Cioran, le flâneur aux idées noires par Didier Sénécal Mai 1995  

Notre plus illustre moraliste s'est choisi sa vie. En adoptant la langue française comme une patrie, en décidant de ne jamais travailler, en veillant quand le monde dort...

Cioran est peut-être notre dernier écrivain légendaire. Grâce à son refus des projecteurs et à son indifférence aux honneurs, il a conservé une part de mystère - d'autant qu'il ne s'est jamais donné la peine de corriger les erreurs qui courent à son propos. Ainsi, les dictionnaires sont unanimes à le prénommer Emil Michel. La réalité est tout autre: comme Emil lui paraissait ridicule pour des oreilles françaises, il a adopté les initiales E.M., autrement dit les deux premières lettres de son prénom, en songeant au romancier anglais E.M. Forster.

Emil Cioran, donc, est né en 1911 à Rasinari, village de Transylvanie, alors sous domination austro-hongroise. Son enfance est enchantée: il galope dans les collines en toute liberté et écoute les bergers dont les histoires proviennent de la nuit des temps. En 1921, ce bonheur prend fin brutalement. Son père, un prêtre orthodoxe, le conduit au lycée de Sibiu, la grande ville voisine où se côtoient Roumains, Hongrois et Allemands. Sept ans plus tard, il part étudier la philosophie à Bucarest. La rupture qui va déterminer toute son existence date de cette époque: le sommeil le fuit. Tenté un moment par le suicide, il préfère suivre le conseil de Nietzsche et transformer ses insomnies en un formidable moyen de connaissance: «On apprend plus dans une nuit blanche que dans une année de sommeil.»

Etudiant brillant, il écrit son premier livre, Sur les cimes du désespoir, à l'âge de vingt-deux ans. Beaucoup le considèrent comme un des espoirs de la jeune littérature roumaine, aux côtés d'Eugène Ionesco ou du déjà illustre Mircea Eliade. Après un séjour à Berlin, le voici professeur de philosophie au lycée de Brasov durant l'année scolaire 1936-1937. Expérience mouvementée, si l'on en juge par son surnom dans l'établissement: «le Dément». A l'en croire, le directeur «se saoule la gueule» le jour de son départ! Mais il doit laisser un sacré souvenir à ses élèves, car certains viendront encore lui rendre visite au bout de plusieurs décennies. C'est en tout cas une expérience unique: il n'exercera plus jamais la moindre activité professionnelle.

En 1937, une bourse de l'Institut français de Bucarest lui permet d'aller préparer sa thèse à Paris. Non seulement il n'en écrit pas le premier mot, mais il est même incapable d'imaginer un titre... Les années suivantes sont consacrées à d'immenses lectures, à des randonnées à vélo dans les provinces françaises, à la poursuite de son œuvre en roumain. Cioran vit comme il l'entend: pauvrement, mais sans contraintes, libre de déambuler des nuits entières dans les rues et d'approfondir ses obsessions. Pourtant, il se rend compte qu'il s'est engagé dans une impasse. Il vaudrait mieux, prétend-il, être un auteur d'opérettes que d'avoir écrit six livres dans une langue que personne ne comprend! Selon son propre témoignage, il aurait décidé d'adopter le français alors qu'il traduisait Mallarmé en roumain. D'autres épisodes ont sans doute joué un rôle important, en particulier un cours au Collège de France durant lequel un mathématicien étranger effectue une démonstration au tableau noir sans avoir besoin d'ouvrir la bouche. Cette mue linguistique est aussi capitale que l'abandon du russe par Nabokov au profit de l'anglais.

Désormais, le français - et qui plus est, le français du XVIIIe siècle - va lui servir de «camisole de force»; la langue de Chamfort va corseter le lyrisme balkanique d'un désespéré qui ne jure que par Thérèse d'Avila et Dostoïevski. De là vient ce ton unique: cette invraisemblable synthèse entre la fièvre et la sagesse, entre le délire mystique et l'ironie des moralistes classiques. En 1947, Gallimard accepte la première mouture du Précis de décomposition. Cioran retravaille son manuscrit, qui est publié deux ans plus tard. Les critiques sont excellentes, mais le public ne suit pas. Et cette situation va se prolonger pendant près de trente ans. Il faut dire que Cioran est aux antipodes de Jean-Paul Sartre, qui fait alors la pluie et le beau temps, et qu'il éprouve une haine inexpiable envers le communisme. Les nouveaux maîtres roumains ont emprisonné son frère et certains de ses amis, et ses livres sont interdits de l'autre côté du rideau de fer. Cependant, plusieurs éléments lui donnent la force de surmonter les humiliations, les échecs, les volumes pilonnés. Ses amis, d'abord, qui se nomment Ionesco, Eliade, Beckett, Michaux ou Gabriel Marcel. Ses lecteurs, ensuite, très rares mais généralement fanatiques: «Les gens qui s'intéressent à moi ont forcément quelque chose de fêlé...» Et puis, peu à peu, le couvercle se soulève.

