FRANCIS GIAUQUE - POESIES
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"Soleil noir" angoisse je connais tous tes rouages toutes tes ruses et l'atroce anneau de tristesse qui flambe sur ma chair crispée années sans lumière rêves saccagés mirage de la guérison angoisse compagne fidèle épouse de la nuit je te cherche un terrain d'oubli une fugitive lueur où m'abreuver de lumière l'espace d'une seconde * brume germe de sanglots yeux délivrés de l'espérance miettes éparses du soleil sur la vitre brisée lente descente au sous-sol de la nuit aspiré par le souffle de l'ange foudroyé qui aiguise ses mâchoires aux brisants de mon corps lente descente dans les cales de l'angoisse jeté sans merci loin du continent de sève où pourrissent mes rêves ruinés par le travail souterrain de la maladie * visage de l'oubli visage dépareillé comme une silhouette de brume distendue sur l'horizon où s'effacent lentement les traces du souvenir visage de l'oubli miroir brisé en mille facettes maculées de sang * allongé dans le sable qu'un vent froid répand en fine poussière dans les roseaux je pense à toi si proche et si lointaine toi que je n'atteindrai jamais femme innocente et si pure dans le repos qui te fait semblable à une source située dans l'élargissement de mon angoisse qui trouve son aliment dans l'iris de tes yeux femme pareille à une moisson d'or et de sang
Comme un orage à bout de souffle l'angoisse s'apaise au crépuscule l'animal traqué trouve enfin le repos dans les méandres de l'obscurité
"Poèmes épars" Mère Mère tu es partie tu n'as pas eu le temps de nous dire adieu la mort t'a enveloppée dans son drap de ronces mère tu nous laisses seuls qu'allons-nous devenir sans toi toi seule qui savais dans quel enfer je louvoyais depuis tant d'années je ne reverrai ni ton visage ni ton sourire toi qui connaissais le chemin secret qui mène aux abîmes de la douleur tu as tout supporté tu ne savais pas te plaindre la dernière semence de vie s'en est allée je n'ai pas voulu te revoir dans la blancheur des draps pourtant chacun disait que tu souriais que ton corps reposait dans l'apaisement et la paix toi qui durant ta vie a si peu connu la paix et la joie mère muré dans mon désespoir je t'appelle encore je n'ai pas admis ce départ je ne l'admettrai jamais je ne pense qu'à te rejoindre la vie m'échappe
Cliniques Je vous ai vus dans ces cliniques où l'ombre semble avoir dévoré toute clarté vous marchiez le long des couloirs ou dans l'herbe rare des préaux entourés de grilles un adolescent gémissait sans cesse un autre se déshabillait régulièrement pour offrir son corps à la lumière du matin vous étiez si loin au-delà de toute compréhension inaccessibles emmurés dans le caveau de la maladie toi tu avais des hallucinations attaché sur ton lit comme un criminel toi tu voyais de terrifiants vautours rôder autour de toi dans une lumière de soufre ceux qui pouvaient encore parler nous invitaient à nous pencher sur l'inévitable comas insuliniques électrochocs puis la conversation devenue hachée dérivait lentement vers le suicide l'un fabriquait des clefs avec n'importe quoi pour s'enfuir toujours on le rattrapait mais il recommençait sans perdre patience les cris des alcooliques atteints du délirium ne s'arrêtaient ni jour ni nuit on aurait dit une incantation convulsée de hurlements et de soupirs rageurs impossible de se révolter trop de murs trop de grilles trop d'infirmiers les médecins toujours pressés écoutaient d'une oreille distraite nos murmures désolés je me souviens des jours de pluie et de l'entassement des corps dans la salle commune un silence asphyxiant à peine quelques râles quelques tentatives de fuite qui se heurtaient aux portes closes impossible de briser les vitres j'étais entouré de malades assis sans bouger sur leur siège durant des heures rien ne remuait dans leurs visages cimentés moi j'avais encore la force infernale de penser à ceux qui riaient hors de ces murs tous salauds patentés vivant dans la santé du corps et de l'esprit les jours de visite donnaient lieu à des scènes grotesques et pitoyables une fille embrassait son père qui ne la reconnaissait plus et bavait un peu devant tant d'étrangeté