Publié dans le numéro de Décembre 1997 du magazine Rock Folk.
Entrevue réalisée par Jean-Noël Ogouz et Philippe Manoeuvre.


À l'occasion de la sortie du coffret Doors, Ray Manzarek, Robby Krieger et John Densmore évoquent l'ouverture des portes de la perception et leur fameux chanteur disparu.

Vétérans des campagnes psychédéliques, les trois Doors se retrouvaient pour la première fois depuis trente ans au Whisky-A-Go-Go sur le Sunset Strip Boulevard le 8 octobre dernier. Au cours d'une conférence de presse retransmise par la plupart des télévisions et radios, Robby Krieger, Ray Manzarek et John Densmore eurent le loisir de répondre à une série de questions posées par la presse rock mondiale et quelques fans aussi. Les fans des Doors ! Une petite centaine de kids venus de la Vallée avaient campé toute la nuit devant le Whisky, serrant sur leur cœur albums vinyles de gros carton, livres et posters que les survivants leur dédicaceraient ensuite bien cordialement. Là, un teenager, plein de toupet et de taches de rousseur, demande à Manzarek pourquoi les Doors n'embauchent pas le chanteur de Wild Child (groupe qui fait une énorme carrière en club en parodiant les Doors). Manzarek : " Et si on prenait Chrissie Hynde plutôt, hein ? Pourquoi pas une femme ? " Le fan manque péter un fusible, les assistants applaudissent ce bon mot. Mais les journalistes gardent leur vraies questions pour les interviews en tête-à-tête avec les Doors...

Épopée

L'hôtel Bel Âge est une bastian rock'n'roll, de ces places fortes où Led Zeppelin aimait prendre ces quartiers. Heureusement qu'on s'y sent bien, car le programme des Doors est exténuant : près de trente interviews par jour, sur trois jours. Il faut dire que le coffret est plus qu'un prétexte : une révélation. Du premier morceau, ce " Five To One " enregistré à Miami qui voit un Morrison violentissime, paroxystique et déchaîné, haranguer la foule (" Allez y ! Laissez-vous bousculer, laissez-vous dominer... Mais peut-être que vous aimez ça ? "), le ton est donné. Les Doors et leur fidèle ingénieur du son, Bruce Botnick, ont ouvert le coffre aux merveilles. Les premières démos (jamais piratées), les versions différentes, jazzy, de titres phares comme " Hyacinth House " (une de leur plus belle chanson), puis la suite " Rock Is Dead ", mémorable, tout cela a été mis en valeur avec un goût, une précision rares. Et finalement, il faudrait avoir l'esprit bien mesquin pour ne pas comprendre la volonté touchante de ces trois maîtres musiciens au talent intact se retrouvant dans un studio pour peaufiner tendrement un arrangement musical autour du bouleversant poème dédié par Morrison à sa trompeuse Pamela (" Orange County Suite "), d'autant que cette " Suite " arrive après le tonnerre de 70 minutes d'un concert enregistré à New York et offrant une version définitive de " The End ". Même à l'endroit où on craignait le plus, sur le quatrième CD offrant les titres favoris du groupe, on se prend à (re)découvrir des morceaux oubliés (" Wild Child ", " Wishful Sinful ") et à se demander par quel miracle la musique de ce groupe atypique survit à toutes les révolutions et toutes les modes, demeurant comme une épopée froide, cristalline, inimitable...