En 1965, François Erval publie le Précis de décomposition en édition de poche. Une nouvelle génération découvre Les syllogismes de l'amertume et La tentation d'exister. Des traductions paraissent en Allemagne, aux Etats-Unis, en Espagne; les articles se multiplient; les chiffres de vente décollent enfin du plancher. Obscur ou fameux, Cioran demeure tel qu'en lui-même. Il continue à fuir les médias et à décliner les prix littéraires. Il brode inlassablement, dans un style d'une élégance glaciale, sur les thèmes qui le hantent depuis l'adolescence: le vertige du temps, la mort, «l'inconvénient d'être né», le mysticisme chrétien, l'essoufflement de la civilisation occidentale, Bouddha, Shakespeare, Bach. Sans doute considère-t-il cette célébrité tardive comme un malentendu; lorsqu'il plaint Borges, c'est à lui-même qu'il songe: «La consécration est la pire des punitions (...) A partir du moment où tout le monde le cite, on ne peut plus le citer, ou, si on le fait, on a l'impression de venir grossir la masse de ses ''admirateurs", de ses ennemis.»

Aveux et anathèmes est publié en 1987. C'est son dernier livre. Si les bruits qui courent en avril 1988 sur une éventuelle tentative de suicide sont infondés, en revanche, il est exact qu'il renonce définitivement à écrire. Atteint par une maladie grave, Cioran vit aujourd'hui dans un hôpital parisien. Cinquante-huit ans après avoir quitté la Roumanie pour jeter l'ancre au Quartier latin, il a toujours le statut d'apatride. Ce que je sais à soixante, je le savais aussi bien à vingt. Quarante ans d'un long, d'un superflu travail de vérification... (De l'inconvénient d'être né) Ma vision de l'avenir est si précise que, si j'avais des enfants, je les étranglerais sur l'heure. (De l'inconvénient d'être né)

Emile Cioran ( 1911 - 1995 )

Je pense, dit quelque part Cioran, à un moraliste idéal — mélange d’envol lyrique et de cynisme — exalté et glacial, diffus et incisif, tout aussi proche des Rêveries que des Liaisons dangereuses , ou rassemblant en soi Vauvenargues et de Sade, le tact et l’enfer. » On dirait là d’un autoportrait ou d’un art poétique, tant ces lignes le définissent lui-même merveilleusement. Le tact et l’enfer, en effet. Sous le couvert d’un style qui a les charmes et les gracieusetés de l’Ancien Régime, sous la mousse légère des aphorismes et des pensées qui évoquent l’univers suranné d’un Chamfort ou d’un Joubert, il y a dans son œuvre, tapis et terribles, non pas une banale éthique, mais la dérision systématique, le « précis de décomposition » des systèmes de valeur de l’homme moderne et de la civilisation occidentale.

Ni poète, ni philosophe, ni sociologue, aussi secret que Michaux son frère en « connaissance par les gouffres », aussi téméraire que Blanchot dans l’expérience suicidaire de l’écrire, c’est sur lui-même d’abord que Cioran semble expérimenter la volonté iconoclaste qui génère ses ouvrages. Né en 1911 en Roumanie, où il publie ses premiers livres, écrits en roumain (Sur les cimes du désespoir , 1934 ; Des larmes et des saints , 1937), il vient en 1937 à Paris grâce à une bourse d’études et s’y fixe définitivement. C’est en 1947 qu’il abandonne sa langue maternelle pour apporter au français, tout comme Ionesco sur le plan du verbe, une espèce de délire de la réflexion dont la première expression sera son Précis de décomposition (1949). Authentique bergsonien au terme d’études supérieures de philosophie, il se tourne ensuite vers Nietzsche auquel il reprochera bien vite de « n’avoir démoli les idoles que pour les remplacer par d’autres » et préférera Marc Aurèle voire Joseph de Maistre dont il tracera un portrait éblouissant (Essai sur la pensée réactionnaire , 1957, repris dans Exercices d’admiration , 1986, qui rassemble les textes consacrés à des écrivains).

