MEDHI BELAJ KACEM

Mehdi Belhaj Kacem en six dates 17 avril 1973 Naissance à Paris. Automne 1973 Arrivée en Tunisie. Eté 1986 Retour en France. 1989-1990 «Cancer»Tristram. 1996 Premier concert de Tricky. Février 2000 Parution d'«Esthétique du chaos», Tristram

Penseur en désordre Par ERIC LORET - 26/0/2000

«Je ne veux pas me faire reconnaître, mais faire reconnaître quelque chose.»

Contrairement à Kafka qui a eu le mauvais goût de laisser traîner une photo de lui à la plage (rarissime, certes, mais quand même), on ne verra jamais le maigre Mehdi Belhaj Kacem en maillot de bain. Ce n'est pas son genre. Nous sommes dans un rade du côté de Boulets-Montreuil, moins crade cependant que celui où il nous avait donné rendez-vous quelques mois plus tôt pour la sortie d'Esthétique du chaos, et, malgré juillet, la seule idée de lui demander s'il part en vacances est en soi hautement comique. En régime d'écriture, Mehdi Belhaj Kacem (à ranger à la lettre B sur vos étagères) bosse en effet quinze heures par jour. Mais qu'il travaille au livre en cours, prenne des notes pour le suivant, s'affaire à sa revue EvidenZ, fomente la révolution, se bourre la gueule ou se décalque de tout autre manière, il est clair que donner corps à sa pensée est pour lui un job à temps complet. Il précise tout de même : «Je mets un point d'honneur à ne jamais écrire déchiré. Sauf peut-être pour l'Antéforme, mais j'ai fait les révisions à jeun.»

A la fois jeune espoir (il a 27 ans) et écrivain aguerri (il publie depuis sept ans), MBK ne donne rendez-vous que dans des cafés, car il s'y sent plus chez lui que chez lui, «moins parano». C'est apparemment dommage, parce que chez lui, Mehdi fait de la bonne popote, dixit : «J'ai appris sur le tas. Au début je faisais des trucs très lourds, mais maintenant, c'est beaucoup mieux.» Il cite un brocoli, deux faisselles. C'est plutôt nouvelle cuisine, on dirait. Rien à voir en tout cas avec la Tunisie de son père où il a passé les treize premières années de sa vie : «Je suis né d'un couple mixte. On a d'abord vécu dans un quartier populaire, puis dans une villa un peu mieux.» Ce n'est certes pas la misère, le père est informaticien, la mère traductrice. Un oncle est magistrat. Mais à l'entendre déclarer qu'il n'a pas la Sécu, qu'il ne mange pas tous les jours à sa faim ou qu'il a toujours été snobé par la jeunesse dorée du lycée international de Tunis, le prolétaire moyen s'irrite un peu de ce misérabilisme. Pourtant, MBK ne se plaint pas. Il ne demande rien. Ne tient pas à être médiatisé, sans faire non plus son Blanchot : «Je ne veux pas me faire reconnaître, mais faire reconnaître quelque chose.» Il avait fui les médias en 1996, lors de la parution de Vies et morts d'Irène Lepic, alors qu'il aurait pu devenir pop-star de la littérature, eu égard à son beau cerveau et à sa belle gueule. Vue de là, sa bohème apparaît donc non comme une coquetterie mais comme un travail réglé d'autodestruction, d'autolyse propre à transfuser l'œuvre. Il cite le mot de Deleuze : «Devenir minoritaire.»

Le voir ici figurer comme penseur fera se bidonner quelques-uns, car tout le monde n'apprécie pas le Belhaj Kacem.

Il a deux sortes de grands ennemis. D'abord, ceux qui l'accusent d'être illisible et «pseudo branché». De ceux-là, que dire, sinon qu'ils doivent placer bien haut la branchouille, puisqu'ils croient qu'il en existe une copie dégradée. Artificiel ? Il l'assume : «L'artifice comme travail, fabrication. Je vis ma langue.» Quant à la lisibilité, comme dirait Godard (qui figure avec Garrel, Eustache ou Carax à son panthéon), le problème, c'est qu'elle masque le plus souvent qu'il n'y a rien à lire. Ensuite, il y a les situationnistes, qu'ils soient pro, post, néo ou regular size. Les excommunications situ sont plus effroyables que chez les surréalistes et les lacaniens réunis, et l'on a tôt fait d'être un traître. Là, MBK, avoue un peu sa responsabilité. Après avoir découvert Lautréamont à l'âge de 14 ans, puis Artaud à 16 et Nietzsche à 18, tout en faisant par ailleurs des «lectures de culture générale», il passe le bac en se gavant de textes situationnistes. «Au début, la prof de philo était intéressée, puis ça l'a rapidement lassée.» Du coup, «le cancre qui ne redoublait jamais» va faire semblant d'aller à la fac pour traîner dans les bars, fréquenter le milieu «situïde» avec lequel il rompra en 1993, juste avant de quitter la maison parentale. Il lisait alors la Bibliothèque des émeutes. Aujourd'hui, ce qui reste de cette dernière le lui rend bien, qui le traite de «besogneux petit écrivain».

Mehdi Belhaj Kacem ne se déclare pas philosophe. Encore moins sociologue. Sur ce dernier terme, il s'amuse : «Phénoménologue de la communauté, peut-être ?» Son absence de diplômes universitaires le place à part. Même s'il dialogue avec Giorgio Agamben, Jean-Luc Nancy ou la derridéenne Catherine Malabou, maître de conférences à Nanterre et qui commente Esthétique du chaos dans le prochain numéro d'EvidenZ, il préfère se comparer aux écrivains dont l'œuvre théorique voisine avec l'œuvre littéraire, Bataille en particulier. Il cite encore Nietzsche, Kierkegaard ou Derrida, que certains, on le sait, considèrent parfois comme des littérateurs. Penseur, donc. «La philosophie aide à vivre l'expérience poétique. La littérature ne survit pas à son écriture : c'est un livre, et puis celui qui l'a écrit l'oublie. Alors que la philo est mon plan de consistance, comme dit Deleuze, c'est la rétention, la persistance dans le temps.» De fait, on voit bien que MBK n'écrit pas des bouts, des romans ou des essais, mais une œuvre continue, obsédante, que l'on aime ou non. Les détracteurs ne manqueraient pas de demander à quoi sert le Belhaj Kacem. Qu'a-t-il inventé comme concept, que sert-il à penser ? Sa philosophie est d'abord une esthétique, «car l'esthétique traditionnelle ne coïncide plus avec ce qui se passe dans beaucoup de champs». MBK veut ainsi prendre en considération le jeu ou ce qu'il appelle l'art «existentiel» des installations et autres sculptures interactives. Les questions théoriques posées par les réalités virtuelles le passionnent. Si un film sous-estimé comme Fight Club (du réalisateur de Seven, avec Brad Pitt) l'intéresse parce qu'il interroge la possibilité politique de fonder une communauté, de ce que l'on peut avoir en commun, de la révolution, c'est le film d'anticipation eXistenZ de David Cronenberg (d'où la revue EvidenZ tire son nom) qui le fascine pour repenser les questions classiques de la représentation à l'aune du jeu vidéo. L'angoisse dans notre monde «tout-sécuritaire» est aussi un de ses sujets. Bref, MBK sert à penser des choses inquiétantes et (nouvellement) familières, mais avec style : c'est aussi une «esthétisation de la philosophie».

