LES SYNDROMES EPONYMES D’ORIGINE LITTERAIRE
Thierry Trémine



 
 

DON JUAN, OU LE SOI GRANDIOSE.
 
 

Le Don Juanisme : un rapport à l’ego

Il est souvent d’usage d’opposer Don Juan et donjuanisme, le héros légendaire et sa forme dégradée dans la conduite un peu méprisée dont l’homme à femmes " salonard " du XIXe siècle serait le modèle. Un Dumas fils, plus tard un Maupassant, guettés par la vérole ou tout autre punition qui devenue naturelle, représenterait une forme moderne du Commandeur, un " commandeurisme ", si l’on veut respecter le parallèle jusqu’au bout.

Cette ambiguïté se retrouve à l’intérieur même de la psychiatrie, lorsqu’elle s’est saisie du " donjuanisme " pour définir une conduite sexuelle particulière, sans pour autant pouvoir se dégager d’un moralisme variable selon les auteurs. Le manuel de Ey, Bernard et Brisset représente peut-être le dernier témoignage d’un concept qui a quitté l’usage courant. La définition est somme toute assez raisonnable, si on la compare à la somme de tartuferies lâchées antérieurement sur le sujet et dont nous donnerons certains exemples.

" Le donjuanisme et d’autres conduites appartiennent au domaine des perversions, en tant que recherches particulières pour atteindre l’orgasme ".(Ey et Col).

Même si l’on ignore pas ce que peut être la situation " non particulière ", ordinaire ou générale ou si l’on pense qu’il n’existe dans l’affaire que des " recherches particulières ", on peut savoir gré aux auteurs d’avoir été prudents. Auparavant, Marañon y Posadillo, l’endocrinologue espagnol reconnu par Hesnard comme un des fondateurs de la sexologie, avait fait paraître un ouvrage sur le " Donjuanisme ", dans lequel il opposait le personnage de Tirso de Molina aux valeurs castillanes et monogamiques de Calderon. On comprendra alors toute la saveur de l’approche qu’il fait du donjuanisme et la définition taxinomique qu’il en donne :

" proche de l’amour indéterminé des espèces animales, des adolescents, des intersexuels ".

Les auteurs qui citerons ensuite Marañon ne retiendront prudemment que la proximité de l’adolescence.

Ailleurs, certains psychanalystes apparaissent parfois touchés par une grâce toute morale, tel Bergler qui dans la " névrose de base ", en 1935, nous dit : " Don Juan est une poule mouillée, gonflée, névrotique ".

Autant dire que l’approche de Don Juan, du donjuanisme, relève difficilement de la neutralité bienveillante. Bizarrement, la " désexualisation " du donjuanisme, effet du dérèglement des mœurs et de la banalisation des conduites ectopiques, l’a fait probablement se retrouver dans les " personnalités narcissiques ", qui hériteront de certains des qualificatifs peu amènes qui lui étaient auparavant réservés.
 
 

Le donjuanisme relève donc en psychiatrie d’une certaine élaboration des modèles, faits pour décrire des comportements ou des conduites sans que, selon le mot de Barthe, la science n’innocente la norme. La psychiatrie " physiologise " des doctrines qui en général la précèdent et cela dès le début de son histoire ; on sait par exemple qu’elle laïcise la morale chrétienne et que de ce fait, toute conduite sexuelle non dirigée vers la reproduction lui est suspecte. En tant qu’interface entre le socius et le corps, la psychiatrie emprunte des logiques qui traversent initialement ces deux champs de référence qu’elle recompose à l’usage d’une approche de la réalité psychique, de la pathologie mentale, des souffrances psychologiques et des déviances. Ici, nous sommes naturellement au plus loin possible du modèle anatomo-clinique de Bichat, prédominant dans l’approche médicale puisque nous nous situons dans l’utilisation extrême d’un personnage de fiction qui rassemble des thématiques complexes. Mais au-delà de la référence à une conduite amoureuse issue du personnage, qualifiée " donjuanisme " parce qu’elle en représente une forme dégradée, il reste intéressant de savoir s’il n’y a pas quelque vérité persistante des origines du concept, soit dans la manière qu’a la psychiatrie de l’approcher, soit plus encore dans ce qu’il révèle d’une tendance de l’humain que l’on retrouverait dans l’archéologie de ses origines. Quand bien même le résultat risquerait d’être décevant, la démarche est tellement plaisante qu’il n’y a pas lieu de s’en priver. Quant à la question initiale qui commande l’histoire du personnage - est-il possible de savoir aimer - nous essayerons de laisser le lecteur à ses choix, doutant de nos chances de les modifier. Cette question ne commande pas l’apparition de don Juan mais elle sous tend la Saga des versions et critiques qui la suit.

Avant d’être retenu par la psychiatrie comme " manière d’être " descendue d’un personnage fabuleux, le donjuanisme entre en littérature avec Sainte-Beuve dans les " nouveaux lundis ", pour qualifier la conduite exécrable de libertins d’exception, tous personnages littéraires : Don Juan, Lovelace, Valmont, cités comme les modèles plus cruels du séducteur vicieux ; ils pourraient servir d’exemples à des comportements condamnables. Il s’agit donc d’une fiction légendaire ramenée, selon les auteurs, au désordre d’une liberté héroïque - pour Camus - ou tout au contraire, à l’inconsistance et au désengagement d’une vie amoureuse irresponsable. Don Juan n’existe pas ; comme fiction dramatique, il rassemble des sentiments contraires. Une de ses grandes caractéristiques, c’est de se présenter comme un mythe normatif monogamique (Molho), alors qu’il tient tout son succès de la mise à mal et du mythe – le commandeur - et de la norme, la monogamie. Dans un délicieux petit livre tout de parti pris paru en 1896, Hayem fait du donjuanisme un idéal de l’imprévu, de la surprise contre la vertu et la monotonie bourgeoise. Il y défend l’homme de guerre amoureuse contre le lymphatisme des Werthers et conclue que blasphémer Don Juan (sic) c’est encore le reconnaître. Hayem marque probablement le passage entre un siècle tourné vers " le chemin de l’intérieur " et un renouvellement de la présence de soi dont Camus représente la belle figure méditerranéenne.

La lecture que nous en ferons s’appuiera particulièrement sur la notion de Soi, traduction du terme anglais Self. Créé par Locke, ce terme sera repris en 1971 par le Psychanalyste Hernz Kohut, pour le différencier dans la métapsychologie psychanalytique du concept de Moi, dans les pathologies du narcissisme. Le Soi grandiose, qu’il substitue aux termes de Soi narcissique, veut désigner " une structure basée sur des fantasme de grandeur et d’exhibitionnisme qui est la contrepartie de l’imago parentale idéalisée ". Ce que nous proposons, c’est une analyse historique de certaines œuvres littéraires et dans leurs rapports à leur époque comme illustration de cette instance narcissique liée à l’émergence de la notion de sujet, mais n’étant pas encore le sujet ou pire, l’individu. Il y a un certain pari qui consiste à penser que chaque époque privilégie une position topique de l’Ego, dans ses rapports à la nature, au monde intérieur, aux autres. Si c’est probablement plus évident pour le Romantisme et le Moi, pour le Soi, il s’agit peut-être d’une façon de se voir, née du baroque et se prolongeant alors dans les lumières en se transformant. Dans l’affaire, il n’y a pas plus d’assimilation de l’ontogenèse à l’histoire sociale qu’à la phylogenèse, puisque chaque façon d’être, si dominante soit-elle pour un temps, reste au moins à disposition pour les autres. Ce qui est intéressant, c’est de montrer que la folie du théâtre à une époque donnée fait passer la présence de soi, celle de Don Juan, avant les grandes redistributions philosophiques de la conscience, comme un désordre irréfléchi qui met tout par terre, les simagrées humaines comme les choses du ciel, le lignage et l’innéisme. C’est, du moins, la fable que nous retiendrons.
 
 

Eloge du désordre

Dans le mythe de Sisyphe, Albert Camus consacre 3 chapitres particuliers à " l’homme absurde ", à l’homme qui trouve sa vérité et sa fin en lui-même : le donjuanisme, la comédie, la conquête ; il ne s’agira guère d’autre chose ici, avec la même correspondance que l’on peut établir entre l’homme espagnol de la fin du siècle d’or et l’homme du baroque présent. " J’installe ma lucidité au milieu de ce qui la nie ", dit Camus. Il y a des époques où cela est plus facile car ce qui nie ma liberté, prélude à ma lucidité, est à libre disposition, immédiatement préhensible et presque unanimement partagé : l’infâme, selon Voltaire, dont les figures sont variables. C’est la cas pour Don Juan lors de sa naissance. Don Juan, personnage de fiction, se constitue dans l’imaginaire par l’aspiration de plusieurs composants, qui seront remaniés autour d’un thème central, le combat entre l’ordre et le désordre. Un chemin se fera dans l’itinéraire du personnage qui amènera la propre disparition de Don Juan, et verra la naissance du donjuanisme.

C’est dans le creuset de la comédie espagnole de la fin déliquescente du siècle d’or que prend vie, le temps d’une représentation, la métaphore sensuelle de la conquête, dont l’ampleur du châtiment qui lui est infligé ne fera que donner des motifs supplémentaires à son enflement futur.

Avant de rentrer dans les détails, il faut parler de la méthode, car celle-ci préfigure des choix et presque la morale finale de l’histoire. Il n’est pas facile d’accorder une méthode à son sujet, surtout si l’on veut que celle-ci participe à l’efficacité même de la démonstration. On peut seulement relever que certains systèmes de lecture faciliteront l’ossification des dogmatismes et donc verseront du côté du commandeur, vers la pensée de pierre. C’est du côté de la vivacité des rebondissements de la création que se trouve le choix de Don Juan. Il y a donc un choix, ou plutôt des choix, car personne ne peut se passer de quelques systèmes. On peut ainsi rétorquer à Georges BATAILLE, qui haïssait la psychologisation de Don Juan et qui a montré comment s’en extraire dans " l’histoire de l’œil ", qu’il y a toujours dans la lecture, la représentation, la recherche des sources, la réflexion sur le temps et la grâce, quelque chose qui à chaque pas remurmure en nous, et qui nous ramène au désir de liberté. Il est maintenant impossible de fréquenter Don Juan ou le donjuanisme, sans avoir en tête la musique de Mozart. Si celle-ci, selon Kierkegaard, est l’expression du pur désir, alors elle reste comme une force qui permet ensuite des mises en images, des idées, une représentation interne et qui nous permet d’essayer d’imaginer comment cela est né, sans avoir à gâcher la fréquentation des textes , les rebonds de la pensée qu’elle entoure, par une grammaire besogneuse des universaux de la famille ou de la tribu, assénés dans la rigueur de l’induction ou du syllogisme.

Il y a donc deux manières de lire Don Juan ; à l’égal même du symptôme en psychiatrie : celle qui en cherche une archéologie suffisante, une démonstration dont elle a oublié la contemporanéité et celle qui lui donne la chance d’un nouveau monde à créer, ou à conquérir. Bref, pour bien lire Don Juan, il faut être un opportuniste sans scrupules (Note 1). Il ne faut pas hésiter à l’être, y compris en choisissant le rythme ou la fable dans notre approche. En effet, quelle que soit la qualité des auteurs qui se sont inspirés de l’anthropologie structuraliste (je pense à Maurice Molho ou de façon plus lointaine, quand à la méthode, à Jean Rousset), je n’aime pas les mots qu’ils emploient, quand bien même on peut penser qu’ils sont passés de mode : mythe, mythologie, structure. Je leur préfère les anciens mots, ou ceux qui sont proches du théâtre : légendes, personnages, drames. Nous l’avons déjà vu : la pensée, dans sa manière, doit choisir son camp, l’immanence ou la transcendance. On sera ainsi plus attentif à la mise en place de la loi, de l’ordre, ou plus séduit par le problème du temps, de la grâce, du drame ; cependant, personne ne peut être tout entier une statue de pierre ou un abuseur. La seule manière pour sortir du dilemme consiste, dans l’esprit des Lumières, à ce que le prêche soit toujours odieux et que l’attente quiétiste de la vérité puisse laisser place au plaisir de l’étonnement.
 
