œuvre au noir, elle en a fait une œuvre au blanc. Cette descente aux enfers de l'amour, au lieu d'abaisser l'héroïne, va la sublimer. La voix off de la comédienne enregistrées "à chaud", comme la lumière du directeur photo Yorgos Arvanitis, habitué des films de Theo Angelopoulos, font que ce film est dérangeant par sa confrontation avec les conventions du film X.

Rencontre

Romance, film de Catherine Breillat, sort en salles mercredi. La réalisatrice atteint un point culminant de son ouvre dans l'évocation de la sexualité féminine.

Les contes immoraux de Catherine Breillat

C'est une conférence à Téhéran qui l'a obligée à revoir de fond en comble le projet de son film. Ce dernier plonge au cour d'une démarche qui trouve ses racines dans l'enfance.

Il aura fallu un voyage à Téhéran pour que Romance, le film de Catherine Breillat à sortir mercredi, devienne ce qu'il est. C'est très précisément le 26 février 1998 que tout bascule. Ce jour-là, Catherine Breillat est conviée à prononcer, devant une assemblée de femmes voilées, une conférence sur le thème de " la présence de la femme dans le cinéma contemporain ". La cinéaste était encore en pleine écriture de son film. " Jusque-là, j'avais écrit l'histoire d'une fille qui rencontre trois hommes en l'ancrant davantage dans une réalité sociale. Mais, à Téhéran, j'avais l'impression d'être précisément au pays de Barbe-Bleue. La réponse induite par la question posée était d'ordre extrêmement moral. Personne ne s'indigne quand il va dans un pays où pas une femme ne peut sortir. Si l'ennemi est dans votre foyer, le monde est infernal. Le seul pouvoir est celui de la pensée. J'ai eu alors envie de rechercher les fondements d'une telle morale, avec la preuve que représenter l'acte sexuel pouvait être beau par un film, un seul : l'Empire des sens, d'Oshima. " Cette conférence et ces idées seront pour elle " un talisman contre la censure ". Comment taire à Paris ce qui avait pu être dit à Téhéran ?

Romance est un diamant noir (nous y reviendrons lors de sa sortie en salles), une quête quasi métaphysique sur l'identité sexuelle d'une jeune femme au prénom prédestiné, Marie (Caroline Ducey). Thèse : elle est amoureuse de Paul (Sagamore Stévenin), qui se refuse à elle. Antithèse : elle vit l'amour physique avec Paolo (double italien de Paul, joué par Rocco Siffredi). Elle peut passer à autre chose en la personne de Robert (François Berléand), aux fantasmes sado-maso, qui lui fait découvrir la facette langagière du désir. Rédemption en trois étapes qui lui permettront d'accoucher, littéralement, de son être de femme. On est là davantage du côté de l'enquête sur l'inconscient de la sexualité féminine que d'un " film d'auteur pornographique " à quoi les échotiers l'auront réduit avant même de l'avoir vu, au seul motif de la présence de Rocco Siffredi, qui vient de l'industrie porno. Le malentendu - mot qui ferait les délices d'un Lacan - peut être nourri encore par l'affiche : les doigts d'une femme sur son sexe nu barré d'un " X " rouge et du titre. Et pourtant l'image plonge loin dans la vie de Catherine Breillat.

Au début était l'enfance, passée dans la grisaille des années cinquante au sein d'une " famille petite-bourgeoise dans une ville petite-bourgeoise, Niort ". " Ma mère était très proustienne, tendance Verdurin, une femme assez snob. Elle pensait élévation sociale, pour organiser des réceptions, et comme c'était son but, elle n'y est pas arrivée. " Le hic est que le mari médecin, " à la suite d'une tuberculose durant la guerre, est devenu médecin-fonctionnaire ". L'épithète et le statut ne distillent pas " la même aura dans une cité où les gens ne se parlent qu'en fonction de leur rang ".

· dix ans survient la rupture. " Quand on a ses premières règles et 90 de tour de poitrine, c'est simple : on vous enferme et on vous suspecte. Mais de quoi peut-on suspecter une petite fille ? J'ai intégré la haine et la honte que l'on m'a inculquées si fortement à un âge où l'on est si faible, alors que le désir sexuel est légitime. " Dans cette famille, " où l'on ne concevait pas d'acheter des livres ", la petite Catherine et sa sour Marie-Hélène dévorent alors à pleines dents les rayons de la bibliothèque municipale. Elles termineront par Lautréamont, Sade et Audiberti et la découverte que " le vrai sens de la langue est de comprendre qu'elle peut en avoir plusieurs ". Une bombe à retardement est posée là. Une deuxième, plus ancienne, resurgira à l'occasion de l'écriture de Romance. " Les cabas remplis à ras que nous ramenions à la maison ont débordé en premier de contes et légendes qui constituent des récits fondateurs parce que symboliques. Un regard d'amour suffit à métamorphoser l'homme monstrueux en prince charmant dans la Belle et la Bête. C'est pourquoi l'amour est aveugle puisqu'il parvient à transformer en romance nos désirs, qui sont bestiaux. Mon préféré est Barbe-Bleue, parce qu'il est l'histoire de la femme amoureuse de l'homme qui tue les femmes. En Afghanistan ou en Iran, n'existe-t-il pas de telles femmes ? C'est inhérent à la condition humaine. "