Cette pensée-là est donc à expérimenter plus qu'à traduire, et il faut accepter de faire corps avec elle. Pensée musicale, en quelque sorte. En se racontant, Mehdi insiste sur la découverte du punk new-yorkais vers 16-17 ans, au moment où il rédige son premier livre, Cancer, puis sa période badcave trois ans plus tard. Il s'habille alors «gothique», avec «robes noires, bottes en daim et gants à la Gilda». Il consomme avec la même énergie LSD et sexe, passe son temps à «coïter dans les chiottes», car dans ce milieu «une moitié des mecs est puceau, un tiers homo et les cinq qui restent se partagent les filles, toutes belles, mais plutôt du genre Morticia Adams», ajoute-t-il. Aujourd'hui, c'est le chanteur de trip-hop Tricky qui, mêlé aux réflexions sur l'articulation corps/pensée du Corpus de Jean-Luc Nancy, vient nourrir sa pensée. Toujours un peu parano, mais avec raison (ceux qui le haïssent ne le ménagent pas), Mehdi entend bien durer. Ne pas imploser, comme certains l'espèrent. «D'ailleurs, ponctue-t-il pince-sans-rire, les gens qui se suicident sont ceux qui ont le plus d'humour.».

Extrait de Cancer de Mehdi BELHAJ KACEM (Éditions Mille et une nuits)

Quand une génération entière est si noyée dans la panique qu'elle s'achève de s'y délayer, il devient impossible de l'extirper de l'individu singulier ; il n'existe plus en tant que tel. Le plus consternant dans l'affaire est que chacun croit que cette peur lui est propre : son isolement l'asservira mieux. Il a peur, il s'afflige ; mais il ne sait pas d'où cela provient. Personne n'a peur de sa peur, seul moyen de l'excèder sans retour. Personne ne voit la structure de cette peur ; ce n'est qu'à cette condition que la liberté peut être acquise à celui qui renvoie sa peur à son décors fomenté, l'anéantissant de ce seul fait.

 

L'ANTEFORME. QUATRIEME DE COUVERTURE : «Le point de chute de la bombe d'Hiroshima était défini comme le point zéro autour dequel se dessinait un cercle de 1500 mètres de rayon, la circonférence approximative d'une force aveugle où tout se diffractait : les corps n'y étaient plus que ce limon qui enduisait les toits tenant encore au-delà du cercle, ou alors ce précipité mal défini qui colorait la terre ou s'imprimait dans d'autres tessitures; en feuilletant un numéro de Paris-Match datant de 1965 je vis une photo (devenue paraît-il célèbre) où on voyait l'ombre d'un corps désintégré qui s'était imprimé sur le mur - le corps diffracté s'éternisait en quelque sorte, mais en tant qu'ombre; on dit que vous ne pouvez vous débarrasser de votre ombre, mais Hiroshima nous aura prouvé que votre ombre peut se débarasser de vous.» Mehdi Belhaj Kacem est né à Paris en 1973. L'Antéforme est son quatrième livre, après Cancer, 1993 et Vies et morts d'Irène Lepic, tous publiés chez Tristram. retour

A 24 ans, Medhi Belhaj Kacem publie son quatrième livre, ni roman ni essai, «l'Antéforme». Avec une violence que ne tempère pas son humour, il raconte en toute singularité une marginalité qui est celle d'une génération.

Recueilli par MATHIEU LINDON
15 mai 1997

Pour moi, il y a un enjeu à écrire, c'est quitte ou double, ça passe ou ça casse. Je n'avais jamais pensé qu'avec des mots je pourrais avoir des sensations tellement nouvelles, voir le monde d'une façon si neuve», dit Mehdi Belhaj Kacem. Il est né à Paris en 1973. Son père, informaticien, est tunisien, sa mère, traductrice d'anglais, est française. Il a vécu à Tunis jusqu'à 13 ans. Après Cancer écrit à 17 ans et paru en 1994, 1993 (paru en 1994 aussi) et Vies et morts d'Irène Lepic (la narratrice de ce roman paru en 1996, et par lequel on entre sans doute le plus facilement dans l'univers de Mehdi Belhaj Kacem, est une intelligente jeune fille qui fréquente les «Goths», c'est-à-dire les postpunks), l'Antéforme est son quatrième livre. On y retrouve l'esprit sauvage, la violence avide de joie et l'humour du jeune écrivain pour qui son propre corps est l'arme de l'écriture.

«Quand on a vraiment connu le désespoir, on est comme un commando suicide : amusons-nous jusqu'au bout», dit-il. Quand son premier texte est paru dans la revue l'Immature en 1992, il s'est présenté ainsi : «Maigre. Responsable d'une ou peut-être deux dépressions nerveuses. Se lie avec des groupes d'amis moins vite qu'il ne se fâche avec eux. Aimerait savoir si le goût de l'insurrection persiste encore quelque part dans le monde. Y sera porté disparu ou l'abattra.»

L'amitié, la haine et la solitude. «Ecrire, c'est très physique, épuisant, on a l'impression de faire du sport, j'ai perdu énormément de poids en écrivant l'Antéforme. Tout le monde me disait : "Qu'est-ce qui t'est arrivé ?" Je me sentais un peu comme un fantôme, un être inconsistant, brumeux, pas très charnel, et ce n'était pas désagréable. J'ai passé un an à ne faire que ça, écrire l'Antéforme. Je n'ai pas eu de vie sociale, pas de vie sexuelle, pas de vie amicale. J'ai écrit à travers la France, à Turenne (en Corrèze, ndlr), à Nantes, à Toulouse, chez des amis qui n'étaient pas là. Je me suis débrouillé.