quant à moi j'en avais trop vu à tel point que je souhaitais devenir sourd et aveugle parmi les schizophrènes les paranoïaques les névrosés tous dépossédés d'eux-mêmes noyés dans les remous de la souffrance et tant d'autres encore dont je ne parlerai jamais car les mots ne servent qu'à déprécier et à jeter la confusion jamais je n'oublierai ce que j'ai eu à subir dans le déroulement implacable des traitements quelques amis parmi les plus proches de moi ont choisi le suicide comment décrire l'horreur comment cerner le désespoir qui règnent en ces lieux maudits quant aux enfants condamnés déformés ravagés perdus ils sont la plaie qui ne cessera jamais de saigner rien ne pourra les sauver et si le Christ s'égarait parmi eux il pourrait refaire ses bagages sans dire un mot et vous visiteurs d'un après-midi partez partez remettez-vous à vos travaux sordides à vos partouzes à vos banquets à vos carnavals buvez et baisez sans vous soucier de tous ceux qui crèvent rongés par le désespoir et l'angoisse au fond des asiles mais vous compagnons muets secoués par le délire attendez-moi je sais que nous nous reverrons un jour au fond de l'ornière nous n'aurons plus rien à nous dire les mains crispées nous nous regarderons un instant et ce sera fini un seul regard pour des années de silence "Terre de dénuement" pars fais-toi ombre et silence dans l'envahissement de la nuit * comme un orage à bout de souffle l'angoisse s'apaise au crépuscule l'animal traqué trouve enfin le repos dans les méandres de l'obscurité * n'a pas pu choisir fut rejeté un jour dans le sablier de l'angoisse ne demandait que la paix et l'oubli demain la bouche pleine de terre ne pourra même plus crier * ensevelis hors du préau où s'enflamment les lambeaux de l'été nous n'aurons plus qu'un ciel de boue pour imprégner nos visages captifs de la lourde étreinte des profondeurs * faites que mon corps ne s'affole pas à l'instant précis où s'abattra le couperet de l'ombre
"La vraie vie est absente" un jour une année des siècles sans toi le courage se défait l'agonie prend forme d'éternité sans toi sans eux les autres qu'il faudrait rejoindre qui sont trop loin déjà ailleurs insaisissables entre nous une paroi de roches si lisse que les mains n'y trouvent pas d'appui on se lève le matin hébété on se regarde dans la glace ces yeux ce visage ce rictus pas moi un autre un étranger un malade bien sûr ils l'ont tant répété les lâches pour qu'il ne reste vraiment plus rien à accrocher au gibet de l'amour avorté "Anne" (extraits) Nuit de novembre. Pluie et brouillard sur la ville. Je n'ose sortir que la nuit. La lumière me fait peur. Les visages aussi qui ne semblent être là que pour m'épouvanter. Durant la journée, je reste étendu sur mon lit, paralysé par l'angoisse. Le voyage touche à sa fin. Nuit de novembre. Pluie sur les trottoirs luisants. Personne dans les rues.
Je marche sans but. Je songe à Anne, cette femme rencontrée trop tard qui ne peut plus rien pour moi. Un soir que j'avais trop bu, elle m'a ramené dans ma chambre. Je lui ai parlé de ma maladie. Si je n'avais pas bu, jamais je ne l'aurais fait. Elle m'a écouté. Je ne crois pas qu'elle a compris. Entre les malades et les autres, pas de communication possible. Dès que mon ivresse est tombée, l'angoisse est revenue. Anne est partie.
Soir de novembre dans les rues. Je ne sais où je vais. Mon angoisse est telle que je n'ose même pas entrer dans un bistrot. Quant à retourner m'enfermer dans une clinique, je m'y refuse. Trop vu de visages torturés, trop entendu de cris. Anne, je suis avec toi sur la terre des morts. J'aurais voulu t'aimer, j'aurais voulu que tu puisse me soustraire aux forces du mal, mais il est trop tard. ............................................. Terrain vague. Détritus. Toujours la pluie. J'ai laissé la ville derrière moi. Les banlieues misérables, les façades grises, lézardées, les murs envahis par l'ombre. Terrain vague, minuit. L'heure de faire le bilan. Degré zéro du coeur. Blessures jamais refermées. On avance encore, on essaie d'avancer, on n'avance plus. Terminus. Autour de moi, des statues mutilées, des bicyclettes rouillées, des boîtes de conserve écrasées.