 

Du danger de mettre les doctrines en comédies

Don Juan est d’abord un personnage de comédie. George Sand, grande interpellatrice du Tenorio, disait que le XIXème siècle était le siècle du roman ; le personnage de comédie est tout à l’opposé de la stratégie du roman. La comédie est essentiellement une invention espagnole : elle propose une vision dramatique du monde ; même si la pièce est doctrinale, la morale est de toute façon à la libre disposition du spectateur.

Le personnage, comme le dit Aubin, est pris à la gorge par des mobiles ; l’amour, la grâce, la fatalité, son nom, sa renommée ; mais il n’est pas sûr, quel que soit le talent de l’auteur, ou plutôt grâce à son talent, que le spectateur choisisse la maxime finale. Un fait permet de l’illustrer : selon les metteurs en scène, plusieurs siècles plus tard, on choisira ou non de faire jouer la mascarade finale, à la fin de l’abuseur de Séville ou à la fin du Don Juan de Mozart. Selon le choix, on incline complètement le sens de la pièce et même la morale de l’histoire : on la présente comme une fiction de la vie, on détache le spectateur des événements, ou bien on dramatise (faussement) en enlevant les masques. En fait, comme on le verra à propos de la querelle de la grâce et de la succession des pièces chez Tirso de Molina, même si la comédie est doctrinale, il n’est pas sûr qu’elle soit toujours édifiante. Cet espace de liberté du spectateur est fortement appelé à se développer chez les auteurs libertins, qui sont des moralistes, mais pour qui le prêche est toujours odieux face au libre arbitre du lecteur ou du spectateur. Je pense ici surtout à Crébillon ou à Prévost.

Ainsi, si l’on peut croire que la méthode de lecture implique un choix, immédiat et quasi définitif, cela nous permet de penser que lors de circonstances exceptionnelles, l’Espagne baroque de Philippe IV, d’une attitude particulière devant la vie va naître une figure dont la force traversera les temps. Cela ne peut uniquement être expliqué par un mélange habile des universaux, de la loi, des arrangements du mariage, voire de l’oedipe. Tout au contraire il nous faut respirer le souffle de cette histoire qui permet la projection au loin du Tenorio, le fait qu’il s’acclimate de géographies nouvelles, qu’il lui faut changer de voile, remonter au près chez Molière et passer grand largue chez Mozart. Un mélange particulier, un contexte historique, un génie permet un effet de souffle qui force les logiques, favorise les mouvements, déprécie l’immobile, renverse la doctrine elle même.

L’Espagne de Philippe IV, c’est l’empire du paraître où règne une noblesse improductive, ayant désorganisé le pays en chassant et persécutant tout ce qui était juif, mauresque et protestant. C’est aussi un empire considérable qui va des Pays Bas à l’Italie et conquiert sans gérer le continent américain. C’est l’Espagne de la reconquête sur les maures et de la conquête sur les indiens, de l’expulsion des juifs où survit un hidalguisme pouilleux de petits nobles improductifs, une administration impuissante et surabondante, une inquisition féroce, un roi faible, un luxe inouï, privé et caché par l’habit noir de cour imposé par le Roi. Le Roi qui est, avec la cour et toute la société, fou de théâtre.

Comme le dit Richard Alewin, " les époques qui ont dépouillé le monde de toutes valeurs et qui ont conçu la vie comme un songe sont les seules qui ont donné au théâtre une ampleur, une telle profondeur d’existence ". C’est dans cette époque du " désabusement " (desengaño), que se produit un effort théâtral que le monde n’aura jamais connu, même chez les grecs classiques, tant il procède de la vie même.

Le théâtre espagnol est profondément ancré dans les traditions populaires, dans lequel il trouve ses sources et ses thèmes. La morale, il la trouve dans le " Refranero ", le recueil oral des proverbes ; il en est ainsi du Don Juan, dont une version allégée prend le nom même de l’antienne qu’il répond lorsqu’on l’appelle au repentir : " Tan largo me lo fiais : que lointaine est votre échéance ". Cette traduction de Guénoun montre bien qu’il s’agit d’une formule pratiquement intraduisible, si l’on voulait lui restituer la force même du proverbe. Initialement attribuée à Calderon, une pièce ayant comme titre ladite formule est maintenant généralement considérée comme une refonte ultérieure de l’abuseur de Séville par Tirso lui-même, parfois comme une version initiale (Malkiel). Cette phrase intraduisible, pourrait – en la trahissant quelque peu - se transposer en français contemporain et familier par : " demain, il fera jour ". Il s’agit d’une réflexion sur la mort, où il n’est question ni de la crainte de la mort elle-même, ni même de l’existence de Dieu, mais de " l’échéance ", celle où il faudra s’en remettre à la miséricorde divine, ou même tout simplement admettre la présence de l’autre, jusqu’alors niée.

Le récitant, Don Juan, dit : " votre échéance est bien longue " ; le cœur lui répond " combien brève elle te paraîtra ". Appuyée sur par la foi profonde de l’espagnol du siècle d’or, il s’agit d’une réflexion sur le temps, reprise au travers de la querelle contre-réformiste sur la grâce, sur le rapport du temps de la vie et de l’infinitésimal, de l’étape ultime où tout est à remettre en balance. Le fond des croyances, qui traverse toute la comédie espagnole de Lope de Vega à Calderon, c’est que la vie est un songe et que le théâtre est une fiction de la fiction. Cette fiction ne peut surgir que dans cette Espagne baroque qui, après avoir tout conquis, ne peut plus conquérir que de l’imaginaire. La création des " Corrales ", lieux où se joue la comédie est intimement liée à la fin des aventures hors de l’Espagne. (Aubin).

A ce titre Don Juan est la métaphore théâtrale et sensuelle de Cortes brûlant ses vaisseaux devant les côtes du Mexique avant d’en entreprendre la conquête : plus de passé, que de l’avenir ; plus de terre ferme, que de l’or à trouver. Même si tout cela se construit sur du sable, peu importe, car le théâtre est, avec l’église, un des rares lieux sociaux où se rassemblent les classes. Il faut imaginer une représentation, comme on peut le faire à la lecture des romans de Perez Reverte : la présence de la cour derrière les moucharrabiehs, les femmes rassemblées dans le " caquetero ", le poulailler (c’est de cette époque que vient l’expression), les mousquetaires séparés du reste du parterre, des rufiants bruyants venus parfois troubler la pièce et parfois payés par l’auteur concurrent, ne pensant qu’à régler des problèmes d’honneur etc…

Comme le dit Aubin : " la vie en commun est facilitée par l’exemple où l’harmonie fallacieuse qui règne sur les planches et la concorde éphémère et factice qui dure le temps de la représentation ".

La comédie doctrinale, comme celle de cape et d’épée ou bien l’autosacramental, comédie religieuse, emprunte aux doctrines les plus courantes et n’invente rien. De plus il n’y a pas de relativité géographique des valeurs. Les auteurs peuvent transposer les histoires en Pologne, à Rome ou dans tout autre lieu, ils traitent de problèmes espagnols ; l’Espagne est tout. A condition que tout ne soit rien, dans une société du paraître où tout n’est que " désabusement ", mot que l’on trouve par la suite dans le vocabulaire quiétiste français de la fin du siècle ou chez Corneille, et qui vise au détachement de tout ce qui n’est pas de l’ordre de la foi.

Lope de Vega a fixé les règles de la comédie espagnole pour qu’elle soit toute fiction. C’est une tragicomédie qui se déroule sur trois journées de 1000 vers ; elle doit être facile à retenir et à suivre pour un public en majorité composé d’illettrés. Les personnages sont ceux que l’on retrouvera par la suite dans le théâtre français : jeunes premiers, bouffons, vieux sages, domestiques. La pièce est entrecoupée d’intermèdes burlesques, de danses et se termine par une mascarade finale. Répétons le, c’est comme fiction de la fiction que la comédie prend toute son importance. Don Juan est un personnage de fiction, pas un Casanova, pas un Byron, pas un George Sand. Cette fiction s’oppose à " l’autosacramental ", pièce lithurgique, et au roman, avec en fond un thème qui domine - surtout chez Tirso de Molina - la fiction de la vie face au poids profond de la foi, qu’il ne faut jamais sous estimer chez l’espagnol du XVIIème siècle.

Pour renforcer cet effet, il faut ajouter que l’auteur, " le poète ", ne maîtrise pas le devenir de la pièce qu’il vient d’écrire, que tout est laissé au comédien lui-même et que celui que l’on appelle " autor " est en fait le chef de troupe. C’est lui qui crée la pièce et décide de tout. La pièce est faite pour être jouée et jamais pour être lue. Don Juan n’est pas fait pour être lu ; dés l’instant où l’on en fera un récit, celui-ci se terminera dans une morale sans ambiguïté. Comme le dit Aubin : " l’auteur a beau se lamenter des trahisons du comédien ou de l’éditeur, protester parce qu’on lui vole ses pièces ou l’on attribue les pièces des autres, tout le monde s’en moque ". C’est ainsi que l’on rapetasse toutes les pièces et que les attributions des centaines de pièces que l’on distribue à Lope de Vega, Tirso de Molina ou Calderon sont souvent incertaines. Les auteurs écrivent vite, et souvent mal. Le comédien vit donc dans un espace de liberté qui n’existe nulle part ailleurs dans la société espagnole ; c’est un espace du scandale où l’amour est comique, où tout n’est qu’apparence et où le théâtre est apparence de l’apparence : " sur scène et hors de scène pour le meilleur et pour le pire, les comédiens ont servi de modèles à la jeunesse espagnole du XVIIème siècle, ils lui auront aménagé un monde artificiel splendide. C’est à leur façon et dans ce monde là qu’elle a vécu intensément et non dans le monde sordide et misérable de l’Espagne effondrée, où nous imaginons sur la foi des historiens, que normalement ils auraient dû vivre " (Aubin). On voit combien Don Juan peut alors être emblématique de ce désordre.

Chez le frère de la Merci Gabriel Tellez - dit Tirso de Molina - il y a en plus une certaine manie (outre l’habilité à jouer de la querelle de la grâce): mettre en bouffonneries cruelles tout ce qui touche à l’amour.

Ainsi, à chaque niveau qui passe par la vie sociale et va de la doctrine vers la représentation, tout est effacement. Comme nous allons le voir, Tirso de Molina construit l’abuseur de Séville en réponse à sa précédente pièce - le " Damné par manque de confiance " - sur les rapports simples entre le temps et la grâce, auxquels s’ajoutent l’inconstance amoureuse et le Convive de pierre. Une liberté incroyable, une appropriation par le personnage lui-même retourneront la comédie édifiante pour en faire une farce subversive, à l’origine imprévisible. L’espace du paraître, l’illusion de l’illusion qu’est la comédie espagnole devient la seule réalité qui se crée, s’enfle et laisse le dogme illusoire. Le désabusement désabuse finalement plus du dogme que de la vie, du désir ou du désordre. Don Juan est le maître vaisseau de cet espace de liberté né de l’inconstance et de la tromperie.
 
