Sartre, L’être et le néant

« [...] Pourquoi l’amant veut-il être aimé? Si l’Amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement satisfait. [...] Cette notion de « propriété» par quoi on explique si souvent l’amour ne saurait être première. Pourquoi voudrais-je m’approprier autrui si ce n’était justement en tant qu’Autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d’appropriation: c’est de la liberté de l’autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté de puissance : le tyran se moque de l’amour; il se contente de la peur. S’il recherche l’amour de ses sujets, c’est par politique et s’il trouve un moyen plus économique de les asservir, il l’adopte aussitôt. Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas posséder un automatisme, et si on veut l’humilier, il suffit de lui représenter la passion de l’aimé comme le résultat d’un déterminisme psychologique: l’amant se sentira dévalorisé dans son amour et dans son être. [...] Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose; il réclame un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme liberté.»

Sartre, L’être et le néant, «Les relations concrètes avec autrui », pages 415-416.

Introduction: Dire à un homme qu’on l’aime parce qu’il est beau, ou parce qu’il est intelligent, est-ce l’aimer pour lui-même? N’est-ce pas l’aimer pour ce qu’il représente et pour ce qu’il est censé pouvoir nous apporter voire nous «rapporter » ? Peut-être que si. Et ce qui le prouve immédiatement c’est sa revendication d’être aimé « pour lui-même» et non pour ses qualités ou ses apparences physiques, sociales,... Pourtant, savons-nous véritablement ce que signifie cette revendication? Comment la comprendre? Sartre semble s’être approché de la résolution de cette question, dans un passage du chapitre sur «les relations concrètes avec autrui », dans L ‘être et le néant. Cependant, sa thèse n’est rien moins que problématique. En effet, il affirme que ce que nous recherchons dans l’amour, c’est l’appropriation « de la liberté de l’autre en tant que telle ». Dans un premier temps, nous nous attacherons à éclaircir ce paradoxe, en menant une analyse linéaire du texte. Puis, nous tâcherons de montrer que sa conception de l’amour occulte une partie essentielle du problème ; notre discussion visera à mettre en relief les enjeux passionnels de l’amour, qui dans ce texte passent au second plan. Et nous nous demanderons s’il est légitime de traiter comme il le fait la question du rapport entre l’amant et l’aimé.

[l’indication de la seconde partie est donnée ici à titre indicatif ; chacun est libre d’aborder, dans le commentaire, le ou les aspects du texte qu‘il souhaite discuter]

Explication:

Le texte s’ouvre avec une question qui nous situe d’emblée dans le thème du texte, la question du rapport entre l’amant et l’aimé : «Pourquoi l’amant veut-il être aimé ? ». Sartre distingue alors la possession physique dans l’amour et un autre type d’appropriation. Ceci lui permet d’énoncer sa thèse : dans l’amour, c’est de la liberté d’autrui que nous voulons nous «emparer ». Afin de préciser sa pensée, il oppose cependant cette « appropriation» à la fois à une prise de pouvoir tyrannique et à un asservissement mécanique. D’où sa conclusion, énoncée dans la dernière phrase, qui ne fait que réaffirmer la thèse énoncée plus haut. Parvient-on néanmoins à sortir entièrement du caractère paradoxal de cette thèse?

Précisons d’abord que si la question initiale paraît restreindre l’analyse à la relation qui va de l’aimé à l’amant, le texte cherche à conceptualiser le rapport réciproque entre l’amant et l’aimé il ne se limite pas à un aspect du rapport comme le laisserait supposer la question. Du moins Sartre souligne-t-il d’emblée que c’est de l’amour, et même de l’essence de l’amour qu’il va traiter : s’il met le mot « aimé» en italique, c’est qu’il veut attirer l’attention sur cet «acte» spécifique qui est «aimer » et non admirer, estimer, ou d’autres termes voisins. Notons au passage que l’auteur ne répond pas véritablement à la question qu’il pose, puisqu’il poursuit sa réflexion en distinguant la possession physique et une autre forme de relation, sans préciser si c’est de l’amant à l’aimé ou de l’aimé à l’amant que se met en place le rapport.