La mort est là, qui s'est faite si douce pour se loger aux sources du silence. La mort qui m'attend. La mort que je ne rejette plus, marée chaleureuse dont les bras liquides se refermeront sur moi à jamais. Malade, foudroyé. La dernière parcelle de vie qui se liquéfie sous le feu de la souffrance. Solitude aussi. Enfermé des mois dans des cliniques, parmi le troupeau des maudits. Surtout ne dites pas que vous comprenez. Toute clarté dévorée par les ténèbres. Et la peur. Angoisse comme une déchirure atroce au fond des entrailles. Retranché pour toujours dans l'enclos des ténèbres. ................................................. Anne, je crie ton nom dans le soir glacé. Je voudrais que ma mort creuse une petite ravine tout au fond de ton âme, une petite ravine où j'aurais encore ma place après des années de silence. * "Derniers poèmes" quand je mourrai demain s'il se peut enterrez-moi dans une terre humide et lourde de chaleur que la voûte de planche étoile mon sommeil que personne ne pleure moi qui ne sus pas vivre je pourrai enfin m'élever dans la nuit au son clair
Journal d'enfer et poèmes inédits (extraits) "Fragments d'un Journal d'enfer" Angoisse. Pétrifié. Plus un geste. Même pas l'aumône d'un coup de pied dans le cul. Voudrais hurler. Impossible. Voudrais pleurer. Impossible. S'arracher à la terre. Fuir. Se cacher. S'enténébrer. Se roidir dans un coin perdu. Sans rien. Les gémissements pour rire. Les hurlements pour faire diversion. Crever enfin. Et qu'on n'en parle plus. .................................................................... Drogué. Abruti. Écrasé. Crucifié. Impossible d'oublier. Pas un détail. Toute la panoplie de l'horreur. Ces gestes pourquoi ? Ces paroles pourquoi ? Ces luttes pourquoi ? Cette souffrance inouïe pourquoi ? Ne plus se poser de questions, rouler dans la merde. Les yeux arrachés. Ces couilles inutiles enfin écrasées. ............................................... Rage. Ô rage. Néant. Monde qu'on voudrait pulvériser. Qu'il n'en reste plus une miette. Haine de soi-même. Des autres. De tout. Un jour des étrangers s'affairent autour de vous. Cliniques psychiatriques. Cure de sommeil. Cure d'insuline. Électrochocs. Pyréthothérapie. Hallucinogènes. On voudrait mitrailler le Christ. Ce sale menteur. Et tous ces salauds. Médecins, infirmiers. Brutes incapables de compréhension. Mourir. Mourir. Mourir. Mourir. ................................................ Ils parlent de la joie. De l'amour. Connais pas. De quoi s'agit-il ? Réclame une explication. Voudrais savoir. Voudrais comprendre une fois au moins avant de sombrer. Toujours la pluie. La vie ruisselante du sang. Les mains tendues vers on ne sait quelle proie qui toujours se dérobe. ................................................ Nuit d'insomnie après une journée passée dans l'angoisse la plus stérile. Défilé de tous les souvenirs les plus odieux. Les plus déchirants. Lové dans un noeud de crispations musculaires et de spasmes intestinaux. Ne pas songer à demain. Barbituriques. Aucun effet. Sensation d'écroulement. Âme convulsée. Sortir. Sortir. Toutes les issues sont bouchées. Murailles épaisses. Grillages. Portes verrouillées. Fenêtres barricadées. Univers où l'épouvante se meut comme un serpent sournois. Les anneaux se resserrent. Étouffement. Sortir. Sortir par la porte royale de la Mort. Nuit d'insomnie. La chambre n'est plus qu'un lieu sans nom où grimacent des fantômes. .................................................. Cette perpétuelle oscillation entre le oui et le non. Tu pars ou tu restes. L'Angoisse diminue je reste. L'Angoisse revient au grand galop. Je pars. Vivre tous les jours dans cet état d'indécision et d'impuissance conditionnées par la maladie. Apparemment la folie aurait dû envahir mon esprit depuis longtemps. Mais non. Plus on souffre et plus on est conscient de son état.