« Toute idée devrait être neutre ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé [...] Ainsi naissent les mythologies, les doctrines et les farces sanglantes. Point d’intolérance ou de prosélytisme qui ne révèle le fond bestial de l’enthousiasme. » (Précis de décomposition , 1949 ; La Chute dans le temps , 1964.) Nul recours, alors, que de faire le panégyrique de la vis inertiae et que de revendiquer, à cor et à cri, le néant auquel nous aurions dû avoir droit (Syllogismes de l’amertume , 1952), sans succomber à la « tentation d’exister ».

Décapante, corrosive, maniant les figures logiques du paradoxe, du syllogisme ou de l’aporie que pour mieux exprimer l’absurdité, empruntant les ressources de la vocifération, du juron, de l’épitaphe et presque du borborygme, l’œuvre de Cioran ne s’érige que contre soi, l’humain et le monde. Se souvenant des écrits gnostiques qui disent la mauvaiseté substantielle du monde, elle s’organise comme une manière de contre-Évangile, comme un discours unanimement dévastateur qui prétend ne rien laisser réchapper.
Tout découle d’un constat fondamental : mieux aurait valu le non-être que l’existence, car tous nos maux viennent de ce que nous soyons et qu’il y ait quelque chose. « N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace ; » (De l’inconvénient d’être né , 1973.) De là, tout s’ensuit. Qu’a-t-on à faire de la divinité et de la religion, quand on entend encore résonner « le rire des dieux au sortir de l’épisode humain » ; « La Création fut le premier acte de sabordage », à quoi bon dès lors se préoccuper de celui qui n’a jamais été qu’un triste plaisantin ; (Le Mauvais Démiurge , 1969.) Faut-il croire en l’histoire ; Celle-ci n’est productrice que d’utopies et les utopies ne provoquent que le Mal, se retournent dans les aberrations de la tyrannie et de la servitude (Histoire et utopie , 1960).

Tout découle d’un constat fondamental : mieux aurait valu le non-être que l’existence, car tous nos maux viennent de ce que nous soyons et qu’il y ait quelque chose. « N’être pas né, rien que d’y songer, quel bonheur, quelle liberté, quel espace

« Ce n’est qu’un défilé de faux absolus, une succession de temples élevés à des prétextes, un avilissement de l’esprit devant l’improbable. » Doit-on faire confiance au progrès et à la civilisation ; Combattre l’anthropophagie et l’analphabétisme ; Multiplier les illusions sociales et les mythologies ; Cioran, derechef, vient mettre son grain de sable : « Toute idée devrait être neutre ; mais l’homme l’anime, y projette ses flammes et ses démences : le passage de la logique à l’épilepsie est consommé [...] Ainsi naissent les mythologies, les doctrines et les farces sanglantes. Point d’intolérance ou de prosélytisme qui ne révèle le fond bestial de l’enthousiasme. » (Précis de décomposition , 1949 ; La Chute dans le temps , 1964.) Nul recours, alors, que de faire le panégyrique de la vis inertiae et que de revendiquer, à cor et à cri, le néant auquel nous aurions dû avoir droit (Syllogismes de l’amertume , 1952), sans succomber à la « tentation d’exister ».
Reste à dire que cette œuvre — et c’est peut-être là sa plus grande force —, bien loin de faire de sa propre existence une valeur ultime, rescapée du désastre général, déjoue constamment l’assertion et la thèse par le recours aux formes brèves qui n’ont pas le temps de « prendre », par le travail continu de la dérision et de l’auto-ironie, toujours plus féroce, plus acharnée à se défaire dans l’instant où elle se formule (Écartèlement , 1979 ; Aveux et anathèmes , 1987). Car « un livre qui, après avoir tout démoli, ne se démolit pas lui-même, nous aura exaspérés en vain ».

 

 

De l'inconvénient d'être né.

extraits

- 1 -


Trois heures du matin. Je perçois cette seconde, et puis une autre, je fais le bilan de chaque minute.
Pourquoi tout cela ? - Parce que je suis né.
C'est d'un type spécial de veilles que dérive la mise en cause de la naissance.

*

« Depuis que je suis au monde » - ce depuis me paraît chargé d'une signification si effrayante qu'elle en devient insoutenable.