 

L’abuseur de Séville.(Note 2)

Dans son livre documenté et fluide, Jean Rousset met en rapport des invariants qu’il définit comme structuraux, dans le sens de la théorie de la forme : la mort, le groupe féminin, le héros, dont il va ensuite s’enquérir de la genèse : la légende populaire du mort punisseur, l’inconstance baroque du jeune premier. Bien que son abord ne soit pas à priori structuraliste et qu’il ne se définisse pas, à l’instar de Maurice Molho, comme la mise en place conjoncturale d’un mythe normatif, Jean Rousset en déduit que l’apparition de Don Juan est du à un amalgame, dans un système cohérent et chargé de sens, de précomposants, tous disponibles à foison dans l’univers mental de Tirso de Molina. On peut assez souplement garder l’opposition entre l’inconstance et la statue de pierre, mythique quant à elle, mais cela ne suffit pas à expliquer Tirso. Si l’on veut expliquer Tirso, hors le génie, on est bien obligé de rechercher d’où vient cette violence de l’écriture. Or, l’auteur n’existe lui-même que par désoeuvrement, puisque son existence était auparavant liée à la reconquête sur les maures – ou à la conquête américaine– il y était présent à côté des autres ordres pour notamment procéder à des échanges de prisonniers ou faire œuvre pastorale. Lui-même souffre de vide et s’exprime désormais dans la comédie ; cela fait de Tirso le double de son personnage lui- même : vide de conquête, avide de conquêtes, jusqu’aux mille et trois comédies qu’il va écrire. Retenons cependant pour ce faire que le frère de la Merci renforce l’opposition entre la partie mythique qui touche à la mort, en introduisant le Colossos antique dans ce qui n’était souvent qu’un spectre ou un squelette dans les contes populaires.

La statue est indispensable au mythe (Micheline Sauvage) à moins que la statue ne soit le mythe que Don Juan entame dans la fiction dramatique, promouvant une forme d’existence nouvelle et libre qui ne peut venir que de l’Espagne désabusée " post conquête " et qui s’oppose au " vieux bouffon " d’une pensée figée. C’est cette adéquation simple entre les personnages de Don Juan, le désordre, la vie et celui du Convive de pierre, le dogme, la mort qui fait le succès du thème.

Il est inutile d’insister sur l’aspect banal du repas dû aux trépassés dans les légendes et coutumes occidentales, ou même de relever la fréquence du thème de la statue qui punit. Chez les Grecs, le Colossos relève de la catégorie psychologique du double, représentant érigé le cadavre absent et appelé à fixer la psyché du mort, avec lequel les rituels peuvent être accomplis, afin d’éviter d’en faire un spectre errant et dangereux. On partage avec lui le repas dû aux trépassés (Note 3). Dans la pièce de Tirso, le Convive de pierre qui s’anime représente l’ultime présence du merveilleux médiéval jusque dans ses machineries baroques, dont étaient tellement friands les spectateurs et qui feront choisir le thème par Molière, lorsqu’il lui faudra trouver une pièce au succès prévisible et facile. Sur cette présence anachronique, Don Quichotesque de la pierre, se greffent tout ce qui relève de l’invariant temporel ; la mort -bien sûr - le lignage et l’honneur attaché au nom (honra). Cet invariant s’affronte à l’inconstance, la renommée (fama), la conquête humaine sur les lois divines. Nous retrouverons d’ailleurs chez Molière le soubassement imaginaire du conquérant – Alexandre - dans le for intérieur de Dom Juan (Acte I scène II). Il y a alors, dans l’espace dramatique, une concentration de problématiques considérables, transposées dans des rapports humains furtifs, se déroulant durant trois journées. Les problématiques sont reprises dans les règles de la comédie, avec le commentaire en double du bouffon, le " gracioso ". Le bouffon espagnol, opposé au picaro, au ruffiant, est un personnage issu du théâtre romain classique et du moyen âge, beaucoup plus complexe qu’il n’y paraît. Double servile et de bon sens, poltron enraciné dans sa propre préservation, ses gages, il n’en représente pas moins la présence de la farce, généralement opposé à la noblesse du temps, mais incarnant secrètement les sentiments cachés du public. Catalinon, " la grosse caton " dans le burlador, est un couard qui porte un nom de femme d’autant plus ridicule qu’il s’accompagne d’un diminutif. Une " catherinette " était d’ailleurs à l’époque l’appellation populaire du poltron (Guenoun). Le bouffon espagnol, le valet de comédie a plus ou moins été fixé comme personnage par Lope de Vega lui-même ; on sait l’importance qu’il revêtira lorsqu’il endossera un discours révolutionnaire. C’est lui et son commentaire qui assure la permanence du public du moyen âge jusque dans l’avenir de la comédie. Il est destiné à faire rire et trouvera de l’esprit chez Molière - lui même proche de son Sganarelle - auquel il donnera beaucoup plus de profondeur que Tirso ne le fait de Catalinon. Il accentue la fiction en doublant constamment le déroulement de l’aventure d’un commentaire comique qui désagrège le sérieux des thèmes. En effet, la bouffonnerie est indispensable au désabusement (desengaño), mais celui-ci, par évagation, gagne la doctrine elle-même.

N’insistons pas sur le personnage du double, largement développé par OTTO Rank, tant pour le " gracioso ", que pour ce que représente le Convive de pierre, sur lequel il disposait déjà d’études anthropologiques complètes. J’en viens au déroulement de la pièce elle-même.

La tragicomédia, " El burlador de Sévilla ", traite des 4 sujets habituels : la foi, l’ordre social, l’amour, l’honneur, jusqu’au dénouement qui est toujours le dévoilement de la justice divine, mais doit laisser le spectateur en suspens. Le désabusement, qui est une attitude, sous tend la marche et transforme tout en bouffonnerie ; hormis la foi, jamais remise en cause. En plus, il faut enseigner en divertissant ; selon le mot de Benassar, il existe une " pédagogie de Dieu ". Don Juan, l’abuseur, bafoue donc l’ordre social, l’hospitalité, l’amour, l’honneur, les sacrements et remet son salut à un avenir dont il ne perçoit pas la nature, tant il lui paraît loin. Disons le tout de suite, dès ses débuts don Juan n’est naturellement pas l’homme du passé, mais n’est pas l’homme de l’avenir qu’il ne perçoit pas ; il n’est pas l’homme du présent, ce n’est pas un jouisseur et il n’y a aucune érotique de ses rencontres ; il est l’homme du futur tendu, du futur prochain.

L’œuvre s’ouvre sur le fait qu’une duchesse, Isabella, croit avoir reçu Octavio son fiancé, qui normalement n’aurait rien eu à faire dans la chambre de sa promise. Un flambeau lui permet de voir qu’il ne s’agit pas de lui :

" Qui êtes vous " ? dit elle

" un homme sans nom ", lui répond Don Juan, qu’elle ne connaît pas. Un homme sans lignage donc. Entre temps le roi de Naples arrive, demande : " qui êtes vous " ? Don Juan répond " un homme et une femme ". Tout est déjà dit : des individus. Le Roi confie alors à Don Pedre Tenorio le soin d’arrêter le coupable ; celui-ci se révèle être sous la forme de Don Juan son neveu, dont il favorise la fuite après lui avoir reproché sa conduite : " ta jeunesse t’abuse ", dit-il. Don Pedre Tenorio fait accuser le duc Octavio ; la duchesse Isabella est conduite au secret, Octavio contraint à l’exil. Sont plantés d’emblée quelques éléments propres au désabusement : Don Juan se présente comme un homme sans lignage, Isabella et lui comme des gens sans nom, presque de la nature. Isabelle attendait son fiancé pour envoyer ses fesses à la noce. L’oncle don Pedre Tenorio favorise la fuite de don Juan et fait arrêter Octavio sur un mensonge. Le roi prend des décisions hypocrites mais non négociables. Ainsi, dans la stratégie du " désabusement ", ce ne sont pas uniquement les comportements qui relèveraient ordinairement du péché qui sont discrédités, mais aussi les valeurs du lignage, de l’honneur, de la probité qui sont mises à mal. A la suite de cela Tisbé, pêcheuse Virgilienne, tient de grandes déclamations sur la plage de Tarragone sur la préservation de sa virginité et la nécessité de son éloignement des hommes. Don Juan et Catalinon font naufrage, dans l’image de déréliction des âmes (Molho. Ils sont sauvés par Tisbé qui, après avoir brûlé de virginité cède en quelques vers à Don Juan. La pêcheuse folle et précieuse a tellement le feu aux fesses qu’elle met le feu à sa chaumière où vient de se consommer l’acte. Don Juan, nous l’apprendrons juste avant la fin, ne réussit pas à abuser de Dona Anna en prenant le masque de son amant mais tue son père ; il abuse ensuite le jour même de son mariage d’une femme de peu, d’une paysanne sotte et vaniteuse, Aminta, en lui promettant la main. C’est dire qu’il abuse de personnes qui sont toutes entamées d’une façon ou d’une autre par un certain discrédit. Nous sommes dans une Espagne où il n’y a plus rien qui tient : Don Juan trompe les dames de cours en se faisant passer pour un autre lignage, et séduit les femmes du peuple par la promesse de mariage.

Don Juan se réclame toujours de sa renommée, de sa bravoure qu’il accroît toujours au détriment de l’honneur des autres. La bourle offense les noms et l’honneur qui leur est attaché ; la succession des événements entame le lignage des autres mais aussi celui des siens, comme lui font remarquer son oncle ou son père. Tirso aime le virulent, l’excessif et même le suspens, il méprise la personne humaine. Cruel, il porte une hargne particulière à l’amour sous toutes ses formes, y compris avec une crudité comique dans la description des garces de Séville. Tout devient rapidement mascarade y compris la fin, puisque faute d’avoir su se repentir et profiter de la miséricorde qui lui était toujours donnée, au moment de sa mort les sacrements sont refusés à Don Juan qui mourra damné pour un viol qu’il n’a pas commis. Au final, le roi organise des mariages stupides dont il prend la décision à l’emporte pièce.

Ainsi ce n’est jamais dans leur fréquentation charnelle ou même humaine, qui n’en sont même que les empêchements, que les hommes et femmes trouveront cette vérité : l’éternité doit être pensée dés le futur prochain, dont l’homme est Don Juan.

Il faut donc noter des différences essentielles sur les personnages que nous connaissons : Don Juan en appelle à la miséricorde divine contre l’exécuteur des desseins impénétrables de Dieu ; la miséricorde lui est refusée pour un crime qu’il n’a pas commis, le viol d’Anna ; il meurt damné aussi par la fatalité de son courage qui, pour accroître sa renommée, " fama ", le fait s’affronter à l’invité de pierre, lors du célèbre repas.
 
 

La querelle de la grâce, prélude à la philosophie du temps.

Chez Tirso de Molina l’abuseur de Séville est le pendant d’une pièce précédente, le " damné par manque de confiance ". Mais, dans les deux comédies doctrinales, les morales sont loin d’être univoques. Il y a même, de par l’effet de la représentation théâtrale une tendance semble-t-il à saisir exactement le contraire ce qu’était la doctrine de départ. Dans le " damné " le message pouvait être ambigu, puisqu’il suffisait pour un rufiant, le bon larron, de se repentir à la dernière minute pour être sauvé alors que l’ermite, qui avait hésité, perdait son salut et devenait voué aux enfers juste en bout de course. Tirso fait répondre à l’ambiguïté de cette pièce par la suivante, où Don Juan se damne par sa remise à plus tard de la fatalité, sans avoir jamais douté de l’existence de Dieu. Il ne pourra dans l’ultime heure se confesser d’un crime qu’il n’a pas commis, parce qu’il n’a jamais su saisir dans l’heure présente la grâce qui lui était offerte. Bien sûr, l’heure présente n’intéressait pas ce bouffeur de temps, il était déjà dans la suivante. C’est la prédestination qui l’emporte alors sur la chance et l’invité de pierre lui dit : " le temps de la grâce efficace, celui de la miséricorde, n’a pas été saisi, celui de la miséricorde ; vient alors le temps du destin, de la pierre et de la grâce suffisante ". " L’abuseur de Séville " répond au " Damné par manque de confiance " pour dire : c’est dans l’heure qu’il faut se préparer à l’éternité, car la grâce est donnée à chacun, mais elle doit être saisie à propos. Celui qui assiste au Burlador de Sévilla doit, selon Tirso de Molina, se comporter dans le présent comme s’il devait mourir dans l’heure, et ne pas s’en remettre à la possibilité d’un repentir lointain, celui des dernières extrémités. Ces deux temps sont étrangers à Don Juan, qui vit dans le futur prochain de la conquête. Il y a donc une réflexion sur le temps, probablement inspirée à Tirso par une morale implicite de son œuvre précédente où il suffirait, après avoir mené une vie mécréante, de se repentir au dernier moment. Pour être plus exact, Don Juan vit dans un futur prochain dont la grâce est absente.