Tapi au fond du gouffre. Décomposé par l'épouvante. N'ose plus faire un pas hors de la chambre. Fenêtres closes, rideaux tirés. Verrou poussé. Phobies. Idées délirantes. Vertige. Pâleur. Tremblement de tous les membres. À bout. Les mots sont incapables d'exprimer cette horreur. Profite d'un instant de répit pour clouer ces mots sur la page comme on cloue un cercueil. ................................................. Suicide raté. UNE SEMAINE DANS LE COMA. UNE SEMAINE DE DÉLIRE. Hôpital psychiatrique pour la cinquième fois. LE VOYAGE AU BOUT DU DÉSESPOIR A RECOMMENCÉ. Que reste-t-il de cet espoir qui fut si grand au temps de l'adolescence ? Rien. Plus une trace. Février 1965. Nouvelle et violente envie de suicide. Cette fois-ci je ne me raterai pas. Me jetterai sous un train ou du haut d'un pont. Point final à ce fragment d'un "Journal d'enfer". * "Poèmes inédits (1964-1965)" je partirai vers la terre accueillante qui m'ouvrira ses caves d'ombre alors que toi tu ne songeras même plus à cet homme rongé par le cancer de l'angoisse qui troua tes jours comme une lame aiguë mars 1965 * dans la poussière j'écris ton nom mon beau désastre mon précipice ma route défoncée dans une cavalcade de désirs inassouvis je gravis les collines de grande misère l'oeil avide jamais ne rêve à la blancheur des murs où je voulais m'étendre pour que le soleil envahisse mon corps repus de souffrance 31 mars 1965 — mon anniversaire 31 ans
Labyrinthe du désespoir in Parler seul © 1969 Éd. des Malvoisins, Porrentruy, Suisse.Tous droits réservés.
Labyrinthe du désespoir. Corridors glacés que l'épouvante balaie. Me voilà pris au piège. Cette longue descente au fond de l'abîme n'aura jamais de fin. N'est-il pas vrai que l'on continue à souffrir au-delà de la mort ? Il est peut-être un monde de lumière, où la vie coule aussi douce que le miel. Monde auquel je n'accéderai jamais. J'aurais dû savoir m'arrêter à temps. Souffrir et aimer avec les autres. Rien de plus terrible que de macérer dans son pus, sans espoir de guérison. Pour l'instant la douleur s'est tue. L'univers des monstres a reculé au-delà des murs de cette chambre encore toute gorgée de tant de souffrances inutiles, de tant de massacres inutiles.
Lutter jusqu'à la limite de ses forces ! Et pourtant je sais que la trappe s'est refermée sur moi, comme elle s'est refermée sur tant d'autres existences ratées, maudites. Je pense à tous les suicidés, à tous les martyrisés qui cherchèrent, en vain, la lumière. Il n'est même plus temps de maudire. Maudire, c'est se révolter, ne pas accepter la mort, essayer encore une fois de trouver l'énergie nécessaire à de nouveaux combats.
Et maintenant, y a-t-il autre chose que cette lutte dérisoire contre les ombres, que ce déchaînement de toutes les forces dévastatrices de l'enfer ? Ne plus pouvoir faire un geste, ne plus pouvoir ouvrir la bouche, ne plus pouvoir penser sans que se déclenche en moi cette houle torride, cette marée de désespoir. Assister impuissant et lucide au démembrement de son âme. S'échapper à tous les degrés. Ne plus s'appartenir. N'appartenir qu'aux forces de l'ombre et voir s'éloigner peu à peu le monde des vivants.