«On ne sait pas où on en est, avec un ami. C'est quelque chose de fuyant. J'ai appris à détester tout ce qui est de l'ordre des rapports destructeurs, sadomasochistes, j'en ai connu. Parce que ça ronge, ça ronge. L'amitié, c'est de partager avec quelqu'un une haine très profonde de beaucoup de choses et de beaucoup de gens, mais une haine qui devienne efficace, amusante et opérante. Je déteste les conflits intimes, les chantages sentimentaux. Je préférerais vivre en ermite. Je suis un vieillard précoce de ce côté-là. La solitude est un état presque idéal pour moi, trop. En ce moment, je vis chez mon amie. C'est extraordinaire de rencontrer quelqu'un qui a une exigence aussi extraterrestre que la vôtre.»

Lautréamont, Nietzsche, Proust, Deleuze, Bernhard. «Ma mère m'avait offert Lautréamont à 14 ans. Elle s'en est mordu les doigts. Je l'avais pris comme un mode d'emploi pour l'existence. Je voulais adapter ça à la réalité, je me voyais vraiment Maldoror. J'aime des écrivains comme Montaigne ou Kierkegaard, qui ne savent pas choisir entre essai et roman, pour eux il y a plus urgent. Le prince de tous, c'est Nietzsche. J'ai lu Ecce Homo à 18 ans et tout le reste l'an dernier. Ç'a été un ébranlement considérable. Ce qui s'est passé en Nietzsche, c'est une expérience à la fois très intime et qui excède la personne, quelque chose se passe en lui qui est de l'ordre d'un peuple, d'un événement historique.

«Mille Plateaux (de Gilles Deleuze et Félix Guattari, ndlr), aussi, est important pour moi. C'est une entreprise comme Proust dans le roman, une prise en charge absolue du monde, ça peut paraître mesquin aux idéalistes ou aux romantiques. C'est une attention à tous les détails, un système punctiforme. A la recherche du temps perdu est une tentative unique dans l'histoire humaine, pas seulement dans la littérature, d'assumer tous les aspects de la vie. Deleuze introduit ça dans la philosophie. Quand on a lu Deleuze, aller au cinéma prend une autre dimension. Deux livres de ces cinquante dernières années m'ont fait rire à gorge déployée : le Festin nu, de Burroughs, et Maîtres anciens, de Thomas Bernhard.»

Le Pen, le mal et la littérature. «Quelque chose d'assez noir va arriver, de beaucoup plus violent que ce qu'on imagine. C'est presque une situation religieuse. Pendant des siècles, la question a été la non-existence de Dieu. Ce qui surgit en ce moment, et ce peut être très négatif, c'est mettre en question l'existence de la société. C'est ce que je fais, aussi. Peut-être que je me trompe, qu'un chromosome inconnu ne fonctionne pas bien dans mon cerveau. Mais il y a une incroyance en la société. Je ne fréquente que des gens en marge, tout le monde est en marge dans ma génération, il y a une marginalité diffuse qui devient athéisme montant face à la société. La vie politique est une mascarade autorégulée. Plus aucun parti n'est susceptible de représenter un danger, sauf le Front national. Pendant des siècles, on s'est intéressé à ce que Baudelaire appelait "le mal" et Bataille "la part maudite", et le vrai danger est : en politique, on laisse ça à Le Pen. Je ne suis pas irresponsable en disant que c'est une grande chance pour la littérature. Baudelaire a porté à sa forme chef-d'œuvrale et terminé l'idée du mal, Lautréamont aussi. Sont venus Nietzsche, Artaud, Bataille, Deleuze sur Bacon. Quelque chose de technique prend le relais de ce qui était le mal, quelque chose qui est de l'ordre du chaos, débarrassé de tout sentimentalisme, qui est beaucoup plus sensationnel au sens qu'il relève des sensations. C'est différent du mal qui était psychologique, et de la part maudite qui était dialectique. C'est peut-être naïf mais j'y crois très fort : la littérature, ou l'expérience philosophique ou poétique, débarrassée des oripeaux utopistes (le politique, le social), peut arriver à une esthétique, pas moraliste, pas engagée, qui arrive à lutter contre le politique et le social. Il y a un consensus presque conspirationnel pour laisser le mal à Le Pen. Il faut assumer le mal.» .

Article paru dans Le Matricule des Anges
                               Numéro 23 de juin-juillet 1998


A propos de L'Antéforme


Pulsée par l'explosion atomique d'Hiroshima, l'écriture de L'Antéforme est un souffle d'une puissance gigantesque, dans lequel sont pris le corps et la pensée. Avec ce livre, Mehdi Belhaj Kacem ose prendre en charge "cette remise en question fondamentale de l'humanité en tant que telle, en tant que genre, espèce, mais aussi du corps, dans l'acception qui avait prédominé jusque-là : une complexion organique limitée et précisément démarquée et séparée du monde". L'homme héritier d'une conception dualiste disparaît corps et âme avec Hiroshima, pour laisser place à l'homme renaissant de l'âge atomique, que Kacem nomme antéforme.

Ayant "la très vive sensation de pourrir vivant", le narrateur de L'Antéforme est "pris de décomposition comme on dit pris d'une démangeaison". Le symptôme s'accentuant, la désagrégation devient le fonctionnement même du corps qui n'est plus qu'une vaste explosion, animé intérieurement d'innombrables déflagrations. Malgré le danger de voir son corps purement et simplement annihilé, le narrateur entreprend de "mettre ce mal à profit (…) à titre de processus d'approche de l'informe". La poétique du corps atomisé, éclaté dans son infini moléculaire, à l'oeuvre depuis Cancer trouve ici son plein aboutissement. Auscultant la vie organique de son propre corps explosé, attentif à la force de ses désirs, à l'extrême diversité de ses sensations et à la puissance trop souvent insoupçonnée de ses manifestations, Kacem dresse avec minutie la cartographie des multiples régions du cosmos intérieur qu'est le corps. Les événements surgissant dans ce cosmos avec la force de l'évidence, des sensations proprement étonnantes comme les "premières stimulations génitales", sont une source incessante de questionnement pour la pensée. "Penser, être sexué, fissure et fragmente la réalité". Conforme dans sa lucidité à la nature atomistique du corps, la pensée qui fait face à cette explosion se reconnaît comme "un fourmillement, une sorte d'organisme fluide, dispersé, atomique". À l'inverse de l'intelligence formatrice qui cristallise des émotions, la pensée est une "force désagrégatrice".