Quel est donc le rapport qui s’établit entre les deux partenaire dans l’amour? Sartre nie qu’il puisse s’agir d’un « pur désir de possession physique ». Par cette mise à l’écart, Sartre ne cherche pas à dire que l’amour n’est jamais lié à une relation chamelle. Ce serait méconnaître la réalité concrète des rapports amoureux. Deux éléments motivent cette relégation. D’une part, si l’amour se limitait à une possession physique, «il pouffait être, en bien des cas, facilement satisfait ». Or, chacun sait que tel n’est pas le cas. Si Dom Juan est entraîné dans un jeu de séduction à l’infini, c’est bien en raison de son insatisfaction et de l’impossibilité qu’il éprouve d’assouvir son désir par la simple conquête physique. D’autre part, «cette notion de « propriété» par quoi on explique si souvent l’amour ne saurait être première ». Par la, Sartre nous indique que la possession physique ne représente qu’un des aspects de l’amour, et un aspect dérivé, second. Or, ce qu’il entend faire ici, c’est nous amener à comprendre la structure originaire de l’amour, la racine dont partent toutes les branches, tous les aspects secondaires de l’amour. Le sens commun, le « on » qui se satisfait parfois trop vite des réponses superficielles, a tort de voir dans le désir de propriété la racine centrale de l’amour. En effet, parler de « propriété », c’est désigner ce droit de jouir et de disposer d’une chose dans le monde romain, le maître exerçait son droit de « proprietas » sur son esclave, la propriété désigne donc le rapport entre un être conscient, pour soi, et une chose, un en soi.

Mais dans l’amour, ne faut-il pas qu’il s’établisse un rapport entre deux consciences, entre deux pour soi ? La réponse est affirmative, même si Sartre la formule sous forme de question rhétorique:

«Pourquoi voudrais-je m’approprier autrui si ce n’était justement en tant qu’Autrui me fait être ? ». Nous ne comprenons pas bien pourquoi l’auteur utilise d’abord une minuscule pour désigner autrui, puis une majuscule on dirait qu’il tend à souligner l’importance d’autrui comme intentionnalité grâce à la majuscule, mais cela n’est pas très clair au regard du texte. Ce qui est évident, en revanche, c’est que nous entrons là de plein pied dans la détermination du rapport à autrui en terme de structure d’être : entre autrui et moi-même, c’est un rapport entre deux modes d’être qui s’instaure. On ne peut pas éviter de penser à la dialectique hégélienne du maître et de l’esclave, ni au concept fondamental qu’elle mobilise: la reconnaissance. Si je peux dire qu’autrui me fait être, c’est au sens où il constitue une médiation entre moi et moi-même.

Cependant, cette médiation n’est pas sans risques. Si j’ai besoin qu’autrui me reconnaisse dans ma dignité propre pour devenir entièrement moi-même, autrui est aussi celui par lequel je suis objectivé dans mon « être-pour-autrui ». A travers le regard d’autrui, j’éprouve la honte dira Sartre dans un autre extrait de L ‘être et le néant. Or, si je l’éprouve réellement, et pas seulement de manière imaginaire ou séparée de mon être, cela signifie que je suis cet être, que je suis véritablement tel qu’autrui me voit. Néanmoins, je le suis sur le mode dynamique de l’intentionnalité, c’est-à-dire que je dois aussi transcender cet être-pour-autrui que je suis vers mes possibilités que j’ai à être, dirait Sartre. Autrement dit je dois assumer ma honte et en même temps la dépasser, poursuivre mon existence sans me limiter à cet aspect partiel et figé de mon être. Autrui apparaît comme un auxiliaire qui m’aide à opérer ce dépassement, à condition qu’il me considère autrement que comme un objet. Mais cela est rare pour Sartre. Et c’est pourquoi cette expression « autrui me fait être »demeure ambiguë, surtout lorsqu’on se souvient de cette phrase de Sartre ,:. « l’enfer, c’est les autres ». Autrui m’aide-t-il davantage à exister comme pour soi qui assume complètement son être conscient, ou est-il et ennemi qui me fige et me considère comme un objet, objet de plaisir esthétique ou d’utilité?