Une interrogation traverse l'ensemble de l'ouvre de Catherine Breillat et culmine avec Romance : comment représenter le mystère de la sexualité, du désir féminin et des relations hommes-femmes ? Des lectures d'enfance à la maturité de l'adulte intervient l'étape de la création et de l'écriture. Le premier roman, au sortir de l'adolescence, en 1968, s'intitule l'Homme facile. Il sera interdit aux moins de dix-huit ans. Jacques Deniel, dans un texte du catalogue de la rétrospective consacrée à la cinéaste, lors du dernier festival de Rotterdam, pointe, dans son ouvre, Une vraie jeune fille - son premier film, 1974 - comme " affrontant la question de la représentation du sexe à l'image sans détour ni afféterie ", Tapage nocturne (1979), " un film-sexe où se succèdent des scènes scalpels de rapports charnels " et 36, fillette (1987) dont le sujet effarouchera la commission d'avances sur recette et qu'il résume ainsi : " la quête sexuelle hard d'une adolescente de quatorze ans, sa recherche de l'homme, mue par une unique obsession : le dépucelage ". La monstration à l'écran de l'acte sexuel n'est donc pas le plus nouveau dans la démarche de Catherine Breillat.

L'originalité de Romance réside davantage dans la traversée du film par son personnage principal, Marie, vêtements et sous-vêtements d'une blancheur immaculée dans un décor qui ne l'est pas moins, virant au rouge, au fur et à mesure de son évolution intime, bref tous les attributs fantasmatiques contradictoires de la " jeune fille ". Figure clef pour la réalisatrice toujours fascinée " par la fièvre de cet âge dont tous les espoirs sont devant soi. La " jeune fille " a une incandescence de se brûler aux choses qui illumine son visage, quelque chose de l'ordre de la pureté de l'amour physique, même si elle rêve de déchéance. La jeune femme en germe a ce côté oie blanche, vaniteuse, qui lui fait croire qu'un homme lui fait la conversation pour son esprit alors qu'il ne pense qu'au sexe. Je déteste les gens qui n'ont qu'un seul visage. C'est pourquoi j'adore Elia Kazan ", qui tourna Baby Doll, emblématique de cette figure au cour de Romance et autre référence qu'elle utilise dans sa conférence à Téhéran.

Dès lors, tous les ingrédients sont en place avec au cour une conception de la liberté valable pour la vie entière. " Quand les gestes, les pensées sont harmonieux, ils viennent tous seuls. Quand on commence à penser à comment on va faire pour faire, on n'y arrive pas, c'est la peur - ou le trac chez les acteurs. Toutes les angoisses, toutes les censures créent ce qu'elles redoutent, ainsi, dans la sexualité, la peur de l'obscénité la rend obscène. " Romance devient alors " une quête héroïque, dans l'écriture même du film, sa lumière de type expressionniste et non plus une narration au quotidien. Je n'avais qu'à utiliser à fond des éléments préexistants dont je n'avais pas perçu la portée symbolique : ce prénom, Marie, l'accouchement comme inceste philosophal ". Le tournage peut débuter. " On ne fait jamais le film qu'on veut, on fait le film qu'on fait. Il se conçoit seul mais pas sans mal. Le tournage a été une épreuve terrible pour tout le monde. Dire qu'on ne se donne aucune censure quand la vie vous en pose tant, c'est être écorché vif. Jusqu'à quel point le metteur en scène manipule-t-il et met-il ses idées dans la tête des acteurs ? " Breillat découvre in extremis Caroline Ducey au bout de deux mois de casting. " Elle a vingt et un ans et pourtant quand elle discute, elle parle de la condition humaine. " Siffredi, " star " du porno ? " Moins que la longueur de sa bite, qui semble tant intéresser certains, ce qui m'a frappée, c'est la pureté, la manière lumineuse qu'il a de se donner. Je l'ai pris pour être en phase avec une démarche radicale, au bord de l'abîme, le sexe et l'effroi, pour reprendre le titre de l'essai de Quignard. " L'ambiance sur le plateau est " terrifiante " pour tous, lorsqu'il s'agit de filmer la scène de relation sexuelle entre les deux acteurs. Mais la réalisatrice estime " avoir contrôlé " ce qu'elle a fait, sans aucune gratuité. " Le cinéma induit un regard, c'est lui qui donne sens à l'image, qui n'a pas de vérité en soi. " Regard de la cinéaste au montage, regard du spectateur. " Le film au final est un idéogramme, car on ne filme jamais que de l'imaginaire, et non la réalité. Je crois en vérité que le sexe est très mystérieux et bouleversant, et qu'on peut le filmer : issu du sale, il est transfiguré en quelque chose d'éblouissant. " La petite sirène, pour une fois, n'aura pas été trahie.

Entretien réalisé par Michel Guilloux