CINÉMA
Il faut sauver les Ikea Boys

Selon «Fight Club», la quête du mâle d'antan est vaine. Cette thèse suscite une polémique violente aux Etats-Unis.
 
Isabelle Falconnier
4 novembre 1999

Le mâle américain a au moins un point commun avec le soldat suisse: privé d'ennemis à combattre, de méchants Russes à diaboliser ou d'Indiens à poursuivre, il est vilainement déstabilisé. De là à faire pisser le sang de la mâchoire de son voisin pour le seul plaisir de sentir frétiller son taux de testostérone, il n'y a qu'un pas que l'on franchit parfois le samedi soir et souvent dans «Fight Club», le dernier et très impressionnant film de David Fincher. Dérangeant, sardonique, sauvage, plus violent mais paradoxalement plus cérébral que le fameux «Seven» qui fit la gloire du cinéaste, «Fight Club» arrive en Europe précédé d'une inévitable controverse autour de la violence qu'il met en scène, voulue par le déclin du mâle américain qu'il questionne; controverse alimentée tant par le projet que mijote Washington pour réglementer la violence au cinéma que par le dernier essai de la papesse du féminisme américain Susan Faludi intitulé précisément «La trahison de l'homme américain». Comment réagir au sentiment d'être émasculé, de n'avoir plus aucun pouvoir sur le monde qui nous entoure, de n'être même pas utile à ce monde? C'est la question que se posent tant Susan Faludi que «Fight Club», le film de Fincher comme le livre éponyme de Chuck Palahniuk sorti en français ce printemps.

Brad Pitt: L'«homme le plus sexy au monde», anarchiste charismatique mais dangereux.

Le narrateur (Edward Norton, parfait), agent d'assurances falot dont le fantasme le plus sauvage consiste à choisir le canapé Ikea qui «exprime le mieux sa personnalité», cherche à guérir son insomnie en parasitant les groupes de soutien les plus divers, Alcooliques Anonymes ou cancéreux des testicules, jusqu'au jour où il rencontre Tyler Durden (Brad Pitt, lumineux), gourou anarchiste solitaire et charismatique qui fabrique des savons avec les restes graisseux de liposuccions tout en prônant la sueur et le sang comme expériences libératrices. Ensemble ils montent un club de boxe sauvage où se presse une foule de cols blancs, yuppies asexués, paumés et autres consuméristes. Tyler Durden prolonge le Fight Club en créant une guérilla de crânes rasés chargés d'organiser, attentats à l'appui, un sublime chaos urbain qui permettrait de «revenir à zéro» en nettoyant la société moderne de ses aliénations. «Il faut que nous montrions à ces hommes et à ces femmes la liberté en les réduisant à l'esclavage, que nous leur montrions le courage en leur faisant peur». Le nihilisme nourrit le fascisme et «Fight Club» pousse intelligemment et jusqu'à l'absurde la révolte d'une génération déboussolée.

Le message est en effet clair - «Notre génération n'a pas eu de grande guerre, ni de grande dépression. La grande dépression, c'est nos existences, scande Brad «Durden» Pitt. Nous sommes les oubliés de l'histoire, éduqués par la télévision à croire qu'un jour nous serons star ou millionnaire, mais c'est faux» - et la fin, finalement très morale. Mais la tentation Tyler Durden est forte, et dangereusement compréhensible, comme le résume une très belle scène du film: entre deux images de chaos et de fureur, Tyler Durden, immobile dans le noir, au chevet du narrateur mal en point après une course de voitures suicidaire, rêve à haute voix d'élans errant autour de Sears Towers ou de l'Empire State Building éventré, de fougères envahissant un paysage urbain dévasté que parcourent des survivants vêtus de peaux de cuir. Il en rêve, comme on rêve d'une chose belle et tendre et accueillante. L'espace d'un instant, on partage son rêve. Avant de le plaindre. De nous plaindre.

«Fight Club», un film de David Fincher, avec Brad Pitt, Edward Norton et Helena Bonham Carter. USA, 2 h 15. Sortie le 9 novembre.

«Fight Club», un livre de Chuck Palahniuk, collection La Noire, Gallimard, 266 p.