C’est autour du concept d’« appropriation » que ce noue le paradoxe central du texte. Dans un premier temps, on peut penser que ce concept va nous permettre de résoudre la question précédente. Si je veux « m’approprier » autrui, c’est probablement pour garantir ma reconnaissance, pour être sûr qu’autrui va m’accorder par son regard la dignité d’une personne. « Mais cela implique justement un certain mode d’appropriation : c’est de la liberté de l’autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. » Ce qui pouvait apparaître, à première vue, comme une solution, résonne en définitive comme un paradoxe : je viserais à m’approprier de quelque chose d’inappropriable, à m’emparer de ce dont on ne peut s’emparer. Car la liberté n’est pas une chose, ni même une personne. Comment s’approprier la liberté? On peut toujours la confisquer en emprisonnant autrui, la détruire en le mettant à mort ou en lui faisant un « lavage de cerveau », la tromper en lui faisant de fausses promesses. En revanche, peut-on capturer « en tant que telle », c’est-à-dire dans sa dimension pleine et entière, la liberté?

Pour ceux qui n’auraient pas aperçu le paradoxe ni compris l’intensité problématique du « en tant que telle », Sartre opère une première distinction entre ce « mode d’appropriation » spécifique qu’il tente de dévoiler et l’attitude du tyran. Notons que la référence au « tyran » est fréquente dans les romans d’amour, et qu’elle caractérise souvent soit l’attitude de l’amant avec sa conquête, soit la prise de possession de quelqu’un par l’amour lui même (en tant que force passionnelle qui saisit littéralement celui qui en est victime). Ceci nous permet de penser que Sartre ne se préoccupe pas, du moins dans ce texte, de la passion amoureuse et de ses développements tragiques. Ce qui l’intéresse, c’est la structure d’être qui est mise en jeu entre autrui et moi-même dans le rapport amoureux. Et cette structure se caractérise entre autre par la mise en présence de deux intentionnalités qui se font face. Or, toujours selon Sartre, dans l’essence de l’amour telle qu’il essaie de la décrire, il ne s’agit aucunement de « volonté de puissance ». Peut-être faudrait-il nuancer cette position. Cela dit, l’appropriation propre à l’amour se distingue radicalement, dans le texte, de l’usage de promesses et de leurres qui viseraient à provoquer une adoration béate du peuple pour son tyran. D’ailleurs, qu’importe au tyran d’être aimé s’il est plus facile et plus simple d’asservir son peuple par la force ou tout autre moyen. Au deuxième degré, nous pourrions dire qu’importe à l’amant tyrannique d’être aimé dès l’instant où il peut posséder l’aimé en le subjuguant par sa beauté ou sa richesse. La situation est-elle transposable ? Et un amant, même tyrannique, peut-il se satisfaire d’une situation qui convient à l’homme politique?

1/ Pourquoi peut-on dire que. soumis aux passions. les hommes sont contraires les uns aux autres?

Pour Descartes, comme pour Spinoza, les passions représentent l’emprise de la nature sur l’homme. Soumis aux passions, l’homme ne fait que subir (cf. l’étymologie de passion latin «pati», supporter souffrir, subir) le déterminisme naturel. Dans ce cas, non seulement l’homme n’est pas maître de ses actes, mais il ignore les causes qui le poussent à agir il est aveugle et n’accède pas à la Raison, à l’accord universel. Dès lors, il est tenté d’attribuer la responsabilité de ses maux aux autres hommes, alors qu’il devrait comprendre que c’est l’ordre général de la nature qui, mécaniquement, le pousse à agir lorsqu’il est passionné. Il en résulte des conflits entre les hommes, animés de «passions tristes » comme dirait Spinoza, c’est-à-dire haine, envie, colère,... nous trouvons là la logique des intérêts particuliers. Dans son Traité politique, au chapitre Il, Spinoza précise que, dans ce contexte, c’est une logique de conflit et d’opposition qui l’emporte par désir de pouvoir, de richesse et de possession, chacun en vient à s’affronter aux autres afin de satisfaire ses propres besoins privés, égoïstes. Autrui apparaît alors comme un moyen, et le langage lui-même est utilisé comme une arme de tromperie et de pouvoir; c’est de cette manière que l’utilisent les rhéteurs dans le Gorgias de Platon.