 

*

Il existe une connaissance qui enlève poids et portée à ce qu'on fait : pour elle, tout est privé de fondement, sauf elle-même. Pure au point d'abhorrer jusqu'à l'idée d'objet, elle traduit ce savoir extrême selon lequel commettre ou ne pas commettre un acte c'est tout un et qui s'accompagne d'une satisfaction extrême elle aussi : celle de pouvoir répéter, en chaque rencontre, qu'aucun geste qu'on exécute ne vaut qu'on y adhère, que rien n'est rehaussé par quelque trace de substance, que la « réalité » est du ressort de l'insensé. Une telle connaissance mériterait d'être appelé posthume : elle s'opère comme si le connaissant était vivant et non vivant, être et souvenir d'être. « C'est déjà du passé », dit-il de tout ce qu'il accomplit, dans l'instant même de l'acte, qui de la sorte est à jamais destitué de présent.

 

*

Je ne fais rien, c'est entendu. Mais je vois les heures passer - ce qui vaut mieux qu'essayer de les remplir.

 

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Il ne faut pas s'astreindre à une oeuvre, il faut simplement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourrant.

 

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A quel point l'humanité est en régression, rien ne le prouve mieux que l'impossibilité de trouver un seul peuple, une seule tribu, où la naissance provoque encore deuil et lamentations.

 

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S'insurger contre l'hérédité c'est s'insurger contre des milliards d'années, contre la première cellule.

 

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Il y a un dieu au départ, sinon au bout de toute joie.

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Jamais à l'aise dans l'immédiat, ne me séduit que ce qui me précède, que ce qui m'éloigne d'ici, les instants sans nombre où je ne fus pas: le non-né.

 

*

De quel droit vous mettez-vous à prier pour moi ? Je n'ai pas besoins d'intercesseur, je me débrouillerai seul. De la part d'un misérable, j'accepterais peut-être, mais de personne d'autre, fût-ce d'un saint. Je ne puis tolérer qu'on s'inquiète de mon salut. Si je l'appréhende et le fuis, quelle indiscrétion que vos prières ! Dirigez-les ailleurs; de toute manière, nous ne sommes pas au services des mêmes dieux. Si les miens sont impuissants, il y a tout lieu de croire que les vôtres ne le sont pas moins. En supposant même qu'ils soient tels que vous les imaginez, il leur manquerait encore le pouvoir de me guérir d'une horreur plus vieille que ma mémoire.

*

Quelle misère qu'une sensation ! L'extase elle-même n'est, peut-être, rien de plus.

*

Défaire, dé-créer, est la seule tâche que l'homme puisse s'assigner, s'il aspire, comme tout l'indique, à se distinguer du Créateur.

*

Avoir commis tout les crimes, hormis celui d'être père.

*

En règle générale, les hommes attendent la déception : ils savent qu'ils ne doivent pas s'impatienter, qu'elle viendra tôt ou tard, qu'elle leur accordera les délais nécessaires pour qu'ils puissent se livrer à leurs entreprises du moment. Il en va autrement du détrompé : pour lui, elle survient en même temps que l'acte; il n'a pas besoins de la guetter, elle est présente. En s'affranchissant de la succession, il a dévoré le possible, rendu le futur superflu. « Je ne puis vous rencontrer dans votre avenir, dit-il aux autres, Nous n'avons pas un seul instant qui nous soient commun. » C'est que pour lui l'ensemble de l'avenir est déjà là.

Lorsqu'on aperçoit la fin dans le commencement, on va plus vite que le temps. L'illumination, déception foudroyante, dispense une certitude qui transforme le détrompé en délivré.

L'œuvre française de Cioran, publiée dans sa quasi-totalité chez Gallimard, est aussi disponible dans les collections de poche Folio-Essais, Tel ou Arcades.

Précis de décomposition (1949)
Syllogismes de l'amertume (1952)
La tentation d'exister (1956)
Histoire et utopie (1960)
La chute dans le temps (1964)
Le mauvais démiurge (1969)
De l'inconvénient d'être né (1973)
Écartèlement (1979)
Exercices d'admiration (1986)
Aveux et anathèmes (1987)

Les premiers livres de Cioran ont été récemment traduits du roumain:
Sur les cimes du désespoir, 1934 (Le Livre de Poche)
Le livre des leurres, 1936 (Arcades/Gallimard)
Des larmes et des saints, 1937 (Le Livre de Poche)
Le crépuscule des pensées, 1940 (Le Livre de Poche)
Bréviaire des vaincus, inédit jusqu'en 1993 (Arcades/Gallimard)