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Pour Fight Club, Brad Pitt a retrouvé son metteur en scène de Seven, David Fincher. Violent, brillant, dérangeant, le film, qui tient tout à la fois de l'expérience initiatique et du trip déjanté, va à coup sûr susciter la polémique.

Interview exclusive par Jean-Pierre Lavoignat

enise. 3 septembre. 10 heures du matin...
Immense privilège. Alors qu'il a refusé quasiment toutes les interviews particulières, Brad Pitt a accepté d'en accorder une à Studio. Lorsqu'il arrive, rasé de près et élégant sans ostentation, c'est comme si un rayon de soleil entrait dans la pièce pourtant déjà baignée de lumière. Le contraste avec le personnage qu'il joue dans Fight Club est saisissant. Pour David Fincher et son film polémique, brillant brûlot contre la société de consommation, il s'est en effet affublé des tenues les plus voyantes et les plus "bon marché", avant de se raser la tête et de se casser une dent. Et a composé avec une jubilation évidente un personnage incroyable, mentor d'un jeune cadre dynamique qui pète les plombs (joué par Edward Norton) et activiste nihiliste qui fait voler en éclats l'appareil social, ne serait-ce qu'en organisant des combats où des hommes sans illusions s'affrontent, à poings nus, jusqu'au sang, pour retrouver leurs émotions. Est-ce le charme évident qu'il dégage, est-ce cette manière qu'il a de vous serrer franchement la main, de vous demander poliment la permission de fumer et de vous offrir du feu, de vous regarder droit dans les yeux quand il vous parle, de vous sourire quand il voit bien que vous avez compris qu'il a esquivé la question ? Il y a en tout cas chez Brad Pitt quelque chose de simple et de rare qui ne fait que nourrir le mystère de cet acteur, à la fois familier, séduisant et insaisissable, qu'on aurait du mal à situer aujourd'hui sur la carte d'Hollywood, tant sa curiosité et son goût pour les défis semblent ne pas connaître de limites. C'est justement ce qui fait son prix.

 


Quelle a été votre réaction à la lecture du script de Fight Club ? Vous connaissiez le livre de Chuck Palahniuk ?
Bruce Willis
- C'est David [Fincher] qui m'a envoyé le livre [édité en France chez Gallimard, Collection noire]. Je l'ai lu et je n'en suis pas revenu ! L'écriture est très moderne, très inventive. Et surtout, c'est une histoire complètement folle, hystérique même, et si bien conçue, si brillante. J'étais vraiment excité à la perspective de jouer dans le film qui serait tiré de ce livre ! Déjà, cette idée d'un lieu où les hommes se retrouvent pour se donner des coups, ou plutôt pour en recevoir ! La douleur partagée comme remède à l'anesthésie générale, comme l'ultime tentative pour échapper à cette solitude.

Vous comprenez ce sentiment ?
Jusqu'à un certain point, oui. Mais je ne sais pas lequel ! (Rires.) Je sais juste que ça me parle.

Fight Club est une histoire d'hommes qui s'affirment violemment, physiquement. Y a-t-il eu une époque où vous avez éprouvé ce besoin ?
Non. Je n'ai jamais été un grand bagarreur. Et surtout, je ne crois pas vraiment que ce soit juste une histoire d'hommes qui ont besoin de s'affirmer par la violence. C'est davantage une fable sur la société d'aujourd'hui, dans laquelle la publicité nous incite à acheter plein de trucs nuls et inutiles, où tout vous pousse à embrasser des professions qui ne sont pas faites pour vous. Cette chasse à la consommation et à la réussite est censée remplir notre vie, alors que, au contraire, ça ne fait que lui ôter tout son sens. Cette idée du Fight Club est une manière de renouer avec nos origines, de retrouver nos pulsions premières, même une certaine forme d'animalité. Aujourd'hui, un homme "comme il faut" ne se bat pas - alors que, suprême hypocrisie, jamais le monde n'a été aussi violent. Le Fight Club est un moyen d'échapper à cette société qui a fini par nous être totalement étrangère, par devenir presque irréelle.