"J'écris sur une explosion". Telle une onde de choc, la puissance de l'écriture éclate tout entière dans son mouvement. Les quelques événements narratifs importent moins que la prolifération même de l'écriture dans son déploiement spatial. L'Antéforme est un récit expérimental, au sens de la "littérature expérimentale, c'est-à-dire de toutes les expériences rendues disponibles dans la vie", d'inspiration autobiographique. À l'écoute de la sensation, Kacem compose une "sténographie symphonique" qui retranscrit le processus de décomposition par le "langage d'une émotion". Emportés dans "l'accélérateur de particules" où résonne la pensée, les mots se frôlent, se croisent, s'entrechoquent. Issue de cette mouvance, la phrase progresse, dans un martèlement bruitiste au rythme infernal, en explorant les multiples trajets sinueux d'une pensée qui fuse dans toutes les directions. Cette longue phrase, où "chaque mot recèle ses sens mouvants, ses coulissements, ses doubles ou quadruples ourlets, ses glissements parfois massifs et sédimentaires, de sorte qu'à à peu près aucun mot ne correspond la même définition d'une ligne à l'autre", manifeste la voix singulière de Kacem, en usant de tous les ressorts typographiques nécessaires à son expression (tirets, parenthèses, guillemets, italiques…). À partir de ces variations, les longs paragraphes forment de vastes mouvements à la fin desquels, quand l'exubérance s'atténue en même temps que le rythme, la voix résonne à l'unisson avant de se taire. Cette voix qui "ne peut matériellement s'autoriser à parler que sur un fond silencieux" compose une musique grandiose où l'émotion varie du lyrisme le plus bouleversant au rire le plus franc, et de la profération la plus sereine aux assénations les plus véhémentes. Le rire participe constamment de l'écriture de Kacem. Orienté avant tout vers lui-même ("Quand je me vois dans la glace, je me sens exactement comme un singe"), un sentiment général d'ironie infuse à la langue un humour qui transparaît naturellement à travers la formulation (ces nihilistes "aigris par leur mauvaise digestion de l'hostie debordienne"), une idée ("que “science sans conscience” ne soit que ruine de l'âme, c'est heureux puisque la science ne s'acquiert ici que par une ruine générale de l'âme, de la pensée, de l' “intelligence”") ou bien encore la narration avec cette longue scène chevaleresque où le narrateur est en quête des "derniers écrits de Nietzsche". En même temps qu'il allège la radicalité de certaines prises de position, l'humour tempère l'extrême tension du flux narratif torrentiel dans lequel est plongé le lecteur.

Le cycle de la révolte corporelle qui éclate au sein d'un individu socialement isolé dans 1993 et qui s'étend à un petit groupe d'adolescents dans Vies et morts d'Irène Lepic, se clôt avec ce dernier livre en se portant à l'échelle de l'humanité. L'Antéforme est le livre d'une renaissance. Ayant frôlé la déperdition de soi dans l'expérience de l'informe, c'est par la pensée et la sexualité que l'homme conçoit sa renaissance. Quand toutes les déterminations (historique, psychologique, sociologique…) que son corps a subies se sont dissoutes dans l'explosion, il ne reste plus du corps que l'antécorps, cet entrelacs où chaque élément a la "faculté, souvent affolante, de mettre en relation, par collision, épissure, nouage, mélange ou infusion, des éléments par ailleurs isolés et inopérants, qui ne se mettent à agir et à exister que par ces mises en relations" . Rapportant l'antécorps, cette "pure mobilité", à la mouvance infinie du monde, l'homme s'éprouve comme étant le corps-monde. C'est ainsi qu'il se pense antéforme et qu'il habite le monde de l'ère atomique. C'est dans ce rapport de nécessité avec le monde que s'affirme la profonde liberté de l'homme, dans sa radicale singularité. L'antéforme exprime non seulement la consubstantialité de la pensée et du langage mais aussi révèle la charge politique de ce livre où les mots doivent dire l'expérience vécue et "faire agir dans la réalité en tant que faits plus probants dans cette réalité que tout ce qui nous est servi comme réalité" . La pensée ontologique de L'Antéforme est moins un savoir qu'un art de vivre, celui de l'extase.

Antoine Daguin (Nantes)

L'Antéforme

Mehdi Belhaj Kacem

ESTHÉTIQUE DU CHAOS
MEHDI BELHAJ KACEM

Esthétique du chaos

TRISTRAM, 368pp, 140F, 2000.

Mais dans ce que nous avons l’habitude d’y nommer sublime il n’y a absolument rien qui conduise à des principes objectifs particuliers et à des formes de la nature conformes à ces principes, de sorte que si celle-ci suscite l’idée du sublime, c’est le plus souvent à la vue de son chaos et de son désordre et de sa désolation les plus sauvages, là où ne règnent que grandeur et puissance.

À Nathalie, donc à l’amour ; par-delà la passion, qui fait de l’amour une guerre.

À Catherine Malabou, pour la richesse que le dialogue qu’elle a accepté que j’inaugure avec sa pensée a apportée à la longue maturation de la mienne, et à son ex-plosion ici.

À Jean-Luc Nancy.

Aux tricksters volontaires ou pas du jeu dangereux dont ce livre, au même titre que les individus, les textes, les références (les morts) et la revue Evidenz, est un des héros : et notamment à Adrian Smith.

À Lorette Nobécourt.

À Michel Surya.

 

(Essai d’Épitaphe)

… en goule de Kacem, dessus l’enduit métyllénnien,

Kacem
rotant son déglûtis, les caillots de foutraill’, s’les ensprial à lannulair’ !, doigte la couenn’ sous la lannièr’, touill’ au rameau l’éjaculat ! Kacem, rérect soubresautant son osselièr’ sur scaphoïde du juché, rot consommé dans la slipaill’ au trémul d’l’imbriaqu’ dilatée de condyl’ en tibia, de sa dextr’ barbouillée de chiat vert foul’ au rameau le foutraillon…

Pierre Guyotat

 

Un simple virus, un énoncé qui n’a que le mérite de se tenir comme tel ; un simple tact, un effleurement après la nuit des longs couteaux du consensus, et le séjour prolongé dans le temple du grand Non-Pardon, les exorcismes ; ce simple souffle, sur la membrane, – fut d’écrire ce livre.