Toi qui passes et toi que je connais, vous étiez peut-être la lumière, la guérison. Ne croyez pas que je vous mens, si j'affirme que maintenant encore j'espère un miracle, mais quel miracle ? Quand tout est massacré, quand la machine infernale a démarré, que reste-t-il à tenter ?
Aspirer à vivre quand il est trop tard. Marcher vers la mort, l'esprit lucide, mais l'âme détruite, comme rongée au vitriol. Maintenant je sais. À force d'avoir tout désappris, à force d'avoir purgé tous les dégoûts, j'ai fini par comprendre. Seul irrémédiablement, abandonné dans le Sahara de cette souffrance inhumaine, j'essaie encore de parvenir jusqu'à vous, mais chaque tentative semble vouée à l'échec.
La cadence de la souffrance se précise peu à peu. Rares sont les minutes où il m'est encore permis d'entendre le chant d'un oiseau, le cri d'un enfant. Monde de la désolation, monde hagard où se meuvent par instants des formes déchirées. Après tant d'autres, me voici plongé dans l'enfer, le seul enfer réel, celui de la souffrance sans espoir. Plus une seconde de répit. J'ai peur d'un bruit dans l'escalier, et nul doute qu'un vol de papillon susciterait en moi un grand vent d'épouvante. Ce soir, muré dans l'éternelle souffrance des hommes, je tente pour la dernière fois de desserrer l'étau qui verrouille mes lèvres.
Ce travail de bête acharnée, je l'ai recommencé jour après jour, dans la nuit et le dénuement. Mais pourquoi est-il si difficile de mourir ? Osciller sans cesse entre la vie et la mort. Ne plus pouvoir choisir. Sentir que l'on existe uniquement par la souffrance implacable qui vous cloue au sol. Ne plus pouvoir ni avancer ni reculer. Dans un sens comme dans l'autre, c'est la mort. Impossible de revenir en arrière. Et aimer c'est se choisir une mort plus terrible que toutes les autres, morts multiples, suicide de ma jeunesse, portes refermées sur l'inhumain.
Derrière la fenêtre hermétiquement close, le soleil luit, et personne ne peut croire à la lente décomposition de mon être. Marche inexorable vers la mort. Les autres, je les vois encore, mais comme des êtres appartenant à un monde étranger. Je vois ma mère aussi, qui gravit son calvaire, jour après jour, sans un mot de reproche. Ma mère qui continue à souffrir dans l'humilité la plus totale, toujours effacée devant la douleur des autres. Famille tout entière plongée dans l'abcès, par ma faute. Et mes amis, et toi que je nomme mon amour, pourquoi avez-vous refusé de m'entendre, de m'aider ? Je suis avec les autres, cloués sur leur lit d'hôpital ou parqués dans les asiles. J'ai trop traîné, seul, à détruire ma vie au fond des bistrots, dans les rues, la nuit, j'ai trop traîné dans les salles d'attente des médecins, de ville en ville. Je n'accuse personne. On dirait qu'une malédiction s'acharne sur certains êtres, jusqu'à en faire ces parias qu'on voit traîner sur les quais, et qui attendent un impossible départ vers la délivrance.
La révolte et la haine sont tombées, et avec elles tout ce qui me tenait lieu de vie, mais l'auto-destruction, cet insensé besoin de tout massacrer persiste et se propage en moi comme un cancer. Là-bas, en Espagne, dans les bouges et les banlieues crucifiées sous la misère, j'ai vu jusqu'où pouvait mener le désespoir. Espagne, ô terre de mon dernier voyage, plainte rauque du flamenco, fichée entre mes épaules comme un couteau de boucher. Souviens-toi de ce départ à la gare de Valencia. Sans doute savais-tu déjà qu'en rentrant tu venais de signer ton arrêt de mort. J'aurais dû savoir qu'un jour, en dépit de tous mes efforts, cet abcès finirait par crever, drainant son pus dans mes veines.