C'est un film provocant, et tant mieux !
Comment pensez-vous que le film sera reçu aux États-Unis ?
Les moralisateurs, les réactionnaires, les intégristes vont nous assassiner. Déjà, pour Seven, certains ont dit que c'était un devoir moral de ne pas aller le voir ! D'ailleurs, si Fight Club ne déclenche pas ce genre de réaction, c'est qu'on a raté quelque chose ! (Rires.) C'est un film provocant, et tant mieux ! Les gens ont besoin de ça, non ? Mais il faut prendre aussi le film pour ce qu'il est, c'est-à-dire une comédie noire très stylisée. Un film divertissant, drôle, inventif jusqu'à l'exagération, pas sérieux du tout sur des problèmes sérieux. Le film va tout de même relancer le débat sur la violence.

Avez-vous beaucoup parlé de votre personnage avec David Fincher avant que débute le tournage ?
Ah, pour ça, oui ! (Rires.) C'étaient des conversations sans fin. Mais c'était passionnant. Car Tyler est un personnage tellement intrigant ! - après tout, c'est presque une vue de l'esprit. Avec un tel personnage, rien n'était acquis d'avance. Tout le film est comme ça d'ailleurs. Comment définir quelque chose que vous n'avez jamais vu auparavant ? Pendant des mois, avec David et Edward [Norton], on s'est posé toutes les questions du monde, on a disséqué chaque ligne du scénario. On savait qu'on s'aventurait en terrain dangereux, et qu'il nous fallait donc trouver le ton juste. On est des adultes responsables, on voulait que nos intentions soient claires. Toutes nos discussions portaient là-dessus : jusqu'où peut-on aller trop loin ? Moi, la lecture du roman m'avait filé un sacré coup, mais je ne savais pas pourquoi, ni comment.

C'est exactement le sentiment qu'on éprouve en tant que spectateur.
C'est vrai ? Ah, tant mieux

D'ailleurs, à cause de ce voyage curieux entre folie, réalité et imagination, on pense à L'armée des douze singes.
Ah, c'est étrange, je n'y ai pas pensé. Qu'est-ce qu'ils peuvent avoir en commun ? Peut-être qu'on s'amuse autant avec Fincher qu'avec Gilliam. Peut-être l'esprit de folie de l'entreprise (Silence.) Ce que je voulais dire, c'est qu'une fois le choc passé, ma démarche a été de trouver comment le traiter. Avec David et Edward, on aimait surtout l'humour noir du livre. C'est là-dessus qu'on a travaillé. Sans ce décalage et cette dérision, cette histoire serait insupportable.

Vous avez rencontré Palahniuk ?
Oui. C'est vraiment une énigme, ce mec ! Il a l'air tout à fait normal, tranquille et vit paisiblement dans l'Oregon. On a du mal à croire que c'est lui qui a imaginé Fight Club ! Il travaillait la nuit dans un garage, et en même temps il a écrit son livre. C'était amusant de le voir sur le plateau. Il était très excité à l'idée que son livre devienne un film !

Qu'est-ce que vous aimez surtout dans le fait de travailler avec Fincher ?
D'abord on s'amuse énormément ensemble ! Et puis, j'aime beaucoup ce mec. J'aime ses yeux. J'aime ses idées, j'aime son point de vue C'est un type génial et un véritable artiste. Un inventeur, un pionnier. Dans tous les domaines. Technologique, visuel, sonore. Il maîtrise tout ce qui sert un meilleur accomplissement artistique. Il est incroyablement brillant. On est toujours surpris avec lui.

Le metteur en scène, c'est celui qui mène le bateau

Qu'est-ce que vous attendez en général d'un metteur en scène ?
C'est le capitaine, c'est lui qui mène le bateau. Donc, j'attends de lui qu'il ait non seulement une bonne vision de la situation générale, mais aussi qu'il explore chaque possibilité qui se présente, et enfin qu'il sache traduire visuellement tout ça. Là-dessus, avec David, on est servi ! Pour moi, c'est quelqu'un qui a pris les choses là où Kubrick les a laissées C'est un découvreur, un explorateur. Non seulement il est d'une intelligence remarquable, mais il manie un humour que j'adore - peut-être parce qu'il est proche du mien.

C'est-à-dire ?
C'est un humour qui n'a peur de rien. Même pas de plonger dans le caniveau ! (Rires.) Un humour qui ne respecte rien !