On voit qu’il s’agit d’une vieille histoire, le débat jamais conclu depuis Saint Augustin et le Pélagianisme sur la grâce suffisante et la grâce efficace. On le retrouvera dans les siècles futurs posée en question de temps, le temps de Don Juan contre l’éternité de pierre, tous deux s’affrontant, par leur présence plus que par leur dispute, sur la manière de s’accommoder de l’aphorisme suivant : la chance donnée à chacun doit se vivre à chaque heure comme s’il s’agissait de l’heure dernière, comme si le temps était à chaque instant compté. C’est ce qui a fait dire si justement à Micheline Sauvage que Don Juan est le prince du temps, car il représente contre l’horloge le temps vécu de la manière la plus extrême. Les trois thèmes, " l’abuseur de Séville ", " que lointaine est votre échéance ", " l’invité de pierre " sont indissolublement liés et peuvent être ensuite variés à l’infini, dans les jeux de mise en scène de l’immanence contre la transcendance. " Fama " contre " Honra ", renommée contre honneur et lignage en représentent d’autres facettes, dans une affaire qui remonte aux origines de la chrétienté, qui traversent la réforme et la contre réforme, et se poursuivent jusqu'au Quiétisme et au Jansénisme en France. Il existe une combinaison de base : le temps, l’amour, la renommée, le lignage que le génial frère de la Merci mélange, à vrai dire méchamment. En effet, de la doctrine du désabusement de l’amour et de l’inconstance du désir, il restera le désir et l’amour dans leurs plus grandes libertés pour les siècles à venir, et tout ce qui faisait la prédestination et le lignage des élus va s’effondrer devant la montée des libertins. Pour l’instant, nous en sommes aux prolégomènes qui relèvent d’une dispute sur la nature de la grâce divine sous forme, répétons le, de l’affrontement d’une présence toute adolescente contre un Colossos antique.

La querelle de la grâce à la fin du XVIème siècle avait été relancée par deux théologiens de Coimbra et de Salamanque, Molina et Bañez. Luis de Molina, né en 1535, avait publié un ouvrage en 1589 intitulé " la concordia ", qui avait fixé l’orientation théologique des Jésuites, équilibrée entre les dons de la grâce divine et le rôle du libre arbitre. " A celui qui fait ce qui dépend de lui, Dieu ne refuse pas sa grâce ", ainsi pourrait-on résumer le Molinisme. Cette œuvre avait reçu le meilleur accueil du plus grand théologien de la compagnie, Roger Bellamin, et allait exprimer l’essentiel de la pensée Jésuite pour les temps à venir. Georges Poulet l’illustre à travers le thomisme et Saint Bonne Aventure : c’est la grâce actuelle, dont l’efficacité s’exerce non plus sur la permanence de l’être, mais sur les vicissitudes de son existence engagé dans le temps.

Cette querelle entre grâce suffisante et grâce efficace fut considérable, puisqu’elle mobilisa trois pontifes, le roi de France, le roi d’Espagne, qu’elle fut à l’origine du parti des dévôts en France, du Jansénisme de Port Royal et des " provinciales " de Pascal. Cette querelle actualise en son temps une bascule, somme toute lente, entre la prédestination et la présence humaine.

En Espagne, en dépit du silence imposé sur la question par la Congrégation des Secours, la question fut constamment célébrée par les Jésuites dans l’espace dramatique à des fins édifiantes. Les Jésuites avaient cette spécialité : la comédie édifiante. Or, à trop choisir la forme d’expression qui laisse place au libre arbitre du spectateur, entre le temps du spectacle et celui du dogme éternel une ambiguïté se glisse, un soupçon trop lié au plaisir de la fête ; on expose le spectateur à se désabuser du désabuseur et à prendre le parti de l’abuseur lui-même.

Il ne faut pas trop simplifier la morale de la pièce précédente de Tirso Molina, " le damné par manque de confiance ". Le débat a d’ailleurs été parfaitement exposé par le grand philologue espagnol Meñendez Pidal, et déjà discuté par George Sand au XIXème siècle. Le " Molinisme " de Tirso de Molina expose une idée de l’espérance, de l’hypocrisie et de l’orgueil, où la personnalité rigide et abstraite de l’augustinien, ou du réformiste, est condamnée essentiellement parce qu’elle prétend connaître sa propre fin. Paulo, l’ermite (le choix du nom n’est pas anodin), est un orgueilleux, alors qu’Enrico représente le bon laron. Paulo se verra perdu par " ses propres ambitions morales non sanctifiées par le baume de la charité, du sentiment, de l’humilité de soi-même, d’abord indiscrètes, ensuite désespérées et sataniques qui le condamne à la perversité et aux vices " (Meñendez Pidal). C’est une condamnation de la prédestination augustinienne, de l’érémitisme indifférent au monde et le choix par Tirso du personnage du conquérant, celui des œuvres humaines, quels qu’en soient les détours. Comme pour les Jésuites, le premier temps est celui de l’action humaine, vient ensuite celui de la grâce divine, à disposition.

Cette querelle de la grâce suffisante, de la prédestination augustinienne et de la grâce efficace Moliniste en contient une autre, celle des élus derrière lesquels se profile le lignage que Don Juan met à mal dans la recherche de sa propre renommée. Il y a dans cet écart un thème qui deviendra révolutionnaire. Rappelons en l’origine historique.

Après le décret des rois catholiques en 1492, " Baustimo o expulsion ", le baptême ou l’expulsion, et la terreur imposée par l’inquisition aux faux convertis ou relapses, la " limpieza de sampre " - la pureté de sang - devint la condition nécessaire pour être reconnu de bon lignage, " vieux chrétien ", hors de sang maure ou juif converti et accéder à une charge publique ou à la noblesse. Il y avait lieu de vérifier l’hidalguisme puisqu’en Navarre, par exemple, près de la moitié de la population se disait noble et à ce titre ne travaillait pas. Il y avait donc de fait une rencontre entre la pureté de lignage et la grâce suffisante, la prédestination augustinienne. La rencontre du lignage, de la prédestination et du retour à un en-deça du Thomisme et du libre arbitre pouvant faire de l’Hidalgo Don Juan un personnage odieux dans sa suffisance et son mépris des autres. Cela d’autant plus qu’avant même la querelle du Molinisme, par laquelle la Concordia en 1589 devait définir la doctrine officielle des jésuites, le général succédant en 1556 avait été soupçonné d’être descendant de conversos, donc d’origine juive et même d’en avoir tiré la gloire de son humilité. Tout au contraire et comme l’ermite Paulo, la suffisance de l’Hidalgo Don Juan est cause de son péril. Répétons le, Don Juan est impie, mais il n’est pas incrédule ; il a disposé de tout son lot de grâce efficace, convaincu de la prédestination de sa " limpieza de sangre ". Que Don Juan périsse dans les flammes de l’enfer, finalement tout le monde peut s’en accommoder, dans le parterre comme derrière les moucharabiehs, et cela à divers titres : suffisance de l’aristocrate, de l’impie, du " señorito " (Note 4). Le thème du repentir tardif était d’ailleurs un cas familier aux inquisiteurs de l’époque : il s’agissait du repentir manifesté entre la remise à la justice civile et l’exécution. Le condamné ne pouvait plus, la sentence ayant été publiée, espérer sauver sa vie, il ne lui restait qu’une chance de sauver son âme –du point de vue de l’inquisiteur – et ainsi d’éviter les horribles souffrances de la mort par le feu (Michelle Escamila-Colin). Des religieux, appelés " qualificateurs ", avaient pour tâche de déceler les indices de repentir et d’ordonner alors le garrot, avant que le corps ne soit ensuite jeté au feu. C’est le repentir qui est ici refusé à Don Juan de façon inhabituelle, car nous sommes dans le registre de la prédestination, de la grâce suffisante, et non de la miséricorde qui n’est plus de mise. Don Juan, de par son lignage, pouvait croire à sa prédestination bienheureuse ; il n’en est rien. Le spectateur est ici en position de " qualificateur ". Comme on le voit, rien à voir avec le " repens toi, change de vie, c’est l’instant suprême ", trois fois déclamé comme le mea culpa chez Da ponte/Mozart ; pourtant, comme on ajoute les motifs dans les attendus de son châtiment on enfle d’autant les possibilités futures de sa liberté. Le tout contracté dans les trois jours de la tragicomédie, dont le rythme fait tout basculer.

Le temps du spectacle l’emporte sur tout et renverse même la doctrine, ou du moins fait basculer le spectateur vers le désir, impie forcément. L’envolée maniaque de Don Juan, au sens psychiatrique du terme, le rend moderne, post moderne si l’on veut rire, car c’est le temps vécu sur le temps physiologique qui s’actualise, l’efficacité du désir contre la prédestination de la fin inéluctable. L’hygiéniste espagnol du début du 20ème siècle , Marañon, le supportera mal ; il verra dans le Don Juanisme une déperdition de…semence, presque à l’égal de ce qui constituait un motif sérieux de bûcher pour les inquisiteurs espagnols (note 5).

Accessoirement, quand la querelle sur la grâce se laïcise et devient querelle sur le temps, celle de l’homme absurde camusien notamment, alors la psychiatrie s’approprie la perte de semence et l’hypergénésie du barbare au titre des perversions. Nous y reviendrons.

Mais il y a dans la querelle même de la grâce une question toute d’actualité posée à l’homme " post moderne ", quel que soit l’aspect valise du mot sur lequel personne ne peut s’accorder mais qui convient bien tant il est ridicule et absurde : " la contingence devient hyper-investie au détriment de la nécessité ; ce qui arrive aurait pu être autrement " (note 6), auquel il faut ajouter : ce que je crée dans mon comportement, dans ma re-présentation prend beaucoup plus de ce qui est à venir dans l’Autre que des parts de destin qui se sont inscrites en moi. Dans cette stratégie, il est donc question de la contingence du spectacle, qui raccourcit le temps vers la représentation, fait basculer les valeurs et renvoie la prédestination vers sa tombe. Je dépends du temps de ma re-présentation. Ce temps est celui du futur prochain dans lequel j’aurai à gérer, selon le beau mot de René Char, mon " héritage sans testament ".
 
 

Le Soi grandiose. (Note 7)

Nous parlions d’effet de souffle Dans l’Espagne de 1630. Or cet effet de souffle vient d’abord du vide. L’or perdu des Amériques se prolonge dans le paraître et la fiction d’une société qui s’effondre. Plus rien n’est à conquérir du côté des richesses matérielles ou des terres inconnues. Des ombres se profilent : Torquemada, Cortes, Saint Jean de La Croix, Thérèse d’Avila. Mais maintenant l’hidalgo, le doctrinaire, le saint, le bouffon s’agitent sur les planches, en parfaite communion avec une société dont ils prolongent dans l’imaginaire la splendide aventure du siècle achevé.