Expliquez la distinction entre théorie (theoria. action (praxis) et fabrication (poiésis) et dites en quoi elle est fondamentale.

Cette distinction est d’origine grecque, et on la retrouve tant chez Platon que chez Aristote. La théorie représente le monde de la pensée et de la réflexion. C’est une activité qui permet de saisir l’essence des choses au-delà de leur existence multiforme. Grâce à la théorie, nous obtenons les principes fixes selon lesquels la nature est organisée et les normes ou les critères de l’action juste. Chez Platon, cela se fait par la contemplation des Idées ; chez Aristote, le problème est plus complexe et mêle réflexion et observation de la nature et de la vie des hommes. L’action au sens de « praxis », l’activité pratique, renvoie à tout agissements humain qui possède sa fin en lui-même et ne mène pas à la production d’un objet concret. Elle correspond donc essentiellement à la morale et à la politique, qui visent l’amélioration de soi et des conditions de vie dans la cité. Quant à la fabrication, c’est l’activité qui consiste à produire des objets «extérieurs» à l’action elle-même y correspondent les domaines de l’artisanat et des Beaux Arts, que les Grecs appellent d’un même nom, «les arts ». Cette distinction est essentielle pour au moins deux raisons. D’une part, en distinguant fabrication et action (praxis) nous comprenons que seul l’homme peut proprement agir, et que l’animal est capable de fabriquer mais ne peut agir ; la fabrication utilise les mécanismes de la nature (le déterminisme), l’action repose sur la liberté. D’autre part, seule la théorie peut éclairer ces deux activités et leur donner des normes ou des critères. Dans le Gorgias de Platon, l’un des enjeux essentiels est de savoir comment éclairer l’action politique par une réflexion (théorique) sur les normes, les principes à suivre. Une praxis sans theoria est aveugle et dangereuse, c’est un savoir-faire sans règles. Platon en profite alors pour rappeler que toute bonne poïésis devrait aussi se conformer à des normes la cuisine par exemple devrait régler ses productions sur les principes de la santé du corps établis par les médecins.

L'art modifie-t-il notre rapport à la réalité ?

1/ Analyse du sujet Le sujet fait intervenir deux concepts : art et réalité. Il s'agit de réfléchir aux rapports qu'ils entretiennent l'un avec l'autre, et plus précisément de se demander quel rôle l'art joue-t-il dans notre "rapport à la réalité". C'est cette dernière expression qui donne son sens précis au sujet : il ne s'agit pas d'une réflexion générale sur les rapports entre l'art et la réalité, mais plutôt de la question de savoir en quoi l'art vient-il (ou non) modifier un rapport, déjà établi, entre moi et le réel. Le sujet part donc du principe que nous avons un certain rapport avec la réalité (perception, connaissance, mémoire, attente, etc., le sujet laisse totalement ouverte la question du genre de ce rapport), et il invite à se demander en quoi l'art, c'est-à-dire ici, la contemplation des œuvres, leur fréquentation et leur façon d'imprégner notre mémoire et notre culture, vient exercer une influence sur ce rapport. On notera, en outre, que l'on peut considérer le fait que nous ayons établi un certain rapport au réel antérieur à toute modification par l'art comme un présupposé qu'il faut interroger (en fin de copie, par exemple).