Partagez-vous le point de vue assez cynique que porte sur la vie votre personnage de Fight Club ?
Plus qu'un regard cynique, c'est une sonnerie d'alarme. "Réveillez-vous les gars, regardez le malaise dans lequel on vit". J'aime quand, dans le film, Tyler dit : "Nous n'avons plus de grande guerre, notre guerre est spirituelle." C'est ce que je crois. Le film, c'est précisément l'histoire d'un mec qui cherche la bonne direction. C'est le récit de cette quête.

Comment définiriez-vous la vôtre ?
Chancelante. (Rires.) Mal assurée Mais pleine de curiosité.

Depuis quelques mois, la préoccupation des tabloïds américains est votre éventuel mariage avec Jennifer Aniston. Comment vivez-vous cette pression ?
Je vis avec ! (Rires.) Comment voulez-vous faire autrement ? Les gens vous aiment, ou ne vous aiment pas, ils disent de vous ce qu'ils ont envie de dire, sans que ça ait forcément le moindre rapport avec vous ! C'est juste conforme à l'idée qu'ils se font de vous, ou à l'image qu'ils veulent donner de vous. On ne peut rien contre ça.Alors pourquoi se tracasser ?

Diriez-vous que la beauté est un privilège, un fardeau, une responsabilité, ou, comme le dit Stendhal, une "promesse de bonheur"?
Une promesse de bonheur ? Ça non ! (Rires.) Quand je faisais Sept ans au Tibet, j'ai appris que, pour les bouddhistes, les trois pires choses qui pèsent sur le destin d'un être humain sont la beauté, la gloire, la fortune. Vous voyez, je suis bien barré !

Dans un film qu'il a réalisé [The Local Stigmatic, inédit], Al Pacino fait dire à son héros, un acteur : "La gloire est la première disgrâce"
Ah, ça me plaît ! (Rires.) J'en ferais volontiers des autocollants ! Picasso disait, lui, que la gloire était une bête féroce qu'il ne souhaitait à personne, ne serait-ce que parce qu'elle vous force à vous répéter vous-même, à refaire ce qui a fait votre succès. Or, on ne grandit qu'en changeant, qu'en explorant de nouvelles voies. La répétition, c'est l'ennui. Et l'ennui, c'est la mort.

Extraits de l'article de Studio Magazine

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Fight Club

David Fincher est un habile cinéaste. Avec seulement quatre films à son actif, le voilà déjà l'un des réalisateurs hollywoodiens les plus intéressants du moment. Venant de la pub et du clip, ses films bougent, mordent et collent davantage à l'esthétique de ces disciplines qu'à la plastique traditionnelle hollywoodienne. Heureusement, ses films ont plus à offrir qu'un simple look branché. Fincher explore avec vigueur la narration hollywoodienne, ne se gêne pas pour bousculer les conventions des genres qu'il affectionne et, de film en film, jongle avec quelques obsessions personnelles (la paranoïa, la fatalité, la mort) qui feront de lui un auteur. Son dernier film, « Fight Club », est sans aucun doute son oeuvre la plus jouissive et expérimentale jusqu'à présent. Un film totalement fou aux sujets maîtrisés et où tous les thèmes, chers à Fincher, se retrouvent kaléidoscopés.

Un jeune cadre insomniaque (le magnifique Edward Norton) voit sa vie bouleversée par la rencontre d'une fille suicidaire (Helen Bonham Carter) et de Tyler Durden (Brad Pitt), marchand de savon anarchiste avec qui il mettra sur pied un réseau de combats clandestin. Voilà pour la prémisse du film. Cependant, Fight Club fait rapidement éclater cette prémisse pour explorer une multitude d'avenues toutes plus saugrenues les unes que les autres. Certes, présenter ces avenues dévoilerait bon nombre de surprises qui alimentent le film. Il est donc délicat de parler de Fight Club sans en émousser tous ses revirements tordus. Comme dans « Seven » (et tous les autres films de Fincher) les personnages se prennent dans un engrenage où ils devront s'investir au maximum pour s'en sortir, leurs actions les poussant vers un résultat catastrophique. Les films de Fincher optent pour une finale surprenante et Fight Club ne fait pas exception. Plus que simple fantasme de scénariste, la finale répond parfaitement au discours du film et ce, même si bon nombre de critiques américains affirment le contraire, accusant Fincher de se perdre en chemin. Sarcastique, le cinéaste a le culot de dévoiler le punch de son film dès le début. Par un long flash-back, le spectateur découvrira comment les personnages de Brad Pitt et Edward Norton en sont arrivés là. Mais la construction du film est plus qu'une longue dilatation temporelle. Un spectateur futé aura vite saisi l'identité de l'énigmatique Tyler Durden dès le générique du film.