Stupéfaction

La présidente d'Elektra est émue, c'est elle qui le dit : " Je suis cette fois très émue. " Explication : habituée de par sa fonction à remettre moult disques d'or ou d'argent à ses artistes, elle présente cette fois aux trois Doors une plaque commémorant les ventes mondiales d'un total de... 45 millions d'unités. Impassibles, les trois musiciens enregistrent et accomplissent même l'exploit de garder le sourire lorsque le propriétaire du Whisky, l'infâme Mario Maglieri surgit comme un diable italien de sa boîte pour les assurer de sa satisfaction d'avoir permis aux Doors de faire leurs débuts dans son club. À peine si Manzarek, sarcastique, souligne que l'homme les a virés de sa boîte trente ans auparavant pour y avoir osé jouer la toute première version oedipienne de " The End ". Alas, poor Yorric, il n'y a pas de business comme le show-business et dehors tout Hollywood bruisse de ce retour des Doors, qui se sont offert un Billboard flambant neuf sur le Sunset, réplique excate de celui pris par Elektra pour leur premier album : " Électrifiez votre vie... Ouvrez les portes. "

Retour à l'hôtel. Dans une suite climatisée et gorgée de fruits, plateaux, sandwichs, sodas, mais totalement dépourvue d'alcool, le journaliste s'assied donc face à ces trois hommes sur lesquels le temps a glissé bien différemment. John Densmore est en grande forme. Il a apporté des chemises de soie de rechange, arbore un catogan et des ballerines de boxeur. Ray Manzarek fait feu de tout bois. Le longiligne organiste, veste sombre et tee-shirt techno, vient de signer un contrat d'un million de dollars pour écrire ses mémoires et il accable l'insubmersible Danny Sugerman (écrivain qui a ressuscité Morrison avec sa biographie " No One Here Gets Out Alive " et est depuis devenu le manager du groupe) de questions techniques. Robby Krieger, cheveux dégarnis et lunettes noires, larges pantalons de treillis et Reebok immaculées, calme et réservé, s'assied légèrement en retrait des deux autres non sans leur avoir fait part de sa stupéfaction face à la stupidité des questions de la radio finlandaise qui l'interviewait juste avant nous.




Parlons de ce coffret.

Manzarek : On en parle entre nous depuis une décennie. En fait on était le dernier groupe à ne pas avoir son coffret. Led Zeppelin en a deux, Clapton en a dix-huit (rires), les Beatles en ont trente-huit et les Doors n'en avaient pas... Finalement nous nous sommes réunis avec notre défunt producteur Paul Rothchild et nous avons tout passé au peigne fin. Les bootlegs, les archives Elektra, nos démos... On a tout écouté, classé tout selon la qualité en A, B ou C. Tous les C ont été éliminés. Puis on a écouté les A et les B et on a sélectionné. Puis quand Paul est monté au ciel produire le grand orchestre avec Janis, Jim et Jimi, Bruce Botnick a repris le flambeau.

Comment le groupe fonctionne-t-il aujourd'hui ? Les Doors sont-ils une démocratie ?

Manzarek : Nous sommes trois. Chaque idée, chaque possibilité est examinée par les trois. Si l'un appose son veto, l'idée est abandonné. C'est aussi simple que cela et cela fonctionne très bien.

Les parents de Jim et Pamela ?

Manzarek : Ils souhaitent rester aussi éloignés que possible de tout cela. Le frère de Jim n'habite pas loin d'ici, sa soeur a cinq enfants mais aucun d'eux ne souhaite intervenir.
Krieger : L'idéal aurait bien sûr été que Jim écrive les notes du livret, mais il n'a pas pu, donc on s'est tous mis à la tâche et on a essayé de dire ce que chacun de nous ressentait à propos de chaque chanson.

Il y a trois ans, lors d'une dédicace à la Fnac, mous avions interviewé Ray Manzarek et bien sûr, la question des inédits des Doors étaient venue sur le tapis. Ray avait déclaré : " Il n'y en a pas, tout ce qui existe est sorti. " Jugez de notre surprise aujourd'hui...

Manzarek : (tollé, crise de rire générale) Okay, okay, j'ai menti.

Mais reste-t-il encore des choses ? On pense aux bandes du Matrix...

Krieger : On ne les a pas encore localisées mais, oui, ce serait une idée, faire comme Zappa, pirater les pirates.
Manzarek : D'autant que la technologie évolue fantastiquement. On peut aujourd'hui nettoyer n'importe quel master d'une façon totalement convaincante.