« C’est pourquoi, à la fin, tout système de pensée se désagrège en soi-même, et il n’y a que corpus des pensées », écrit Jean-Luc Nancy. C’est pourquoi, à la fin, tout système de représentation se désagrège en soi-même, et il ne reste que corpus des représentations. Et c’est pourquoi les corps se créeront ; ils peuvent créer leurs esthétiques, les corpus de renvois qui font une représentation ; ils peuvent même les créer au corps à corps avec l’idéologie systémale de la représentation, qui pénètre partout et ne laisse plus intacte aucune demeure (sans-tact) ; plus, ils peuvent créer sur sa désagrégation, et plus encore : ils peuvent créer sa désagrégation. C’est une révolution, qui donne vie à des corps. Par simple tact, tout le plomb s’ébranle, et la pierre de Saint Augustin découvre le feu. Les pierres tombent, les feux s’élèvent ; seront-ils étouffés à nouveau, ils ont maintenant le temps pour se battre ; toute une vie, de corps révolutionnaires se créant par l’ex-plosion même dans et du système de représentation existant.

Qu’on n’approche pas une telle pensée sans savoir qu’on ne pourra la comprendre qu’en en subissant à terme toutes les conséquences existentiales ; y entrer engagera tôt ou tard le visiteur dans une potentialité de danger qui, à ne pas recouvrir, par essence, les formes qu’elles ont revêtues pour moi, réalisera à travers sa phénoménologie nécessairement singulière la même intensité de force que celle qui fut en jeu dans « mon » cas. Cette force implique une part de dévastation. Et quelles que soient les formations par nature imprédictibles que lui donneront ses nouvelles destinations, elles ne pourront qu’être en partie nimbées de ce terrible indice de dévastation. Ego consumimur : ce latin de cuisine, survenu à la faveur d’une violente transe chimique, et à l’aberration grammaticale trop justement signifiante pour que je la corrige, fut mon patronyme pendant toutes ces années.

L’Esthétique du Chaos se sera donc contenté de dire un corps ; tuer son identité dans le système, le mettre dans la tombe, envisager comme ne lui appartenant pas non seulement cette syntaxe politique, mais le langage tout entier. Dans la tombe, il assume les morts qui sont non seulement parmi nous, mais à même nous ; il y conclut par ailleurs un pacte avec les morts, leur temps ; il pactise avec quelques vivants, mais étant désormais ni vivant ni mort, son tact est d’abord la morsure d’un vampire ; elle gêne, fait mal, démange pour un laps, purule un peu et laisse apparemment exsangue. Enfoui, seul le souffle pouvait redonner la vie au charnier, jusqu’à l’intensité d’une bombe. L’énonciation trouvée, elle dit l’invention d’un corps dans le temps. Et ce fut un événement ; ce fut même, par pointes, l’extase. Quel corps visita le temps de cet événement, quelle incarnation tempora l’océan furieux, le chaos orageux des signes où son pacte l’immergea ?

La corporalité est son potentiel
la corporellité, la violence politique de son être-avec
l’assomption de celle-ci, Frankenstein-le-Mehdi, revient hanter celle-là, la suivre comme son ombre, pendant qu’elle explose, dans la putrescibilité des signes
ce qu’elle transgresse, c’est par le tact, et les milliers de fils qu’elle remue, intensifie la désintégration
l’immanence en lui de la disséminalité des morts s’étend, vampirise de plus en plus loin, assume les morts comme les échos, – la halogénétique, ex-ponentielle, ex-potentielle, – de ses limites
son sens : la suspension de ce halo, des renvois aux morts, aux morts ici, et aux morts là-bas (pas si loin, à portée de main)
la puissance de ce sens : le mode de sa dispersion dans le temps
chacun a cette puissance, l’étouffe
faute d’as-sumer radicalement
ce qu’est « la » Mort : littéralement rien
et étouffe dans le carnage des non-vies, des ombres entre-mangées, de la vie « vivante », qui étouffe sous les morts, sous le perpétuel
refoulement, dans l’amnésie dehors
et la dé-pression impactuelle dedans
s’enfouir beaucoup plus profond
dans les morts, parce qu’eux sont
au contraire de « la » Mort qui n’est rien, que ce que vous en dites : vos procédures à même les corps, et qui n’en ont rien à foutre de « la » Mort et des morts

tu t’aliènes, t’ex-crètes
tu es une catastrophe
de signes
ta perversion, le seul pouls des catastrophes
tu traînes, tu picoles, tu rencontres
tu t’enterres dans les coins perdus,
l’in-discernement : ta respiration
tu inhales, tu étouffes
tu te perds, te retrouves
dans la tombe
tu ne sais plus qui tu es, quand tout va bien
dans la tombe, tu t’en souviens
tu le sais, tu reprends tes esprits
les esprits de ta fondamentale folie

tu ne t’en sortiras pas, tu n’as rien

la communication : l’économie de sa passibilité, la contrebande de sa possibilité
l’information, l’ennemi, l’économie du meurtre partout
la réquisition des signes, partout, leur système
leur grand Capital
partout la triche, l’équivoque

tu jouis de ne pas jouir de la synchronie
tu jouis des plaisirs déchiquetants de la diachronie
tu dérapes, te déboîtes
ta perversion
pulse
cette jouissance
ce plaisir
permanent
dans l’enfer et même
parfois, toi aussi
la complaisance
mais cette perversion
est si perverse, qu’elle déchire encore
déchiquette, équarrit
met en pièces,
et est d’autant plus
ton pouls

consensus
cons
sang
sucent

con-sensualité des corps
rapprochement et densité des morts

plus les corps sont tout près, enserrés
plus ils mentent, prétendent « se comprendre »
plus les tissent
les entre-pets
rogneurs, voraces, jamais rassasiés
des morts, et c’est vous les nécrosés

on trahit toujours quand on comprend
et c’est quand on prétend soudain, posant la limite, « ne pas comprendre », qu’on comprend le plus éhontément, qu’on trahit doublement, et on ment
penser, trahir la trahison, ne plus tricher, ne plus comprendre
mais prendre
en sachant ne pas avoir prise
sur ce qui est pris
jamais
mais seulement tracé, éraflé
en contractant la vie, je dé-contracte les morts, fait fluer les passions, elles remuent, s’affolent, tout hurle