Fight Club a les qualités de ses défauts. Ce qui aurait pu être le film gadget de l'année s'avère donc un véritable séisme dans le monde confortable de l'industrie hollywoodienne. L'amalgame de sujets discordants (les combats, la fabrication de savon, les groupes de soutien) peut apparaître comme un simple exercice de scénarisation répondant à la commande numéro un d'Hollywood : surprendre coûte que coûte le spectateur. Certes, le résultat est brouillon, mais c'est dans ce caractère quasi expérimental (pour un film de cette envergure) que réside la véritable jouissance. Loin d'être parfait, Fight Club répond d'abord à un besoin urgent de perdre l'équilibre, autant pour Fincher que pour ses acteurs et son public. Brad Pitt fait du Brad Pitt. Son image est précieusement étudiée afin de correspondre aux attentes de ses fans. En chien fou qu'il est, Brad Pitt offre une performance honnête en un Tyler Durden halluciné. Or, il ne décolle pas tout à fait de ses prestations antérieures (notamment dans Kalifornia de Dominic Sena et Twelve Monkeys de Terry Giliam). De plus, pour un film dénonçant la société de consommation, il est contradictoire et plutôt imbécile de voir cette idée subversive mise sur pied à coup de millions de dollars (65 pour être plus précis). Toute la plastique du film reflète une fin de millénaire au bord du chaos, un peu trop propre et soignée. De la garde-robe de Brad Pitt en passant par le décor de la maison abandonnée où habitent les personnages, tout est trop étudié afin de correspondre à une imagerie Hollywoodienne. Bref, derrière les grands discours et la folie ambiante, on sent la machine.

Toutefois, il serait stupide de bouder son plaisir. Mieux encore, cette plastique hollywoodienne fournit une jouissance de plus. Il est heureux de voir des stars de ce calibre s'en donner à coeur joie. Il est heureux de voir Brad Pitt se faire péter la gueule. Il est heureux de savourer tout le cynisme et la cruauté de certains dialogues. En fait, la grande force de Fight Club se trouve dans son état plus contradictoire que subversif. Retors, le film dénonce ce qu'il est. Une oeuvre hybride, faussement provocante, qui s'amuse à critiquer des codes cinématographiques et idéologiques qu'elle emploie abondamment. Comme pour les hommes du Fight Club se battant pour retrouver un semblant de dignité, un machisme maintenant disparu, le spectateur est confiné à savourer sa masculinité dans une salle obscure. Imperméable au discours du film, il s'amuse à jouer aux gros bras lors de la projection avant de redevenir le consommateur discipliné qu'il est à sa sortie du cinéma. Fight Club critique le système certes, mais il ne désire aucunement le changer. Fincher préfère rire d'une méthodologie envahissante qu'il fait sienne. Même si Brad Pitt crie sur tous les toits que le rôle de Tyler Durden est l'un de ses plus forts jusqu'à maintenant, il ne se débarassera pas de ses cartes de crédits pour autant. Fight Club est une grosse farce, une bande dessinée sur celluloïde. Il faudrait être complètement idiot pour se laisser endoctriner par le discours du film.

Le véritable choc que transporte avec lui Fight Club est sans aucun doute son «extrême» violence. Défendu au moins de 18 ans, Fight Club se voit taxé de film cruel, choquant, à la limite fasciste. Certes la violence du film est graphique. Le sang gicle, les dents tombent mais peu d'hommes sont tués. La violence ne se mesure pas nécessairement en nombre de cadavres mais il est tout de même intéressant d'examiner la représentation de la violence dans le cinéma hollywoodien. Étrangement, il semble normal de voir des brutes telles que Sylvester Stallone ou Jean-Claude Van Damme trucider plus d'une dizaine de personnages, le sourire aux lèvres, avant de balancer une réplique stupide. Serait-ce donc dans le discours anarchiste de Fight Club que résiderait la violence ? L'idéologie que véhiculent les films de Stallone n'est-elle pas anarchiste elle aussi ? Le tout est un autre débat, mais il est flagrant que l'hypocrisie hollywoodienne est une fois de plus dévoilée.