Passé dans la fiction, rien ne peut résister à celui que Tirso appelle " El gran Burlador de España ", le grand abuseur d’Espagne ou … de l’Espagne. Les abusements ont leur revers contradictoires et dialectiques, sans doute à la manière où le Gautama parle du détachement : " détache toi du désir mais surtout détache toi du détachement lui-même ". Le désabusement touche aux relations humaines et charnelles, mais aussi à tout ce qui, en relation directe, revêt une valeur divine : le lignage, l’honneur, l’amour, les sacrements. Le personnage de Don Juan Tennorio, par son impatience et dans l’accroissement de sa renommée gagne par la conquête des autres, des femmes, ce qu’il ne peut plus faire d’autre manière et fait passer la problématique imaginaire de la conquête de l’espace à celle du temps, qui reste cependant celui du conquérant, du conquistador, c’est à dire le futur prochain.

Chez ce personnage de fiction, impossible à vivre, il n’existe pas de passé, de présent ou d’avenir mais la fréquentation " hypersyntone " des femmes qui croisent sa vue et le font constamment manœuvrer dans le futur prochain de la conquête. On peut se permettre le terme psychiatrique d’" hypersyntone " appliqué à la vie amoureuse dans le sens, comme le dira Kierkegaard, où la voir ou l’aimer c’est une seule et même chose, mais dans le moment ; au même moment, tout est déjà fini. L’effet de vide créé par l’élan de la conquête et l’absence d’objet se recompose dans la fiction et l’espace dramatique. Après avoir quitté les biens de ce monde, la conquête devient celle de la connaissance des mécanismes du monde et de Soi même, dans les épisodes futurs. A l’origine Don Juan n’a cependant jamais été incrédule, s’il remet à loin l’échéance du repentir c’est qu’il est tout suffisant de grâce, et c’est là qu’il se trompe.

Refusant les représentations théophaniques comme le Colossos, mais non Dieu lui même, Don Juan laisse deux champs ouverts au possible : comprendre d’abord, comme le dira Fontenelle, quelles sont les lois qui agitent la machinerie de théâtre destinée à produire du merveilleux et, conjointement, couper Dieu de ses " effets spéciaux ", le lier à une métaphysique, principalement à l’ordre nécessaire de la nature ou à la garantie du cogito cartésien.

Dans cette problématique, le merveilleux est en concurrence directe avec la renommée, au même titre que l’honneur des autres . La divinité en ressortira sérieusement entamée, puisqu’elle ne vient pas en aide et n’accorde pas la grâce ultime et se lie ainsi au pantin de pierre. Tel est le sens final du refus du repentir impossible, qui redouble la vaillance du Tennorio. Sans trop de facilité, on peut admettre que ce mouvement participe d’une certaine adolescence, qui ne sera pas étrangère au succès du personnage, avec une habileté qui consiste chez Tirso à ne pas mélanger les figures par lesquelles Dieu se manifeste tout en restant au dessus de la mêlée. Que vaut tout cela face à la montée du désir, à la présence du corps de l’adolescent bravache : écoutons Don Juan après sa première rencontre avec l’Invité de pierre, Don Gonzale.

Que dieu me soit en aide ! Mon corps est tout

baigné d’une étrange sueur et mon cœur est

glacé au fond de ma poitrine. Quand il m’a

pris la main, il l’a si fort serrée qu’il semblait

la géhenne. Jamais je n’ai senti de semblable

chaleur. Il avait une haleine, organisant la

voix, si froide qu’on eût cru le souffle de

l’enfer… Bah ! Toutes ces idées sont fruits ima-

ginaires. La peur est roturière et la terreur des

morts est encore plus vile. Car si l’on ne craint

pas un corps noble et vivant, puissant et

rationnel, de son âme doté, que va-t-on redouter

des corps cadavériques ?… demain je veux

aller jusqu’à cette chapelle où je suis invité,

pour que de ma valeur Séville s’émerveille !

(Traduction P. Guenoun)

On voit qu’il y a dans cette tirade un résumé du personnage, que la " fama " pousse vers un Soi grandiose toujours renouvelé dans la présence, chassant devant lui toute réflexion, y compris la sensation froide de l’angoisse mortifère. Cette présence sans retenue est proprement révolutionnaire, car l’espace dramatique dans une Espagne volontairement anachronique renvoie l’invité de pierre au merveilleux perdu du moyen âge ; que l’on songe à Don Quichotte. La suffisance du señorito entraîne avec elle dans le néant la pensée de pierre. C’est le propre des époques baroques de mettre en scène les doctrines encore agissantes pour les montrer comme artifices et en finir avec elles à mort par le ridicule.
 
 

La conscience de Soi.

" Le Don Juan de Molière lui même est autant un impie qu’un libertin ; il y a un fond de méchanceté en lui, comme aussi chez Lovelace ou chez le Valmont de Laclos. Il existe dans ces caractères, avec des nuances diverses, une base d’orgueil infernal qui se complique de recherche sensuelle, une férocité d’amour propre, de vanité, et une sécheresse de cœur jointe au raffinement des désirs, et c’est ainsi qu’ils en viennent vite à introduire la méchanceté, la cruauté même et une scélératesse criminelle, jusque dans le plus doux des penchants, dans la plus tendre des faiblesses. Exécrable race, la plus odieuse et la plus perverse ! - Ste Beuve. 1864. Les nouveaux lundis -

L’effet de vide, qui saisit le conquérant et le détache de l’espace désormais consommé pour le porter vers le temps résume l’histoire même des moines de la Merci, dont fait partie Tirso de Molina : Ordre à l’origine créé pour rapatrier les prisonniers chrétiens détenus en terre maure, qui se retrouve au début du XVIIème d’une certaine façon sans emploi, après que ce soient achevées Conquista et Reconquista. C’est aussi le sort de la société espagnole, tournée vers la fiction, et le souffle de son personnage emblématique, Don Juan.

Ainsi une comédie doctrinale, née de l’amalgame de refrains et de contes, montre que l’espace dramatique, comme fiction de la fiction d’une Espagne désabusée, renverse ce qui pourrait être un mythe normatif pour lui permettre tout au contraire d’exprimer la dynamique du devenir, de la dispersion, où la partie pétrifiée et proprement mythique deviendra inéluctablement le " vecchio infatuato ". Bien sûr, l’inconstance et le désordre sont eux mêmes à plus ou moins long terme producteurs d’ordre et de dogmes, mais il est né la possibilité du possible, comme une dynamique de la pulsion dont la musique représentera l’expression la plus crue.

L’anathème lancé par l’auteur de " Port royal " et cité en exergue ne s’adresse pas à Casanova, Richelieu ou Bernis mais au caractère, au donjuanisme qui se trouve être le pendant du Blaise Pascal des " Provinciales ", auquel Ste Beuve s’est attaché dans " Port Royal ". En effet, avec le héros imaginaire, le prédateur tout entier dans le futur tendu de la conquête, la négociation sur le temps présent ou sur la nature du bonheur est impossible : il n’y a pas de retour intérieur, ce chemin intérieur dans lequel le 19ème siècle se plongera. Pourtant, avec Molière, les tempi s’étaient faits moins exigeants, car il fallait répondre de la raison de certains des choix. La théorie de la générosité Cartésienne, où chacun répond " de la libre disposition de ses volontés " tempère le désordre en l’amenant à se justifier, ce qui ne le rend pas moins inquiétant. Il ne s’agit plus de pur désordre, mais d’une mise entre parenthèses de la question du Ciel. Si le ciel peut attendre, ce n’est pas uniquement parce qu’inéluctablement dans " vingt ou trente ans " il posera ses exigences, mais aussi parce qu’il s’agit d’une affaire privée qui n’ordonne pas l’existence et qui du point de vue de la morale peut être même mise en faillite par l’hypocrisie reconnue, dévoilée et même parodiée.

" Sans commandeur, point de mythe de Don Juan " dit Massin que nous transposons en " sans mythe, point de désordre ou de dispersion " (Note 8). " En tant que héros, Don Juan est non seulement jeune mais récent – en tant que meurtrier, le commandeur est non seulement un vieillard, mais une vieillerie. Là est la clé de voûte du mythe total " (Massin).

La comédie, chez Tirso, répond au siècle d’or. Chez Molière, après les italiens, Dorimont et Villiers, un glissement considérable s’opère : Dom Juan devient libertin et raisonneur. Dom Juan va s’amuser à jouer Don Juan. Dépassant la simple tromperie, la Bourle, la possibilité du mensonge dans l’hypocrisie s’allie à la raison et devient espace de liberté. On sait qu’il s’agit là d’un mouvement propre à la psychogénèse, où mentir instaure la capacité d’être Soi, de se dérober à l’autre, d’avoir un for intérieur qui ne soit plus seulement le Soi grandiose, mais vulnérable, de la présence exhibée. De Tirso de Molina à Molière, il y a donc ce triple passage : de l’espace au temps, de la présence au discours, de la farce au mensonge. Nous passons du Soi grandiose à la persistance raisonnée du caractère. Mais Don Juan n’est pas Tartuffe : il dénonce l’hypocrisie et se met donc à jouer l’hypocrite. La tromperie n’est plus plus iniquement liée à la situation, à la vaine promesse mais au mensonge volontaire ou l’autre, et c’est nouveau, tient une place possible.

Dans le début de ses études sur le temps humain, Georges Poulet commence par une réflexion sur le devenir de la question de la grâce au XVIIème siècle, car il s’agit encore de la seule manière de penser les rapports entre durée et éternité, immanence et transcendance à l’époque. Il fait se rejoindre Quiétisme, Molinisme et Jansenisme dans leurs rapports au moment : " Au XVIIème siècle, rien ne s’interpose entre l’éternité divine et chaque moment humain ". Il faut la présence renouvelée d’une grâce toujours instantanée -poursuit-il- le reste de sa vie, le fond de son être, la continuation de la grâce reste méconnu " (Tome 1 Page 24). Poulet compare fort justement cet état à celui du Cogito cartésien. Mais, dans son introduction, il fait le constat du passage d’une " pensée dévote cherchant à établir une durée chrétienne, à la pensée laïque du XVIIIème qui conçoit et tâche de réaliser une durée philosophique ". Le théâtre est probablement un moteur considérable de cette évolution. La démonstration que fait Georges Poulet de la saisie ordonnée du problème du temps et de la grâce chez Pascal en fait le juste pendant du Tennorio de Tirso : chez ce dernier tout ce qu’idéalise Pascal est absent : pas de pensée discursive, pas de géométrie du raisonnement, pas de saisie réflexive qui se trouverait toujours renvoyée au temps infinitésimal de l’échéance. Partout de la digression, de la dispersion, du divertissement. De l’agitation enfin, autour de laquelle tout s’ordonne, y compris la nécessité de l’intervention divine, même injuste, et l’absence finale de la grâce qui emporte la question de la grâce elle même. Pascal est un homme du présent lié à l’éternité par le pari ; Tennorio est le personnage du futur tendu pariant sur l’infinitésimal de sa fin, mais finalement trompé sur sa propre certitude par une grâce refusée au nom de l’impénétrabilité des voix divines. Tous deux sont des destins liés, mais contraires.

Le personnage change chez Molière, il devient typique, un caractère. Don Juan était assimilable au mouvement même de la passion et du désordre qui disperse le monde médiéval. Avec Dom Juan, le bouleversement n’est plus assimilable à la conduite brutale, mais à l’alliance de cette conduite avec des épisodes réflexifs sur les grands problèmes du monde. Ce glissement est d’ailleurs largement dû aux questions posées par Sganarelle, qui cette fois ci en tant que double ne se contente plus, comme Catalinon, d’être un commentateur sportif ou un greffier, mais s’autorise à être un questionneur. L’inconstance persiste, mais elle quitte le terrain de la sensation, de ce qui s’impose au regard, pour glisser vers l’hypocrisie raisonnée.