l’auto-affection
n’existe pas
que pour les rapiats
ratés
de l’interminable AUTO

ego consumimur, assez sérieux
tu t’effondres, dit-on, ne tiens pas le coup
et moi je dis
que ça va barder

tu danses, hurles, exorcises
ta passion
dans le débitage en mini
en miettes et en rognons
du chaos des affections

tu ne les ramasses pas, les laisses en chemin
tu en as toujours plus, hystérésis
tu entres en déclosion
comme dans l’extase
et jusqu’à la décision,
de ta perversion, du corps de ta passion
la décision de

amour est le nom
de ta dés-intégration
pulsée dans les signes
respirant la dissémination

perception, simplement,
tout ce que tu perçois, pas « toi »
est le nom de la désintégration
percevoir, seulement percevoir
désintègre déjà, amorce l’ex-pulsation

voir, entendre
sentir, toucher
tout est déjà cette aliénation
de l’affection tu fais ta violence, de l’affect ta puissance ; n’est-ce pas toujours ainsi
c’est toujours ainsi
le nom de cette désintégration
est corps
son destin
n’est qu’une ombre, et tu t’en tapes
ne te demande pas
si tu vas exploser
tout corps est cette explosion
la question
est d’en faire
quelque chose
assumer l’explosion

 

 

Belhaj Kacem, le démon de Mehdi
Abstruse de prime abord, la prose chaotique de Mehdi Belhaj Kacem, 27 ans, devient vivante puis virale, jusqu'à désintégration des « déchets de la signifiance ». Rencontre contaminante avec celui qui puise sa transe poético-philosophique chez Guy Debord et Jean-Luc Nancy.

Ce sera l'empathie, l'amour fou ou rien. Visitation, conversion, théorème: «Qu'on n'approche pas une telle pensée sans savoir qu'on ne pourra la comprendre qu'en y subissant à terme toutes les conséquences existentiales; y entrer engagera tôt ou tard le visiteur dans une potentialité de danger.» Dès la première page, Mehdi Belhaj Kacem met le lecteur en garde. Ce sera la dévastation: «Ego consumimur», «je sommes consumés», détruits ­ ensemble. Livre d'autodestruction dont «Frankenstein-le-Mehdi», «Médard», comme il s'apostrophe lui-même, dit avoir sacrifié non pas des pages ni des parties, mais des volumes entiers, ayant écrit-hurlé jusqu'à ne plus s'entendre («un vouloir-dire excessif m'embrouillait»), Esthétique du chaos se définit d'abord comme un «récit expérimental».

A savoir: qu'il faut l'expérimenter. Au début on n'y entend goutte, puis peu à peu ce livre abstrus s'éclaire, ou plutôt rayonne, il est vivant, et même viral, on est littéralement retourné, on sort de là exproprié, ravagé. Assoiffé, on le relit. La rencontre avec l'auteur n'est guère apaisante. Mehdi Belhaj Kacem, 27 ans, dont dix d'écriture, tour à tour poussin frileux et mal rasé qu'on a peur d'abîmer, puis noyau de pure énergie en fission, exterminateur, hallucinatoire, se rétracte, se déploie, martèle un inquiétant «C'est bien» d'une voix sourde quand on lui dit avoir été ébranlé par son texte, comme s'il allait se lever pour gifler son imbécile interlocuteur... Il bavarde, bafouille, rigole, dit préférer cela à une interview en règle. Puis il se tait, plongé dans son troisième café-calva. Un halo pousse autour de son maigre corps épiphanique.

Mehdi Belhaj Kacem explique de ce cinquième livre qu'il est un «roman conceptuel». Un peu plus tard, comme on lui demande ce qu'il fait en ce moment «dans la vie» non écrite, «l'intendance», répond--il, pour une bande de «jeunes révolutionnaires». La cuisine et l'écriture, comme Duras rue Saint-Benoît? «Oui, c'est ça, je leur fais manger des concepts»: ceci est son corps. Aussi bien, aucun fragment prélevé du texte, aucun résumé, ne peut rendre compte de la pensée de l'auteur, volontiers répétitive, explosante-fixe, et qui ne trouve sa vérité que dans la transe poétique. D'ailleurs, MBK reconnaît volontiers que sa philosophie, sur certains points «entre Debord et Jean-Luc Nancy», est moins nouvelle que son expérience scripturale. Néanmoins, disons que le livre aborde et démantèle la question du consensus, de la transparence obligatoires dans nos sociétés («Le devenir-aléthéiologique de la transparence» «Post-scriptum à la transparence») et dont le paradigme est la pornographie, l'«équivalence générale» des corps. Pour Medhi Belhaj Kacem, la transparence se distingue cependant du «spectacle» debordien en ce qu'elle est «adhérence du voir et du dire». Position radicalement inconfortable qui va attirer dans le texte les figures du vampire et du spectre, ni vivants ni morts, c'est-à-dire en quelque sorte le refus du deuil, l'inconsolabilité. Ce n'est pas la fin de l'Histoire ou la mort de Dieu qui sont désolants, c'est le maintien en vie parodique de leurs cadavres fétides.