Nicolas Handfield

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Fight Club

La schizophrénie par essence ou l'aliénation de l'individu par la société. Pour résumer en une phrase, mais c'est encore bien plus que ça. C'est carrément un univers entier, un univers noir sans concession. Cet univers on est dedans, c'est le notre. Toutes ces valeurs qui nous semblent essentielles dont on a besoin chaque jour. Ces valeurs nous dopent, nous shootent, nous font voir la vie sous un angle qui n'est propre qu'à l'homme qui l'a créée. Sorte d'anthropomorphisme des sentiments naturels. Certains finissent par atteindre le paroxysme de cette perversion et à l'instar d'un junky ont besoin chaque jour qui passe d'augmenter un peu plus la dose. Jusqu'au point de non retour. Au moment ou les choses se séparent, se scindent en deux : la vie/la mort, la raison/la folie, Jack/Tyler.

Avec ce film, David Fincher se confirme être une valeur sure du cinéma actuel. Même si Seven, The Game et Fight Club sont intrinsèquement différents, reste ce point commun de la société qui engendre névrosés sur névrosés. Les acteurs jouent juste et Brad Pitt est dans son rôle fétiche du détraqué (à mi-chemin entre Kalifornia et l'Armée des douze Singes). Excellent.

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David Fincher aime explorer nos parties les plus sombres : le meurtre, la manipulation... et ce Fight Club, à la fois secte et philosophie positiviste et destructrice, continue dans cette veine. Le film est une aubaine pour les gens du marketing : des acteurs chocs, le éalisateur et la star du méga-hit Se7en, 3 ans plus tard, et un script qui suscitera la controverse. Et 63 millions de $ de budget (il y a quelques effets spéciaux).

Le tout est donc basé sur un roman d'humour noir de Chuck Palahniuk. Véritable analyse de la société occidentale et du conditionnement humain qui en résulte (notamment la frustration, le fantasme...), le film est une sorte de "défoulatoire" et ses conséquences. L'impuissance des hommes à assumer leurs vies, les mènent souvent à des extrêmes : meurtres en série, enfermùement dans une secte mystique, ... Fincher promet de l'irrévérence, du corrosif, de la subversion. En s'inspirant du culte et toujours actuel American Grafiti, le cinéaste cherchera moins à esthétiser l'horreur. Il se rabattra sur la violence - quintessence d'une civilisation barbare -, le message de cette histoire, et sur unn scénario éclaté en rien linéaire. Fincher se veut être un auteur. Il ne veut pas que choquer, mais faire réfléchir. Dommage : le message n'est pas passé, le marketing s'est planté avec son histoire de savons, et la violence est victime d'une apologie non expliquée.

Pour convaincre et séduire le public, il faut plus qu'un sex symbol comme Pitt, et deux acteurs réputés excellents comme Norton (prodige) et Bonham-Carter (élégante). Les 3 ayant été nominés à l'Oscar dans leur jeune carrière... Depuis son avant-première à Venise, Fight Club prend des coups...

PROJET K.O. Tyler dit : les choses que tu possèdes finissent par te posséder. C'est seulement après avoir tout perdu que tu es libre de faire ce dont tu as envie. Le Fight Club t'offre cette liberté. Première règle du Fight Club : Tu ne parles pas du Fight Club. Deuxième règle du Fight Club : Tu ne parles pas du Fight Club. Tyler dit que chercher à s'améliorer, c'est rien que de la branlette. Tyler dit que l'autodestruction est sans doute la réponse.

Fight Club laissera certainement des critiques et une grande partie du public sur le carreau. On comprendra que ce nouvel opus de Fincher dérange. Un film aussi provocateur et lucide ne peut laisser indifférent. Cependant, il faut déjà adhérer au point de vue du cinéaste pour pouvoir accepter (endurer) la violence (plus illustrative que vibrante).