Il va de soi que nous nous trouvons dans une toute autre période. Contrairement au début du XVIIème siècle espagnol, avec Molière le roi n’est pas ridicule, l’ordre naturel des choses assure une certaine permanence de la divinité, l’empire est considérable et relativement maîtrisé. La culture du désordre, toute entière encore comédie, se fait raisonnement. Le temps se ralentit, la conversation devient possible. Dans le Dom Juan de Molière, on oppose le tabac, le plaisir petit, insignifiant mais social de Sganarelle à une philosophie de l’histrion qui maîtrise sa propre conduite en se jouant lui même, en s’appropriant par le discours, puis par la comédie dans la comédie, ce qui est censé être insupportable : son inconstance et sa dispersion. Qu’est ce qui va amener ce changement profond chez Dom Juan, qui va même jusqu’à admettre la possibilité du présent lorsqu’il tente de retenir Donne Elvire, en devenant sensible à l’authenticité de son discours, qui est un discours sur la grâce ? C’est probablement l’évolution de Sganarelle lui même, qui dans sa tirade sur le tabac tient un tout autre rôle que le gracioso Catalinon, qui ne faisait que commenter les bourles. Sganarelle a désormais un avis sur les plaisirs de la vie, mesurés, somme toute. Il accepte un " grand horloger " pour donner une constance et une logique à l’ordre de la nature ; sa couardise devient prudence, il ne jouera jamais son va-tout sur la question de la grâce ou du repentir ; il est devenu presque Pascalien. De ce fait, il amène Dom Juan à devoir se justifier et donc à admettre, pour un temps limité, la présence de l’autre. La fiction de la fiction se joue à l’intérieur même de la pièce, à l’intérieur de Dom Juan qui se met à mentir en se présentant comme un dévot. Dom Juan édifie sa pensée en se jouant lui même, en s’appropriant à travers la fiction dramatique son propre rôle. Certes, c’est encore dans l’instantané de la rencontre et du regard que naît la pensée, si libre et si dangereuse, mais c’est aussi dans la dérision, le cynisme et la fausse hypocrisie, c’est à dire le domaine du mentir.

Le Dom Juan de Molière nous apprend que pour passer de la simple présence du désordre, d’une dramatique de l’instant (Bachelard) caractérisant le Soi grandiose à un discours réfléchi, il lui faut maintenant un dialogue intérieur. Certes ce dialogue n’est qu’esquissé ; on est loin du cogito cartésien fondant son existence sur la continuité du doute. Dom Juan n’est pas un " moi pensant ", mais un " Soi penseur " : la pensée est présence, conversation, joute verbale ; le for intérieur est seulement suggéré, d’ailleurs il demeure privé. Le dialogue intérieur n’existe que par ce qu’il est porté par un autre dialogue, celui que Don Juan mène d’abord avec des avatars imaginaires de son double qui sont soumis beaucoup plus que lui aux vicissitudes de la vie, au décours de l’existence, à l’évolution des choses et des mœurs. Sganarelle n’est pas là uniquement pour tenir la liste (que Don Juan ignore), il est lui-même un peu du roué social et conversant jeté au dehors puis repris au dedans, alors que les figures chez Tirso sont non négociables, entières, bourlées ou tuées ; des présences absentes : l’espace maternel perdu, le lignage lointain ou stupide, le double vaincu, les femmes dévalorisées. Le Soi se pense d’abord à travers les autres qui ne sont cependant que des composantes narcissiques jetées en pâture au monde ; le dialogue porte sur les limites de la pensée, non sur les figures imaginaires.

Le voyage de Don Juan dans le temps est passé par l’Italie, puis par Dorimont et Villiers. Beaucoup d’érudits, (Rousset, Micheline Sauvage, Gendarme de Bevotte, Massin) ont montré toutes les variations que comportent tout cet itinéraire. Il n’est pas indifférent cependant que ce soit dans l’urgence que Molière ait choisi le thème, puis écrit la pièce en trois semaines, dit-on. De même il n’est pas indifférent que le succès de cette pièce ait été éphémère et que la critique dévote, après le scandale du " Tartuffe ", ait pu la faire enterrer au bénéfice d’une pièce mirlitonante en vers de Thomas Corneille. Dom Juan ne sera repris dans la version de Molière qu’au milieu du XIXème siècle. Le génie de cette pièce est inséparable de l’éphémère. Quelle belle histoire : écrite en trois semaines, jouée durant dix jours, interdite pour deux siècles !

Nous le disions, le double est ici capital car il signifie l’irruption de l’autre. Sganarelle est un personnage complexe ; gracioso, bouffon de la comedia del arte, valet, il entretient un rapport intime avec son maître, ouvre et clôt la pièce (" mes gages "). Il sait se moquer de son propre discours, il dispute des choses du ciel, prévient le libertin de sa mauvaise fin possible. Lorsque Dom Juan se met à jouer Dom Juan, Sganarelle lui répond " Ah quel homme ! quel homme ! ", en écho au " qui est là ? un homme sans nom ", chez Tirso de Molina. On ne parle pas de la présence d’un homme, on parle de l’homme chez Molière ; on philosophe.

Il y a donc des progressions parallèles entre l’histoire de Dom Juan, la manière dont s’effectue sa propre disparition et la façon dont le thème est traité au fil des temps. On constate cela dans la pièce même de Molière, puisque le thème du conquérant, dont nous avons vu qu’il était initié par le vide, est présent dans la définition même que Dom Juan donne de lui (scène 2 du 1er acte), avec cette référence curieuse et significative , toute de génie, où se mêle dans le personnage d’Alexandre, les autres mondes et les conquêtes amoureuses :

" Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs, je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eut d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses ". Ce " je souhaiterais " rend l’existence d’autres mondes bien improbables. L’aventure est à ce titre terminée. On monte donc progressivement vers le raisonneur puis le menteur, en passant par 2 et 2 sont 4. Comme le dit Jean Rousset, Dom Juan se transforme en théoricien du don juanisme. Dom Juan joue de plus en plus Don Juan, de manière raisonnée et impie, voire incrédule. Dom Juan est du côté du diable, raisonneur et dupeur aux multiples facettes vis à vis duquel le ciel n’a que la consistance des machineries de feu et de tonnerre qui plaisaient tant aux spectateurs. L’existence de la divinité n’est plus seulement liée à la révélation et à la grâce, mais à l’ordre naturel des choses, dont Sganarelle se fait l’écho. La scène finale est bien courte et bien pauvre : on en termine rapidement avec le séducteur, l’essentiel est ailleurs. Les principes sont mis en place, les illustrations inutiles.

Il y a un double mouvement chez Molière, c’est faire de Dom Juan la mystification de la comédie même, de l’inconsistance de comédien, mais aussi lui offrir des temps de retour sur ses conduites, sur la séduction, sur l’hypocrisie qu’il dénigre et qu’il décide de jouer à son tour, de façon cynique. Chez Molière, Dom Juan jouit de réfléchir sur la jouissance, dira Kierkegaard. L’histrionisme du Roué lie indissolublement la conquête sur les autres avec celle qu’il entame désormais sur lui même. Le Colossos se délite dans les machineries et les effets de scène, qui ne nécessitent guère de texte pour l’usage qu’on en fait. Don Juan devient donc, selon les mots de Trousson, " cérébral et guerrier ", mais conserve des tempi juvéniles avec Charlotte et Mathurine. Il conquiert ce qui traverse l’immédiateté de ses rencontres. Mais ce n’est plus tout à fait la même chose, puisque son libertinage païen lui fait gagner contre l’invité de pierre un destin philosophique. Plus tard, Valmont dira " conquérir est notre destin ". Versac, dans " les égarements du cœur et de l’esprit " ira même plus loin : après que le grand benêt de Meilcour lui ait dit " je vous trouve philosophe " il lui répond, presqu’à regret : " le besoin que vous avez d’être instruit m’a contraint de vous montrer que je sais penser et réfléchir ", avant de montrer que l’essentiel est maintenant d’être ridicule, magnifiquement, et préférer encore une présence sociale exécrable et cynique aux réflexions psychologiques.

C’est ce mouvement que l’on retrouve en ébauche chez Molière. Dom Juan devient cynique et malin, il gagne à la fois dans la philosophie et la rhétorique du diable. Ainsi, après avoir exposé la nécessité du Don Juanisme, Dom Juan devient le comédien qui joue Don Juan. La tension pulsionnelle se fait savante, joueuse, conversante ; la jouissance est différée par le discours et Dom Juan peut se moquer de Sganarelle en répondant à sa démonstration sur le sens commun qu’il s’agit d’un " beau raisonnement ". Mais le raisonnement est présent ; plus exactement une présence de la pensée dans le monde prend corps. Tout Descartes n’y est pas ; il y a le doute, il y a que deux et deux sont quatre, mais il n’y a nul part le fait, héroïque, que la garantie de l’existence puisse se fonder sur le fait de penser sa pensée. Don Juan n’est pas un moi pensant, ce n’est pas le cogito qui garantit son existence puis la possibilité de la connaissance, mais l’affluence de sa présence amoureuse et sociale, y compris ses rêveries qui s’allie aux " 2 et 2 sont 3 " et le font si dangereux. Si le débat passe à l’intérieur même du personnage, c’est par le détour de son double, mais Deux et deux sont quatre doivent désormais s’appliquer à sa propre conduite. Il se conquiert lui-même, il philosophe ; la seule conduite qui vaille en face de lui est celle d’Elvire, qui demeure dans une problématique de la grâce. Non seulement une grâce pour elle même, mais une grâce qui s’inquiète du sort de l’autre et lui fait alors ressentir " quelques petits restes d’un feu éteint " et lui fait songer même à le faire s’amender " dans 20 ou 30 ans ", dans une lointaine échéance qui devient arithmétique, calculée et non infinitésimale.

La plupart des auteurs considèrent que la croyance est encore indispensable au Dom Juan de Molière, à l’épaisseur de son personnage ; jusqu’à Pierre Jean Jouve qui n’aura de cesse de réintroduire, dans l’écoute du Don Juan de Mozart, Dieu, la faute, la délivrance, tout en étant bien forcé de reconnaître que dans la " musique de Marbre " du commandeur, il s’agit de surnaturel et non de religieux. Chez Molière, c’est encore plus évident ; aussi clair qu’une démonstration cartésienne, car le théâtre est devenu un théâtre d’idées, non de doctrines. Il existe une conversation possible entre la défense de l’ordre naturel des choses de Sganarelle et les " deux et deux sont quatre " de son maître. D’ailleurs, l’intervention du surnaturel est quasiment absurde. Le ciel est prétexte dans le théâtre à machineries, dont Fontenelle donnera le sens exact : " mieux vaut connaître les lois qui régissent la machinerie de théâtre que de se laisser aller à ses effets ". Dom Juan n’est plus celui qui seulement refuse le temps de la grâce dans l’immanence, mais aussi celui qui n’attend rien de l’au-delà et ne croit pas à la machinerie de la statue. Lorsqu’il dit " non, non il ne sera pas dit, quoiqu’il arrive, que je sois capable de me repentir ", c’est un combat déjà intérieur qu’il livre en conclusion de la pièce. Le libertin d’esprit n’est pas forcément l’athée, le problème est même secondaire. C’est dans un débat intérieur et privé avec lui même ou avec son double qu’il veut en découdre avec la possibilité même du repentir, alors que lorsque cette question devient publique, elle ne peut que verser dans la niaiserie dévote. Rappelons nous qu’au XVIIème siècle, les libertins d’esprit s’appelaient entre eux les déniaisés.