Hier au Whisky, vous avez passé la version de " Orange County Suite " et tout le monde avait les larmes aux yeux. Comment est née cette chanson ?

Densmore : Au départ, c'était juste Jim chantant une ballade pour Pamela en s'accompagnant au piano. Le problème c'est qu'il accélérait et ralentissait plusieurs fois, ce qui m'a rendu nerveux à l'idée de créer une musique là-dessus. Mais finalement, moi aussi j'ai les larmes aux yeux en entendant le résultat.

Quand vous vous retrouvez comme cela tous les dix ans pour enregistrer avec Morrison, ça vous fait quoi ?

Manzarek : J'adore jouer avec Robby et John et, de fait, c'est exactement comme quand on faisait les albums. On jouait tous les trois dans le studio et lui chantait de la cabine son où il restait, on ne le voyait pas non plus. Nous entendions juste sa voix dans les casques. Pour moi, l'expérience est la même, exactement, même si physiquement il n'est plus là.

Vous dites aimer jouer ensemble et pourtant, vous ne tournez pas, vous ne donnez plus de concerts. Pourquoi ?

Manzarek : Il nous faut un chanteur.
Krieger : Si Jim réapparaît, on tourne.
Densmore : J'ai joué récemment au Bataclan avec Robby...

Insistons : on a beaucoup parlé d'un possible remplaçant de Jim Morrison : Jess Roden, Iggy Pop... Hier vous-même avez évoqué Crissie Hynde et, dans les années 70, fait une tournée en trio...

Manzarek : Mais personne ne veut voir les trois Doors sans Jim Morrison. Personne ne peut remplacer Morrison.
Krieger : Moi, je pense que si les Doors ont gardé cette image très forte, c'est parce que nous n'avons accepté aucune proposition. Je trouve consternant tous ces gens qui tournent sous le nom d'un groupe prestigieux alors que tous les membres originaux ne sont pas là, parfois il reste juste la section rythmique... Ce n'est pas bien. Ça sent le fric et, nous, on a décidé de ne pas le faire.
Densmore : Je n'ai jamais abandonné ma vieille idée de faire un album instrumental. Pourquoi pas ?
Manzarek : Mais parce que les Doors ne sont pas un groupe instrumental au départ ! J'aimerais écrire de nouvelles chansons avec les deux autres et faire une tournée pour les jouer. Maintenant voir un concert des Doors qui ne joueraient pas " Light My Fire " (parce qu'on ne peut pas le faire sans Jim), ça serait terrible. Non, les gens veulent qu'on leur rejoue 1967 mais c'est impossible, désolé.

Nous ne sommes pas de cet avis... Alors qu'il est très difficile d'écouter l'Airplane, Love ou Buffalo Springfield en 1997, votre musique tient incroyablement la route. Pourquoi ? Êtiez-vous meilleurs musiciens, preniez-vous plus de drogue que les autres ?

Krieger : On était meilleurs musiciens et on prenait beaucoup moins de drogue que ceux que tu as cité (rires).
Manzarek : Je n'ai jamais pris d'acide sur scène... Impossible.
Densmore : Jim en prenait plein, lui... Moi, je fumais un peu d'herbe, le joint rituel avant de monter sur scène, mais plus on jouait dans les grandes salles, moins je fumais. Quant aux drogues psychédéliques, elles sont dangereuses. Les Indiens ne prenaient pas le peyotl pour faire la fête mais pour découvrir d'autres réalités.

Jim Morrison n'arrête pas de revenir. Il y a quelques années, il accompli sa énième résurrection grâce à un fameux film hollywoodien. Aujourd'hui, pouvez-vous dire en quelques mots ce que vous, les Doors, avez pensé du film " The Doors " ?