Face à cette «corporellisation» ou réquisition mortifère du corps par le politique, MBK tente de penser le corps dans son rapport au «chaos», à «l'aliénation originaire» («L'intercept», «L'horizon d'in-discernement», «Analytique corporale»). L'Esthétique du chaos aura pour tâche, prolongeant l'ontologie heideggerienne et bifurquant à partir d'elle, d'interroger non ce qui habite la dispersion (l'être) «mais cette demeure même dispersionnelle». On est loin de la définition classique de l'esthétique: ici, il faut «se précipiter (...) au cœur même de la déterminité monstrueuse de l'éclatement erratique où le temps lui-même fait tomber tout existant». En quelque sorte: se désintégrer. Vient ensuite «L'expérience du chaos», chapitre qui prend une forme fragmentaire pour «avancer dans le langage/ frayer dans un charnier». Ce mouvement (comme on dit en musique) atteint une sorte de plénitude, embrasse dans l'effondrement ces «...déchets de la signifiance que vous êtes tous, comme moi». L'écriture se fait «voix», chant, afin de nous «toucher, à la membrane, de monade corporale à monade corporale». On y trouve des analyses magistrales, drôles et mordantes sur la stupidité ou sur le couple allusion/provocation, qui sont la fourchette et le couteau du «banquet cannibale de l'information» contemporaine. Cette sémiologie du quotidien évoque pêle-mêle le suicide, Freaks, Dutroux, le magazine Voici ou la malicieusement nommée «Mlle» Breillat. L'avant-dernier chapitre, «L'assomption», voit l'auteur vomir telle «connasse sclérosée dans ses poses durassiennes» et quelques «"romancières cruelles" (...) faisant savoir qu'elles lisent Thomas Bernhard au petit-déjeuner». Mais l'essentiel est ici d'inventorier les formes de «sacrifice», de «dépense» bataillienne, bref de «reste» à expérimenter ou réinventer (la perversion, la transgression): c'est le manuel de combat du «penseur martial» qui va, grâce au «virus de l'énoncé» dynamiter par contagion la syntaxe et le monde. Quant au «Pacte» final, il semble être la dépression après le zénith, lorsque «l'impossibilité radicale où se trouve chacun de nous de rejoindre l'autre est bien moins accentuée que l'impuissance quasi biologique où nous sommes de nous en disjoindre absolument (...), comme si la moindre pensée, la moindre affection, le moindre signe qu'on émet, y compris dans le plus enfoui de son for, tirait encore quelque chose comme une nervure subtile, souvent d'autant plus indénouable que torse et sinuée, nous faisant remonter, non seulement à un autre, à l'autre, voire à tous les autres et même au monde tel qu'on veut bien se le figurer».

Mehdi Belhaj Kacem sait qu'on lui reprochera peut-être d'avoir philosophé à coups de marteau ou d'avoir mêlé politique et poésie. D'avoir choisi le chanteur Tricky pour illustrer ses concepts, d'avoir laissé ceux-ci s'affoler. D'être paranoïaque (il le sait, s'en explique p. 193). On dira que cela croule sous les références: Nietzsche, Bataille, Blanchot, Artaud, Heidegger, Nancy, Derrida, Baudrillard, Agamben, Debord (dont la pensée est devenue «une sorte de maurrassisme de la gauche radicale et élitaire»). Mais MBK n'est pas de ceux qui font les malins, qui jonglent avec les citations et les médias (à ceux-là, les larmes ne montent pas aux yeux quand ils parlent). Il l'écrit dans son livre, il le redit durant l'entretien: «ma "culture", qu'expressément dans ces pages j'ai retirée à tout usage mafieux de coercition référentielle, pour l'amener à l'ontologie interférentielle du corps, je veux dire ici que je l'ai acquise tout seul, parce que je l'ai voulu et décidé (...); et je ne veux pas la ramener avec un quelconque misérabilisme d'auto-didacte, je veux m'exposer, émouvoir par l'exorcisme». Rousseauiste qui préconise non pas le retour à la transparence mais l'aliénation totale par l'obstacle, il souffre de risquer de sonner faux. Il est pourtant sincère: «Je veux écrire sur la communauté, à la suite de Blanchot, Nancy et Agamben. Mais dit comme ça, ça fait vraiment présomptueux, non?»

Entre la «sauvagerie» des vingt dernières années, dont Mehdi Belhaj Kacem trace un portrait et une analyse exemplaires, et «l'orbe» qu'il offre de partager, le lecteur ne balance guère. «Il y a des révolutions tous les trente ans, rappelle MBK un peu rigolard, donc apparemment, c'est le bon moment. Là, je vais à Paris VIII pour essayer de faire bouger les choses, on a bon espoir. Mais peut-être aussi que ça ne donnera rien du tout.» La révolution, la communauté: Esthétique du chaos est décidément une affection merveilleuse à contracter.

 

 

Contes de fées pour loups domestiques

 

Mehdi Belhaj Kacem a vingt-trois ans. Il publie son troisième roman : Vies et Morts d'Irène Lepic (1). L'éditeur ne tarit pas d'éloge sur son poulain. On aimerait rejoindre le choeur et crier au prodige. Si l'on s'en réfère à la richesse du vocabulaire, aux acrobaties inventives de la phrase, à ses tumescences et détumescences abruptes, Vies et Morts d'Irène Lepic est une réussite. Le roman captive, intéresse, séduit, irrite aussi car une telle vélocité impose l'altitude et, de trop s'aventurer dans la griserie des mots, le fil se brise parfois laissant apparaître la trame de l'artifice. En fin de lecture, on applaudit néanmoins. Mehdi Belhaj Kacem a un style, un univers, une insolence et un désespoir qui, astucieusement conjugués et vociférés, promettent un écrivain. Il ose et l'audace est belle. Il croit et sa foi le sauve. Il manipule la matière incandescente du verbe et le verbe se fait chair et sang, pourrissement de chair, plainte dans la nuit, atrocités de l'esseulement. Dans cette alchimie intempestive du désir et de ses paradis naturels, il innove avec brio. La particularité de ce jeune écrivain prometteur est de ne décrire que les remous intérieurs, de suivre par une phrase savante et sophistiquée les mouvements intimes du corps ; son et images de l'envers de la peau, surprenante écoute des viscères qui hurlent leurs jurons dans la honte voluptueuse de la souffrance et du dégoût.

Point d'histoire hormis la mélopée d'une femme. Irène, dix-neuf ans, peut-être un homme, identité incertaine et excitante ; mais la gamine, si somptueusement lucide, ne peut être que la jumelle de son Pygmalion. Irène émerge parfois de son ravissement narcissique et tente des incursions chez d'autres bienheureux du désastre. Des adolescents clichés, paumés, drogués, junkies, alcoolos juxtaposent leur outrecuidante solitude... Les « goths », eux, sont à tous les renfoncements des ténèbres, la horde des goths dont, à la manière de Proust auscultant le grand monde, Belhaj Kacem répertorie, maniaque, les ridicules et les rites : « ... car les goths ne sont pas si malheureux qu'on pourrait le croire : malgré leur mélancolie affichée, leurs bitures maladives, leurs postures obstinément sinistres, on eût été bien en peine d'y trouver un seul vrai dépressif, au sens clinique du terme, encore moins un vrai suicidaire [...]. Il n'est pas douteux que l'affiliation à la mouvance goth en avait sauvé beaucoup de la dépression nerveuse ou du suicide, car les goths trouvaient dans leur nébuleuse une région enchantée où toutes les tendances asociales devenaient des codes de la sociabilité, à condition de s'y figer : leurs parures et maquillages outranciers, leur façon aberrante de consommer drogues et alcools, leur musique, tout cela créait un manège ayant pour fonction de conjurer la mort... etc. »