Par conséquent, Fight Club est avant tout un pamphlet sur notre société occidentale et un reflet, voire une réflexion, de l'identité masculine contemporraine. Dans les deux cas, il s'agit d'une remise en question

Tout y passe : Ikea, Calvin Klein, les cartes de crédit, ... tous ces symboles de notre existence moderne desquels on dépends à force de les posséder. On nous montre des vies photocopiées, réglées selon des critères, des valeurs, des aspects extérieurs qui nous définissent. Ce conditionnement (par des multinationales) est la véritable cible du scénario, avec parfois une certaine dose d'humour. Il amène une volonté de rébellion. Le Chaos. Les Big Brothers en puissance doivent être détruits, et ainsi nous retrouverons une certaine liberté. Cyniquement, Fincher fait naître cette détermination à s'en échapper dans l'insomnie de son héros; l'incapacité de dormir, d'être soi, cette soumission à une prison virtuelle, ce devoir de ressembler aux autres, cette aspiration à avoir une image étiquettée... Il fréquente alors, sans être concerné, des groupes d'anomnymes, parfaits centre de thérapie collective pour l'homo urbanus solitaire et paumé.

Le manque de sommeil perturbait déjà les protagonistes de ses précedents films. Et tout comme eux, Jack est timbré. Il y a un véritable dédoublement de personnalité. La société nous rend schyzophrène, et les rêves qu'elle nous vend ne correspondant aucunement à la réalité, nous finissons déçus et désespérés. Ce film c'est l'apologie du désespoir de nos temps modernes, avec la noirceur et la violence propres aux films américains.

L'autre aspect, parallèle, du film c'est le mâle. Cet être fragile qui ne sait plus où il en est après 30 ans de féminisme, une prise de conscience de sa sensibilité, et une déresponsabilisation totale. Bref le mâle n'a plus de couilles. Très perturbant. Et là the Fight Club ne fait pas dans le délicat. Le club en question vante le combat physique, saignant, dents en moins. Il sera suivi d'un Projet Chaos regroupant des soldats (terroristes) formés pour le combat final. Bref l'homme est tellement conditionné, qu'il passe de la domination économique (les marques, les franchises, les dollars à dépenser, la possession de biens) à l'obéissance idéologique. Chemises noires, muscles saillants, souffrances bienfaitrices, crânes rasés... on célèbre l'Homme Nouveau, un fascisme en guise de révolution. Le besoin d'un chef (voire d'un mythe-leader, ici un cinglé de première) offre une opportunité de montrer que l'anarchie ne conduit nulle part. Il n'y a donc plus d'espoir entre ces deux voies : la société dans laquelle nous vivons, et la révolution qu'il faudrait. The Fight Club c'est Sparte et son régime absurde, c'est le déclin d'une civilisation surdouée mais inhumaine.

Artistiquement, les effets spéciaux sont saisissants, l'interprétation des acteurs contractuellement réussie, et la voix off bien utilisée. Dommage que le scénario se fourvoit un peu et rallonge inutilement le film, que certains combats soient filmés avec aussi peu de tripes, et surtout qu'il y ait cette malheureuse référence de savon sorti des usines à graisse.

Fincher aurai pu être un peu plus clair sur sa manière de critiquer le groupuscule et ses méthodes afin de s'éviter des interprétations hasardeuses et polémistes. En se mettant du côté de la base (ouvriers, serveurs, cols bleurs, cadres moyens, ... ), en détruisant le "beau" (selon les repères publicitaires), The Fight Club démontre le malaise de l'homme occidental, l'aliénation dans laquelle on l'enferme. Nous ne sommes pas loin de Falling Down (Chûte Libre, de Joël Schumacher) qui suivait le dérapage meurtrier d'un américain déboussolé (plus de femme, plus de job).

Fincher dit que la société d'aujourd'hui fabrique les détraqués de demain. La propagande n'est plus dans les sitcoms-dents blanches-verre de lait des années 50, mais bien dans le mode de vie qu'on veut nous imposer. Avec cette force obscure en nous, qui ne cesse de vouloir combler ce vide exitentialiste qu'on nous créé à longueur de journées, il est difficile de ne pas voir qu'on nous prend pour des cons dès qu'on est né. La fin, sentimentale, n'apporte peut-être aucune solution. Mais le constat est acide, et très juste, hélas.