Chants du blues, chants du flamenco, cantiques de la désolation, je vous entendrai jusqu'à la fin, comme il m'a semblé entendre une nuit d'insomnie le cri de ceux qu'on humilie et bafoue. Vous qui vomissez à quatre heures du matin vos glaires de haine, vous qui rentrez seuls dans vos chambres glacées, vous tous que la vie a broyés dans son étau. Pourquoi faut-il payer si cher un frisson de plaisir, un moment d'oubli ? Le soleil s'arrête à ma fenêtre, mais ne pénètre pas à l'intérieur. Dehors, il y a tous ceux qui vivent, il y a tous ceux qui accomplissent des gestes d'homme, dans un monde d'homme. Fermé à tout autre univers que celui de la terreur, je n'ose même plus m'aventurer au-delà de ma chambre. Il faut payer. Et maintenant, j'adresse mon salut à vous les martyrisés : juifs exterminés dans les fours crématoires, esclaves voués de toute éternité à l'exécration, solitaires, ivrognes, bafoués, maudits en solde dont personne ne parlera jamais, vous tous qui portez le poids du monde comme une malédiction. C'est dans votre pus que gît, comme une étoile pulvérisée, la seule vérité de ce monde : la souffrance. Et je sais qu'il n'y aura jamais personne pour rassasier ceux qui ont faim, pour étancher la soif de ceux qui tournent en rond dans le désert, sous l'implacable soleil de la désolation. Il n'y aura jamais personne pour aimer ceux qui crèvent de solitude, ceux qui n'osent même plus parler, parce qu'ils ont perdu leur voix dans le dédale du silence. Je voudrais ce soir que ma souffrance s'accorde à la vôtre. Je sais que toute douleur répand sur le ciel une large traînée de sang, et je m'étonne parfois de le voir si bleu, si vierge de toute tache révélatrice. Poème d'incroyable souffrance que les hommes ont tracé sur cette vieille terre ravinée, terre des morts où j'essaie encore de trouver une voie libre à travers un dédale d'empreintes sanglantes.
Lettre inédite à Hughes Richard © 1995 Hughes Richard
Lausanne Un dimanche de gloire [30/06/57] Dans le fond, écrire des lettres, ça fait passer un moment. Ta dernière lettre ne m'a guère étonné. Il faut bien se rendre compte que nous sommes coincés ; moi je n'espère plus rien. Je m'accroche parce que mon corps se rebelle à l'idée d'aller prendre place entre six planches et des clous. Pas d'autre explication à ma vie. Actuellement, je vis dans une misère physique et morale intolérable. Plus aucune attirance pour rien. Plus d'intérêt. La mort par lente asphyxie. Ça peut durer longtemps ces trucs-là ! Le travail que je fais ne serait pas trop horrible si ce n'était l'horaire qui m'impose un régime que je ne supporte pas. Je rentre à trois heures, anéanti, j'essaye de dormir. Impossible. Je prends des somnifères. Je dors cinq ou six heures. pendant la journée je traîne après m'être bourré de pilules contre les névralgies, les maux de ventre. Le soir j'ingurgite une cafetière de liquide brûlant pour tenir le coup, et ça dure depuis trois mois. Je m'anéantis, je me "néantise" chaque jour un peu plus. c'est donc pour moi une nécessité physique que d'arrêter ce travail ; mais il me faut un peu de fric pour tenir durant l'hiver. Je vais donc essayer de bosser jusqu'à fin octobre. Je ne peux pas te proposer la place que je vais quitter. Il y a déjà un candidat qui n'attend que mon départ pour s'y ruer. Voilà. Pire que jamais. Pour moi l'affaire est classée. Inutile d'ajouter que je ne peux te donner aucun encouragement. Par ici c'est toujours la même merde. Ricanements. Dégoût. Plaisanteries de potence. Sentiment de défaite irrémédiable. Longue quête de désespoir. Pour moi, il n'est plus question d'écrire. C'est fini. Le vide complet. À vingt-trois ans le vide complet ! Ça c'est des existences ! On me demanderait un article sur Corbière ou un type que j'aime, que je ne pourrais pas éjecter un mot. Voilà. Ce soir, 6 heures de résultats sportifs à corriger, 6 heures d'abrutissement intégral. Comme disait Charles Cros, ou à peu près : je suis un homme mort depuis plusieurs années. Salut Giauque
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