En empruntant à Kohut, on peut dire qu’il y a du Don Juan de Tirso au Dom Juan de Molière un " working through ". Le sentiment de grandeur infantile, le Soi grandiose exhibitionniste glissent vers un Soi pensant où la présence n’est plus tout à fait tout. Nous avons montré que c’est le personnage de Sganarelle qui est essentiel à cette évolution. Or, cette évolution est aussi sociale. Maurice Molho a montré comment chez Molière le monde du travail et du besoin entre dans la pièce : Sganarelle lui même, les paysans, le pauvre, Monsieur Dimanche. (Note 9). Vis à vis de ce monde, la présence ne suffit plus, elle doit répondre de ses actes et être interpellée, et cela d’autant qu’elle est re-nommée, qu’elle ne peut plus répondre d’elle même uniquement par le droit divin dont elle s’est débarrassée et qui garantissait son lignage. Cela mérite quelques réflexions sur les glissements qui s’opèrent alors.

- Dom Juan jouant Don Juan devient la représentation du comédien lui-même, voué au diable par le choix du métier. Rappelons que si Lope de Vega fut enterré en grande pompe avec toute la Cour derrière son cercueil, même s’il suffisait au comédien de se confesser et de renier son métier lors de l’ultime échéance pour obtenir son salut, Molière, n’ayant pas signé la renonciation obligatoire prévue ne pouvait, normalement, être enterré chrétiennement. Du fait de sa mort brutale, il put bénéficier d’une indulgence de l’Evêque due à sa notoriété, mais avec des restrictions sur le déroulement de la cérémonie. Même si Molière, bourgeois de Paris, ne s’est jamais présenté comme impie ou incrédule, on sait bien qu’il y a une étonnante similitude entre sa destinée de comédien, sa mort subite et le sort de Dom Juan.

- Le merveilleux du Moyen-Age devenu machinerie ingénieuse ouvre, selon Fontenelle, le chemin de la connaissance. Le temps de la connaissance est intimement lié à l’appropriation de Soi-même, c’est le programme du libertinage d’esprit, de mœurs, de religion. L’appropriation du monde est liée à l’appropriation de Soi, dans la durée pensée. C’est la philosophie de Locke (Note 10)

- Le ciel pourrait exister, s’il dit que deux et deux sont quatre ; c’est là strictement la position cartésienne, garantissant à posteriori la possibilité du cogito et appelée à durer. Mais celle-ci nécessite l’idée claire plus que la machinerie, toute du côté du " mauvais génie " cartésien :

" si le ciel me donne un avis, il faut qu’il parle un peu plus clairement, s’il veut que je l’entende " (acte 5 scène 4).

- Pour l’instant le temps de la pulsion ne sacrifie pas grand chose, mais il se fait plus exigeant. S’il faut ralentir, on peut se dédoubler ou jouer son propre rôle ; l’autre reste encore relativement étranger et peu importe s’il croit ce que l’on dit, comme Dom Louis, ou s’il n’y croit pas, comme Done Elvire ou Dom Carlos. Personne n’a de prise sur le comédien ; chacun garde cependant à sa libre disposition son opinion et peut toujours de la pièce tirer un discours édifiant, ou se laisser aller à la superbe du libertin ; de toute façon, entre le ciel et lui, c’est une affaire désormais privée, tout comme la morale de la pièce.

Dans le style, il y a de la Religieuse portugaise chez Done Elvire ; elle est d’une toute autre consistance que la succession des modèles qui avait servi aux frères de la Merci pour décrire le monde des femmes ; rappelons nous Thisbée, caricature des romans précieux, culbutée en dix vers. L’apparition d’un personnage féminin consistant amène un double autrement plus dangereux, dans la quête de Soi. Elvire est en rupture avec les autres personnages : elle retourne dans une problématique du Salut, tient un discours " épuré de tout le commerce des sens, une tendresse toute sainte, un amour détaché de tout, qui n’agit point pour Soi, et ne se met en peine que de votre intérêt ".

" Sauvez vous, je vous prie, ou pour l’amour de vous, ou pour l’amour de moi ". Le discours d’Elvire est maternel, coupé de toutes les afféteries du lignage ou de la sensualité. Don Juan lui renvoie donc " les petits restes d’un feu éteint ", dont on comprendra aisément qu’ils sont autant métaphore de l’enfance que celle d’un amour fini. Le retour d’un objet maternel complique la donne initiale de l’objet perdu, mais il donne le secret d’une grande absence.

Trousson, préfaçant les romains libertins dit : " le libertinage n’est pas une fin en soi mais un moyen d’action sur le monde et une manière d’accroître démesurément sa conscience d’être ". Il va de soi qu’un tel but condamne déjà Don Juan à disparaître. Ce but est proprement " Lockien ", même s’il existe un décalage certain entre la conscience d’être et la Conscience de Soi propre, avec l’identité et le Soi, à la philosophie de Locke. Ce décalage vaut qu’on s’y attarde, puisqu’il signifie une appropriation réflexive et la possibilité d’une introspection, naissante avec Molière mais foncièrement étrangère au personnage. Don Juan se situe beaucoup plus du côté des " héros " de la pensée, Hobbes et Descartes : si son jeu n’est certainement pas de se penser pensant, il s’affirme dans un destin qui refuse une harmonie préétablie à laquelle il faudrait comme sujet mortel qu’il se plie. On peut mesurer encore cette différence avec l’homme à venir qui trouvera une " distribution des fonctions de certitude du " cogito " en les distribuant le long d’une constitution théorique du Sujet, au lieu de les concentrer dans le pur énoncé du " je ", autrement dit, dans le paradoxe d’une autoréférence ". (Balibar) ( Note 11)

Don Juan s’énonce lui même dans l’agir et dans l’emprise sur l’autre qui n’ont rien à voir avec l’inquiétude (uneasyness) de l’individu chez Locke.

Pourtant, il reste une ambiguïté qui réside dans le primat de l’action et du vouloir dont Locke dit : " le mobile qui détermine les passions humaines n’est pas la contemplation théorique d’un bien, mais la puissance négative de l’inquiétude et du désir " et donc une incomplétude constitutive et fondamentale. Il n’y a pas de liberté de vouloir vouloir. " Vouloir et agir, c’est précisément la même chose qu’être libre ", dira Voltaire, Lockien par excellence. La liberté première ne réside pas dans l’énoncé d’une vérité différente, mais dans la possibilité de l’action, de la passion, " roue qui fait tourner toutes les machines ". Il est surprenant de constater que le siècle des philosophes s’est d’abord jeté dans une " érotique de la pensée " issue du libertinage d’esprit, alors que la description moraliste des rapports mondains dans les romans libertins relevait plus d’une " rhétorique des sens ". Une espèce de joie de la raison libérée est partout présente et, même si cela peut apparaître artificiel, elle contient quelque chose de la fête païenne donjuanique.

Cassirer, dans un chapitre célèbre de " la philosophie des lumières ", montre combien le style de pensée d’un Diderot contient quelque chose encore de l’appétit du barbare sévillan. " A l’esprit comptable, ordonnateur et calculateur, à l’esprit du rationalisme du XVIIème siècle, s’oppose maintenant une nouvelle tendance, celle de s’emparer du réel dans tout sa richesse, de s’y abandonner naïvement, sans souci de savoir si cette richesse se laisse définir par des idées claires et distinctes, se laisser mesurer et compter (…). Posséder le système sans être possédé par lui ". Cela pourrait être le programme de Don Juan dans le registre de la connaissance. L’ouvrage tout entier de Cassirer est d’ailleurs une éloge du vouloir désordonné de la pensée des lumières, comprise comme une joyeuse anarchie de la connaissance et le désir de comprendre le pourquoi, l’origine de cette " force neuve de travail ": la Raison.

Cependant, avant que Rousseau ne réconcilie vouloir et savoir dans ses discours fous, en rupture totale avec le sens commun, le vouloir-savoir se jette sur le monde, rendant la thématique don juanique déplacée.
 
 

Quod antea fuit impetus nunc ratio est *
* à l’impulsif d’antan a succédé le calculateur


Avant Rousseau, les éprouvés intérieurs ne sont guère communiqués. Le lecteur est spectateur, il est mis en situation, avec une distance nécessaire où toute allusion à son Moi se vaut d’être prudente, car rapidement ridicule. Cependant, il existe une conscience inquiète qui n’a pas pour objet la description de ses propres émois mais la prise en compte d’un manque, une inquiétude. Comme le note Balibar, il y a une réflexion de l’esprit sur la détermination de son fonctionnement, non sur les figures intérieures qui l’illustrent. Entre inquiétude et désir, la distance est faible et pourtant considérable, puisque c’est de connaissance qu’il s’agit et non d’amour. Cependant, les principes s’interchangent : la pensée s’érotise et jouir devient un jeu de l’esprit. L’inquiétude réussit à émouvoir l’esprit par le malaise, cette incomplétude qui se manifeste dans la succession des urgences prescrites pour constituer la vie. Leibnitz, dans les " Nouveaux essais sur l’entendement humain ", relèvera ainsi que tout ce qui peut accompagner cette inquiétude consiste en des " sollicitations imperceptibles qui nous tiennent toujours en haleine ; ce sont des déterminations confuses, en sorte que nous ne savons pas ce qui nous manque ". En employant le terme sollicitations, Leibnitz est beaucoup plus proche d’une détermination du désir par l’objet, alors que Locke détermine l’inquiétude comme un processus du Self se pensant pensant, sans s’émouvoir des objets qui l’inspirent. La réflexion porte sur l’esprit devant le monde et la manière de faire se rejoindre le vouloir intérieur et ce qui se présente à lui comme manque à saisir, y compris dans les choses de l’amour. Dans l’exquis " la nuit et le moment " de Crébillon fils, Elise disserte de la force du " moment " sur l’esprit des hommes, mais rien n’est moins important que le moment même. Il n’y a guère d’érotique de l’affaire et c’est presque le tarabiscotage baroque de la phrase qui est source de plaisir, pour l’écrivain comme le lecteur.

Tout cela nous explique que la thématique donjuanique constitue pour l’homme du XVIIIème siècle une bouffonnerie, une farce, une pantalonnade. Il y a longtemps que la séduction s’est faite jeu social, conversation ; de plus, s’il existe une harmonie universelle chez Molière et son Sganarelle, l’Invité de pierre est un anachronisme analogue à ce que Voltaire appelle le " roman de l’âme ". Tout cela fait passer le thème de Don Juan vers le divertissement populaire. Le passage de la thématique donjuanique dans le registre de la bouffonnerie et son accomplissement nouveau dans la musique relèvent de phénomènes complexes, mais liés. L’esthétique du plaisir de l’âge classique est morte ; les diverses
 

querelles - jusqu’à celle des bouffons qui en est le parangon – l’ont achevé. A l’harmonie de la musique correspondait une intrigue laissant aux spectateurs la liberté de fréquenter à distance les thématiques épurées de l’égloge ou de l’Aretin. Désormais, il est pris, captif. La phrase musicale s’adresse à la pulsion, non à ses représentants ; à Dieu, non à ses saints. Il faut émouvoir désormais là où il fallait auparavant plaire (Note 12).

De plus, le personnage du seigneur grand méchant homme est devenu insupportable. Les grands aventuriers du siècle font presque aussi bien que Don Juan ; ils avalent la vie tout entière : connaissance, amour, fortune, etc… D’ailleurs, dans le registre de la connaissance, le personnage imaginaire du conquérant du siècle est Robinson Crusoé, paru en 1720 : il maîtrise la nature, nomme ses découvertes, crée des liens sociaux ordonnés et agence une harmonie sociale qui tend à représenter l’universel possible en la matière.