2/ Problématique On peut présenter le problème en partant de l'idée que, à première vue au moins, l'art ne se contente pas de modifier notre rapport à la réalité, il semble plutôt en être la trahison ou la déformation à peu près complète : il nous entraîne vers l'illusion en nous faisant prendre la simple imitation pour la réalité, ou nous entraîne carrément dans d'autres mondes dont les lois et les êtres n'ont rien de commun avec le nôtre. L'art serait donc simplement une alternative au monde réel, coupé de celui-ci et constituant comme une sphère séparée, un univers de tromperie et (ou) d'évasion laissant intacte, par ailleurs, notre relation à la réalité. Mais au-delà de ces deux dernières fonctions d'évasion et de tromperie, ne peut-on trouver dans l'art une source de connaissance particulière de la réalité ? En un sens, l'art nous incite à voir autrement ce que nous croyons déjà bien connaître. Et même, pour aller plus loin, ne peut-on pas dire qu'il nous apprend à regarder et à entendre, que c'est l'art qui forme, dans une culture donnée et par delà les bases naturelles de notre appréhension de la réalité, un certain rapport au monde ?

3/ Enjeux Les enjeux d'un tel sujet sont tout simplement de savoir quelle place l'art joue-t-il dans notre relation aux autres et au monde, et dans quelle mesure il imprègne nos manières de voir, de penser et d'agir. En conséquence de quoi, il s'agira, comme le fait Platon dans la République, de déterminer la place que nous entendons lui accorder dans notre vie et notre société.

4/ Erreurs à ne pas commettre Le sujet dit : notre rapport à la réalité. Il s'agit donc d'adopter un point de vue très général : quelle influence l'art a-t-il sur le rapport d'un individu quelconque avec le réel ? On évitera donc de privilégier le point de vue de l'artiste. On pourrait considérer comme un contresens la transformation du sujet en : l'artiste a-t-il un rapport particulier au réel ? Cependant, cette question, même si elle n'en constitue pas l'axe majeur, doit être posée à un moment du devoir.

5/ Orientations On peut organiser, schématiquement, la réflexion de la manière suivante :

1. L'art comme autre monde. Propriétés respectives (opposées) du monde réel et du monde imaginaire de l'œuvre d'art.

2. L'art comme vision inédite et plus profonde de notre monde. L'artiste regarde et montre ce que nous ne voyons pas (ou ne voyons plus). Les natures mortes du XVIIè siècle flamand…

3. L'art comme formation du regard et invention de la réalité. L'art nous apprend donc à regarder, il forme véritablement notre rapport au monde. "La nature imite l'art" (O. Wilde). Ce sont même les œuvres d'art qui nous guident dans nos tentatives pour imaginer l'avenir (œuvres d'anticipation, utopies…) et transformer le monde.

6/ Références possibles De multiples références sont possibles. On peut en donner au moins trois : - Platon pour la critique de l'art-illusion. - Hegel pour la critique de la conception de l'art comme imitation de la nature. - Bergson pour l'idée que l'artiste nous libère des habitudes et des rapports figés (utilitaires) que nous entretenons avec le réel.

Le problème du temps : Saint Augustin (354-430), Les confessions, Livre XI [Ch. 14] Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n’y aurait pas de temps passé; que si rien n’arrivait, il n’y aurait pas de temps à venir; que si rien n’était il n’y aurait pas de temps présent.

Comment donc, ces deux temps, le passé et l’avenir, sont-ils, puisque le passé n’est plus et que l’avenir n’est pas encore? Quant au présent, s’il était toujours présent, s’il n’allait pas rejoindre le passé, il n~ serait pas du temps, il serait l’éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu’il est aussi, lui qui ne peut être qu’en cessant d’être? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c’est qu’il tend à n’être plus.

[Ch. 15] Cependant nous disons un temps long, un temps court, et nous ne le disons que du passé et de l’avenir. Par exemple, nous appelons un long passé les cent ans qui ont précédé le moment où nous parlons, un long avenir les cent ans qui le suivront ; un court passé, c’est pour nous, je pense, les dix jours d’avant, un court avenir les dix jours d’après. Mais comment peut être long ou court ce qui n’est pas? Le passé n’est plus et l’avenir n’est pas encore. C’est pourquoi ne disons plus: « le passé est long », mais disons du passé: «il a été long », et de l’avenir:

« il sera long. » [Problème que mesure-t-on si ce n ‘est le présent ? car on ne mesure pas ce qui a cessé d’être... mais un temps présent peut-il être long?]