Mehdi Belhaj Kacem poursuit une longue analyse pertinente, à faire pâlir un sociologue chevronné. Ce jeune homme est un sacré moraliste qui en dit bien plus sur les jeunes que nous n'oserions en suggérer. Et les pages sur l'orgasme et la jouissance quasi intersidéraux du narrateur laissent sidérés les braves petits soldats de communes perversions que nous sommes chichement. La phrase coule comme sirop d'orgeat. Mehdi Belhaj Kacem écrit magnifiquement : ornements baroques, affluence nerveuse d'un vocabulaire inépuisable, de métaphores et d'associations de mots inattendues. Notre écrivain est néanmoins plus inféodé à Proust qu'à Rimbaud. Il devrait donc quitter les faux paradis du poème fourre-tout et s'astreindre au travail de romancier. Le lecteur se souvient de Guyotat et de son torrent langagier explosif et subversif, accroché à d'immenses visions oniriques. C'était dans les années soixante. En 1996, tout est ramené au périmètre des exaltations internes au milieu branché. Mêmes limites de perception chez Vincent Ravalec qui serait le chantre exubérant, ludique et inconvenant des préoccupations des jeunes. En Alexandre Jardin du pauvre, il nous intéresse sans nous convaincre. Mais, avouons-le, nous avons traversé sans ennui son dernier roman au titre délicieux : Wendy (2). Il se lit comme un conte de fées dont il se veut la parodie. D'où étonnement et curiosité.

Wendy, c'est l'errance de deux gamines en cavale. Wendy donc, petite héroïne de feuilleton-fillette (avec des « histoires de cul » en plus, mais le coeur est parfois si indécent !), qui vadrouille de par la France franchouillarde avec sa copine inséparable Gladys. Nos deux trublionnes parcourent l'itinéraire rétréci qui s'inscrit en marge du monde « normal », si laid mais où nécessité du fric oblige elles font parfois des descentes vengeresses. On rencontre donc : des adeptes de sectes, des troubadours de petits chemins, des adultes méchants et mesquins, des ogres crédules affamés de chair tendre, des drogués receleurs et dealers, des putes (gentilles), des flics (gentils), des gardiens de prison (naïfs), des vicieux (trouillards), bref un échantillon glorieux de la société quand elle n'est pas d'horrible et directe consommation. Notre petit chaperon rouge minijupé a des visions, se croit possédé, fume des joints, révèle des pouvoirs magiques.

Les péripéties du récit, la sympathie chaleureuse que provoque Wendy chez le lecteur moyennement pudibond, ce désir qui nous prend de la vouloir victorieuse et l'humour qui est sans doute la meilleure part de Ravalec font excuser beaucoup de complaisances, scènes de sexe ressassées, images de mecs machos et de femmes trahies, vieux clichés repêchés, une fois encore, dans le vivier de la morale bourgeoise. Il y a chez Ravalec une tendresse et une générosité qui font quatre-vingts pour cent de son succès. En revanche, son écriture est en équilibre désagréable sur la corde de la compromission, bien moins novatrice que celle de Mehdi Belhaj Kacem. Vincent Ravalec colle une phrase scolaire, courageusement reproduite (ou est-ce le zèle du correcteur ?), sur une réalité impudique. Une écriture très copie conforme du style roman de gare. Elle se veut langage jeune. Le mérite de Ravalec est ailleurs. Avec la paisible candeur de ceux qui sont sortis d'affaire, il sait se glisser dans la peau de deux jeunes filles délurées qui n'acceptent la témérité que dans les marges contrôlées d'une société qu'elles révèrent. Ravalec est tombé gentiment dans le piège des récupérateurs. Les révolutions sont mortes et la contestation, le déni, l'opposition, le cri n'existent que comme contrepoints reconnus et orchestrés d'un ordre masqué qui roule sur ses acquis d'injustice et d'inégalité.

La transgression, c'est sans doute Anita Vallejo qui s'en approche le plus dans un premier roman réjouissant et atrocement intime. Babeth Prisunic (c'est son titre non sponsorisé) renouvelle le huis clos androgyne, le texte intersexe, la délectation abyssale des identités troubles et hésitantes. L'astuce de la jeune romancière est d'avoir créé en apparence des personnages ordinaires qui conservent, tenaces, des rêves de fraternité. Babeth est caissière à Prisu et vit avec Jérôme, de quinze ans plus âgé, qui a quitté une autre femme. Celle-ci a récupéré le meilleur copain du susdit, les deux étant éboueurs et syndicalistes, joyeusement cultivés, de ceux qui croient aux livres et à l'espoir. Il y a aussi le frère de Babeth, qui aime sa soeur et les voitures. Et le double ou le fantôme de Baudelaire hante ce roman réaliste sans cesse sur la crête d'un suicide onirique. Rien d'un drame bourgeois transporté dans le prolétariat. Le temps de préparer et d'absorber le repas, l'heure des ressassements raciniens est déjà bouffée.

Mais tout se gâte dans cet univers de braves camarades. Babeth attend un enfant. Son compagnon maigrit à mesure qu'elle s'arrondit. Jérôme se transforme en fugueur anorexique. Le roman se retourne comme une crêpe et s'étale comme le jaune indécent des oeufs (poussin avorté) qui obsède Babeth. Jérôme jadis boxeur amateur, soudain transformiste convaincu se tortille dans une robe, achète des escarpins vertigineux. Que cherche ce Jérôme halluciné, alors que sa femme, comme la première, va devenir mère ; Anita Vallejo se régale dans le flou si évident des incertitudes de la psyché.

Babeth accepte l'insondable mais se cramponne à la fatalité d'un destin sans surprises. Wendy s'évade dans ses suffocations surnaturelles et Irène multiplie ses habiles divagations nocturnes. Babeth est seule et réelle. Elle se dédouble pour se résumer : Riquet le frère prend la place paternelle de Jérôme disparu dans la peau d'une femme. Baudelaire veille, au nom d'un autre festin, la littérature, que ces trois jeunes auteurs n'en finissent pas de vénérer.

HUGO MARSAN