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La culture du navet

Cette semaine: «Fight Club» Par BAYON Le mercredi 10 novembre 1999 (Liberation)

es fans de Pola X vont aimer ce pouding d'Armée des 12 singes, 400 Coups et autres Naked, Volte-Face, Starship Troopers, Luna Park, Chute libre, la Cage aux folles... dont Fight Club constituerait un cybermix en forme de The Game Is Over. La réclame paradoxe: «Chaos, confusion, savon», oubliant «tromblon» (l'atroce Nikita Bonham Carter), «bidon» et «bourdon». A pot-pourri (futurologie, sexologie, psychologie, polémologie), écumoire. Parmi les qualités gâchées de ce sous Van Damme embouteillé, ne prêtant à aucune polémique contrairement à ce que s'emploie à faire croire le battage promo spéculant sur une pseudo-«violence insoutenable» et un non moins fumeux «nazisme sous-jacent», on retient: 1) l'insomnie, 2) Edward Norton.

L'insomnie est le propos du film. Fil conducteur et décor. Bon thème pour l'esthète nocturne de Seven. On sait que l'insomnie est un symptôme dépressif inaugural. Edward Norton superstar, tête à gifles sympa de gamin flapi, est convaincant en somnambule, comme l'auteur dans sa fixation mélancolique manifestement familière. Dans Seven, Morgan Freeman le flic désabusé ne pouvait plus fermer l'œil sans le secours d'un métronome; et Brad Pitt somnolait entre deux rames de métro; avec Fight Club, la déprivation de sommeil devient la vie même, comme anxiété. Le «narrateur» wasp ne se repose jamais, sauf en avion; c'est dans ce contexte de jet lag qu'il disjoncte (idem le film). En participant à des thérapies de groupe décontractantes (cancéreux, sidatiques...). Puis en passant «de l'autre côté» au prix d'un dédoublement de personnalité, figuré par un fondu au blanc syncopal.

Dommage pour l'intéressant Norton que sa carrière s'évanouisse là. A peine aura-t-on eu le temps de s'enticher de lui; le temps d'un Joueurs où il damait le pion à Matt Damon en porte-malheur aimable. A ne jurer plus que par son smart fouinard d'amant de Courtney Love, un peu Vincent Gallo et presque Tim Roth. Jusqu'à American History X. On aimerait bien savoir, au fait, si Norton a tourné le Fight Club du jour avant ou après American History X, film raciste printanier parrainé par Amnesty. Norton Joueur était un gringalet sympa; History X le métamorphosait en surhomo skin anabolisé odieux; dans Fight Club, il se retrouve maigrelet, sympathie et stéroïdes en moins ­ bizarrement passés à Brad Pitt (pas la sympathie, les biscotos). Qu'est-ce à dire?

C'est-à-dire qu'on touche là au nœud. Fight, c'est combat. Le film narre la fondation d'un cercle de «bagarre»: on se réunit dans un parking entre dissidents du consumérisme pour se foutre des trempes par nihilisme constructif. C'est là où le bât blesse; le cinéaste, qui a visiblement prévu pas mal de choses, en a négligé une de taille: la castagne. Sans même insister sur les hématomes instantanés (or les bleus ne viennent que bien après), les combats sont plats; pas une branlée qui vaille. Tous les bruitages haletants de backroom techno, gros plans gore éclaboussés d'hémoglobine, n'y changent rien; ça ne frappe pas, ça gonfle. La baston de Sailor et Lula, oui; la cogne bondage de Seuls sont les indomptés, oui; Fight Club, non.

Il faut croire qu'on ne s'improvise pas chorégraphe martial à la Bruce Lee, pugiliste à la Steven Seagal et consorts Hong-kong. L'assommant Fight Club ne sait tout bonnement pas se battre, ce qui tombe mal pour un marathon de 2h15 de bourre-pif supposé. Les perdants de cette mêlée d'idées creuses sont les vedettes. Jamais Brad Pitt n'avait atteint à cette indignité bariolée de faux jeune zonard chic où le font basculer ses katas de Johnny Vicious périmé, dans les couloirs du pavillon de banlieue servant de QG à sa secte de fafs SM d'opérette. Disqualifié pour gonflette; comme Norton pour rachitisme idéologique récidiviste. En face, le spectateur hors jeu. Match nul.