[Ch. 16] Et cependant, [...] nous avons conscience des intervalles de temps ; nous les comparons entre eux ; nous disons que les uns sont plus longs, les autres plus courts. Nous mesurons aussi de combien telle durée est plus longue ou plus courte que telle autre ; nous répondons que celle-ci est le double ou le triple [.1. Mais c’est le temps en train de passer que nous mesurons par la conscience que nous en prenons. Quant au passé qui n’est plus, quant au futur qui n’est pas encore, qui peut les mesurer, à moins qu’on ose prétendre que le néant peut se mesurer? Ainsi lorsque le temps passe, il peut être perçu par la conscience et mesuré. Mais quand il est passé, il n’est point mesurable, car il n’est plus.

[Ch. 20] Ce qui m’apparaît maintenant avec la clarté de l’évidence, c’est que ni l’avenir, ni le passé n’existent. Ce n’est pas user de termes propres que de dire: « il y a trois temps, le passé, le présent et l’avenir. » Peut-être dirait-on plus justement : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur. ». Car ces trois sortes de temps existent dans notre esprit et je ne les vois pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire; le présent du présent, c’est l’intuition directe ; le présent de l’avenir, c’est l’attente. Si l’on me permet de m’exprimer ainsi, je vois et j’avoue qu’il y a trois temps, oui, il y en a trois. [...]

Problème comment trouver une unité de mesure ? On mesure un mouvement grâce au temps, mais comment mesurer le temps lui-même?]

[Ch. 27] [...] C’est en toi, mon esprit, que je mesure le temps. Ne me fais pas objection : c’est un fait. Ne m’objecte pas le flot désordonné de tes impressions. C’est en toi, dis-je que je mesure le temps. L’impression que produisent en toi les choses qui passent persiste quand elles ont passé : c’est elle que je mesure, elle qui est présente, et non les choses qui l’ont produite et qui ont passé. C’est elle que je mesure quand je mesure le temps. Donc ou bien le temps est cela même; ou bien je ne mesure pas le temps. [...]

[Ch. 28] Mais comment l’avenir, qui n’est pas encore, peut-il s’amoindrir et s’épuiser? Comment le passé, qui n’est plus, peut-il s’accroître, si ce n’est parce que dans l’esprit, auteur de ces transformations, il s’accomplit trois actes : l’esprit attend, il est attentif et il se souvient. L’objet de son attente passe par son attention et se change en souvenir. Qui donc ose nier que le futur ne soit pas encore? Cependant l’attente du futur est déjà dans l’esprit. Et qui conteste que le passé ne soit plus ? Pourtant le souvenir du passé est encore dans l’esprit. Y a-t-il enfin quelqu’un pour nier que le présent n’ait point d’étendue, puisqu’il n’est qu’un point évanescent ? Mais elle dure, l’attention par laquelle ce qui va être son objet, tend à n’être plus. Ainsi, ce qui est long, ce n’est pas l’avenir : il n’existe pas. Un long avenir, c’est une longue attente de l’avenir. Ce qui est long, ce n’est pas le passé, qui n’existe pas davantage. Un long passé, c’est un long souvenir du passé.

Je veux chanter un air que je connais: avant de commencer, mon attente se porte sur l’air pris dans son ensemble. Lorsque j’ai commencé, tout ce que j’en laisse tomber dans le passé vient charger ma mémoire. L’activité de ma pensée se partage en mémoire par rapport à ce que j’ai dit et en attente par rapport à ce que je vais dire. Cependant c’est un acte présent d’attention qui fait passer ce qui était dans le futur à l’état de temps écoulé. Plus se prolonge cette opération, plus l’attente est abrégée et plus la mémoire s’accroît, jusqu’au moment où l’attente est complètement épuisée, l’acte étant terminé et passé tout entier dans la mémoire. Et ce qui a lieu pour l’air pris dans son ensemble a lieu pour chacune de ses parties, pour chacune de ses syllabes, et aussi pour un autre acte plus étendu dont cet air n’est peut-être qu’une petite partie. Il en est de même de la vie entière de l’homme, dont les actions humaines sont autant de parties, et enfin de la suite des générations humaines, dont chaque existence n’est qu’une partie.