Manzarek : Merde. Fuck them. Fuck you, fuck off. Les voilà, mes quelques mots.
Krieger : Val Kilmer a fait un bon boulot mais il n'avait pas un scénario à la hauteur.
Densmore : Ce scénario traitais du cas d'un artiste autodestructeur qui, en fait, ressemblait énormément à Oliver Stone lui-même. Moi, j'aurais aimé qu'on parle mieux des années 1965 à 1967, ces années d'espoir durant lesquelles beaucoup d'entre nous ont cru changer le monde.
Manzarek : C'était un film sur la cocaïne, pas un film sur les Doors ! Ils se sont trompés de drogue. Cela n'avait strictement rien à voir avec les Doors, groupe cosmique, groupe ouvrant les portes de la perception. Et puis c'est quand même un rare film où les acteurs choisis pour jouer des gens réels sont moins beaux que les gens ne l'étaient en réalité. Val Kilmer ne rend pas hommage à Jim, désolé, il a du ventre, il grassouilet. Quant à Meg Ryan, elle était horrible. En plus, ils m'ont affublé d'une fillette dans le film, mais je n'ai jamais eu d'enfant, moi (rires). Princesse, en plus, ils l'ont appelée, ridicule.

Question : qu'avons-nous gagné depuis les années 60 ?

Manzarek : Pas mal de choses. Les femmes sont enfin devenues les égales de l'homme.

Parlons-en, on en regarde une dans l'ascenseur, elle porte plainte pour harcèlement sexuel...

Manzarek : Elles ont du retard à rattraper. Mais on a gagné l'écologie, les droits civiques. Une femme est PDG d'Elektra, bravo, on a gagné ça. Les Noirs ont le droit de manger dans le même restaurant que les Blancs, bravo, mais on a perdu l'esprit de l'Amour. Dans les années 60, tu pouvais te balader dans n'importe quelle ville américaine, désolé c'était différent. Les hippies, qu'on a beaucoup raillés, avaient ce réseau informel et il y avait un esprit, une chaleur qu'on retrouvait de Chicago à Amsterdam ou Londres. Puis Nixon est passé, Reagan derrière. Thatcher en Angleterre. Pour moi, ce sont les forces du mal. Les forces du fric ont tout pourri.
Krieger : Jim avait tout prévu cela. Ça tient dans une chanson du coffret intitulée " Rock Is Dead ". Cette chanson date de 1969 et je crois qu'elle dit tout. 1969 c'est l'année de Nixon et de Manson. Jim avait tout préssenti.

Parlez-nous de cette jam.

Densmore : On a enregistré ça une nuit aux Studios Elektra. On avait eu un dîner très très arrosé avec Jim dans un restau italien et on était revenus fracassés aux studios. Il voulait " enregistrer quelque chose ". C'était " Rock Is Dead ".
Krieger : Ce sont ses adieux au monde puisqu'il décrète : " La mort du rock sera la mienne aussi. " Il sentait que tout s'écroulait, les Doors comme le reste.
Densmore : Mais c'est également une métaphore. Oui, il faut que certaines choses meurent pour renaître. Le rock peut et doit revenir. Voilà pourquoi je dirais à tous les jeunes groupes : soyez militants, intègres. Battez-vous fort.

Quand avez-vous réalisé que Jim s'autodétruisait ?

Densmore : Dès l'enregistrement du troisième album, j'ai rendu mes baguettes lors d'une séance houleuse et je suis revenu une semaine plus tard. Bien sûr, ce groupe était toute ma vie mais Jim a compris tout mon agacement de le voir se démolir ainsi. Maintenant je ne vois pas ce qu'on aurait pu faire. Certainement pas l'inscrire aux Alcooliques Anonymes !
Krieger : C'étaient les année 60 aussi... Personne ne savait que la drogue ou l'alcool pouvaient démolir un homme... C'est David Crosby qui dit : " Si j'avais su que je vivrais aussi longtemps, j'aurais pris soin de moi. "
Manzarek : Il peut parler, celui-là ! Grosse otarie humaine (rires). En fait, je n'ai jamais aimé les Byrds.

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