Tous ces bouleversements discréditent à l’avance un libretto qui ne serait pas simplement le meilleur support de la musique. La musique se rapproche, l’intrigue s’éloigne. Le rapport à Soi devient musical.Le livret de Da Ponte proposera ainsi un rétrécissement de l’action, nécessaire à l’homogénéité de l’opéra, contrastant avec l’invention de la musique de Mozart, puisqu’il s’agit de trois aventures tronquées traitées dans le tumulte. Cependant, s’y profile une évidence : Don Juan y représente toujours une appropriation de la temporalité la plus immédiate, mais il le fait ou du moins le communique aux spectateurs désormais par la musique.

Avant que n’intervienne entre Don Juan et son objet le Moi romantique, que nous réservons pour un autre travail, nous pouvons faire le bilan de ce qui s’est opéré définitivement dans la démarche de l’Ego entre l’innéisme et la conscience de Soi. La constitution du sujet comme appropriation de Soi-même est née de la finitude de l’espace et de la fin des conquêtes avec une mise en ordre par les philosophes des possibilités de la connaissance. Cela entraîne plusieurs bouleversements dans les rapports entre désir et raison qui s’interchangent d’abord joyeusement dans le libertinage, marqué par une rhétorique des sens et une érotisation des processus de la pensée.

Les notions lockiennes de Self, de conscience de soi, d’identité, de malaise ou de conscience inquiète, finalement de tolérance, réfutent l’innéisme au profit des acquis stables de la conscience. La tolérance résume peut-être tout, s’appuyant sur une religion qui devient affaire privée : " le soin du salut des âmes ne saurait appartenir aux magistrats civils, dit Locke, car la félicité éternelle ou le châtiment éternel serait dû au hasard de la naissance " (lettre sur la tolérance). La grâce n’est plus prédestinée, le lignage ne tient plus sa légitimité de la divinité et Louis Capet sent un petit froid glacial sur son cou. La réfutation des idées innées et la permanence du cogito sont des préludes à l’identité personnelle, à l’indivis et à l’émergence du sujet. Le commandeur devient une machine ingénieuse et au merveilleux du Moyen-Age se substitue l’appétit féroce de la raison. La temporalité intérieure devient une combinaison entre le vouloir de l’ogre sévillan et une pensée réfléchie qu’impose la présence de l’autre, du double d’abord avec lequel le dialogue s’instaure puis revient à l’intérieur du sujet.

Mais avec la conscience s’instaure la bonne conscience, la belle âme et la mauvaise conscience, la culpabilité liée au désir. La sanction sera plus féroce car elle est désormais intérieure et permanente, à disposition. C’est ce qui permettra le passage de Don Juan au donjuanisme sur la base d’un quiproquo, d’une incompréhension réciproque. Lorsque Sainte-Beuve reprend les figures outrées du libertin ou du roué, il s’adresse en fait à sa version socialisée louis-philipparde : le séducteur. Don Juan a pris du ventre, il évolue dans les salons Bidermeier. Ses plans sont intérieurs et sa présence dramatique ne vaut plus grand chose. Il serait alors intolérable que la culpabilité soit outrepassée par le cynisme, là où Tenorio étravait la question sans retour. De l’abuseur au séducteur, on passe de la dramatique de l’instant, de la grâce pélagienne qui est manquée à la conduite réfléchie qui déroge à l’ordre social. Même si les exemples abondent au XIXème siècle, le théoricien de la chose est Kierkegaard, dans une démarche ouverte d’émancipation – corrélativement de dissimulation et de sublimation – de l’Eros. Quod antea fuit impetus nunc ratio est, dit Johannes dans le Journal du Séducteur. Ce mouvement est inséparable de la contraction romantique du Moi et du réfléchissement du monde dans les éprouvés intérieurs, de la découverte des limites de la conscience dans l’appropriation de soi qui marque le primat de cette nouvelle catégorie que constitue le Moi romantique. Tout ce qui était projection jouissive devient alors néant mélancolique, selon l’alternative bien connue de la pathologie.

Cette forme d’existence impossible, avec son arroi spéculatif, ses discours édifiants, représente chez Kierkegaard le travail du deuil de Don Juan, comme de son propre donjuanisme, dont la douleur est constamment ravivée par la musique de Mozart. L’Eros est toujours coupable. De l’Eros coupable au retour sur soi, Kierkegaard fait une œuvre de sublimation par paliers. Il fait entendre par là ce qu’en dit l’alchimie de la sublimation, la volatilisation de l’arsenic.

C’est une œuvre volontaire, la plus folle de toutes après Jean-Jacques Rousseau, où le décalage par rapport à ce qui est en général pensé est obligatoire, violent, sensitif et pour tout dire génial. Sublime Kierkegaard, qui allie passion Ténorienne de l’adolescence à la

démarche rouée d’un Eros dissimulé car impossible, où il faut monter du moment vers la durée, puis l’éternité christique.

Mais en faisant glisser dans " l’alternative " la stratégie impétueuse du conquérant à la problématique intérieure du séducteur, Kierkegaard ne laisse à Don Juan que la musique et à la musique que l’expression du pur désir, principe intemporel et désincarné. L’intérêt du livret disparaît même. Johannes, dans le Journal du Séducteur, n’aime pas le vertige ; l’affaire amoureuse se tourne vers la montée des images intérieures dont s’éprend le Moi. Toute la démonstration de Kierkegaard est tournée vers cela : un peu d’images intérieures, de fusion proprement romantique où l’amour n’existe que dans l’appropriation intérieure de l’autre " Il est épris de lui-même, dit-on de moi. Je suis épris de moi : et pourquoi ? parce que je suis épris de toi ", " pour l’amour, tout est image, l’évanouissement du monde réel, le fini, le temporel, tout est un symbole, je suis mythe de moi-même ", " j’aime beaucoup m’entretenir avec moi-même, tu le sais. Car j’ai trouvé en moi la personne la plus intéressante que je connaisse ". Le Toi, qui n’est qu’imaginaire en la personne de Cornélia, ne sert qu’à la jouissance esthétique du Moi et à sa réalisation littéraire. Dans la démarche de Kierkegaard, le christianisme a posé la sensualité dans le monde sous la détermination de l’esprit, là où il n’y avait dans le paganisme grec que sensibilité indivise et harmonie. " L’Eros est maintenant l’élément qui pose la totalité de la vie dans l’instantanéité sensible, alors que l’esprit signifie l’unité de Soi à fonder sur Dieu comme tâche de l’existant " (A. Clair). La perfection de l’Eros, c’est le Don Juan de Mozart, car il rassemble le thème et le sommet de l’immédiateté qu’est la musique. Type esthétique pur et sans réalité, ses conquêtes sont une répétition de l’instant dont Leporello tient le décompte, le Moi de Don Juan, c’est Leporello qui le configure.

Dans l’alternative apparaît alors la figure du séducteur. Joannès, pur produit littéraire, verse dans un jeu intérieur qui ne comprend aucune conquête possible, sinon celle de soi-même à travers les images réfléchies. " C’est la quête de la jouissance intellectuelle. Elle n’a d’autre objet qu’elle-même et ainsi elle se redouble. C’est une jouissance qui est désir de jouissance et qui se supprimerait si elle recevait effectivement l’objet qu’elle recherche. Poursuivons. L’intéressant se vit sur le mode de l’optatif, et sa perfection, c’est que le lien déclaré entre les amants ne puisse être qu’imaginaire " (A. Clair). Dans les jeux de miroirs qui définissent le Moi, l’écriture intervient comme égale au jeu de la séduction, distance, ruse, artifice. Mais c’est une séduction fictive qui masque l’Eros impossible. L’Eros comme principe ne peut se vivre sans le retour intérieur, l’immédiateté est définitivement perdue et, plus grave, elle l’est en pleine conscience. Don Juan est mort, il n’en reste que la musique. La montée vers les stades éthiques et religieux chez Kierkegaard, le doublage du discours philosophique par les discours édifiants montre l’impossibilité d’oublier désormais un commandeur intérieur, une pensée de pierre qui vient immédiatement barrer l’Eros. Il n’y a même plus de grâce possible ; à chaque pas le paradoxe - forme littéraire du scrupule - le sacrifice de la vie aboutit à un relevé typologique des attitudes du sujet devant l’existence. Toute inquiétude ou désir renvoie immédiatement au spéculatif : Faust s’est substitué à Don Juan.

Relevons d’ailleurs que Don Juan et Faust, figures exemplaires de l’esthétique chez Kierkegaard, sont encadrées dans son œuvre par d’autres " silhouettes ", Antigone et Ahasverus. Cette analyse, d’une vérité éblouissante, ne fait que poser quatre figures de l’impossibilité de vivre. Antigone, seule tenue de connaître son destin, le révèle à son amant en mourant. L’ordre du destin ne s’accomplit que dans une vie impossible et éclate dans la fin de la vie. Ahasverus n’a de place nulle part, même pas de véritable existence. Don Juan et Faust, figures légendaires du Moyen-Age, sont des formes du démoniaque et de l’hermétisme : Don Juan n’existe que de l’impossibilité de l’amour qui aura pour terme l’angoisse, Faust de la connaissance qui aboutira au désespoir. La conscience immédiate de Don Juan le trompeur, Faust la recherche dans l’immédiateté totale de la connaissance qu’il sait ne pas pouvoir atteindre, sauf à vendre son âme. Faust est un sceptique et se promet la totalité du système de la connaissance, la doctrine qui met tout en place et sur laquelle le siècle des lumières a échoué. Méphistophélès est au cœur de l’entreprise du savoir absolu, des motivations, des actes et des résultats. Il se tourne vers une Marguerite dans la recherche d’une immédiateté sensible lorsque le doute le rejoint, mais cette immédiateté est aussi vaine. Marguerite doit tout à Faust mais ce tout ne repose sur rien. Essentiellement, Faust ne peut être fidèle puisque sa vie ne s’appuie sur aucun principe. Don Juan et Faust sont des pseudo-subjectivités car il y a dans la relation même de subjectivité une loi désormais intérieure qui la rend par définition impossible à vivre.

Kierkegaard constitue déjà au milieu du XIXème siècle une lecture critique du romantisme. L’heure n’est déjà plus à l’effacement des distances entre les éprouvés intérieurs et la nature habitée par Dieu comme chez Hugo, ou à l’épanchement du rêve dans la vie réelle chez Nerval, ou encore à la contraction de l’expérience dans la découverte du Moi comme fiction littéraire chez Jean-Paul. Tout au contraire, il y a une démarche graduée de l’intellect qui fournit à l’existence un répondant philosophique à chaque éprouvé possible. C’est une attitude despotique, un silice philosophique, la sanction d’une impossibilité où Don Juan persiste cependant comme un soupir. Que resterait-il de l’existence s’il n’y avait Mozart ! Le célèbre passage de " l’alternative " vaut toutes les analogies possibles :

" Ecoutez Don Juan, je veux dire : si, en l’écoutant, vous ne pouvez avoir de lui une idée, vous n’en serez jamais capable. Ecoutez le début de sa vie ; comme l’éclair jaillissant des sombres nuées d’orage, il surgit des profondeurs du sérieux, plus rapide que l’éclair, plus capricieux que lui, mais pourtant aussi sûr ; écoutez-le se précipiter dans la diversité de la vie et se heurter à ses solides remparts ; écoutez ces légers accents du violon au bal, l’appel de la joie, l’allégresse du plaisir, la solennelle félicité de la jouissance ; écoutez son essor fougueux où il se dépasse lui-même, toujours plus rapide et toujours plus irrésistible ; écoutez la convoitise effrénée de la passion, le murmure de l’amour, le chuchotement de la tentation, le tourbillon de la séduction, le silence de l’instant – écoutez, écoutez, écoutez le Don Juan de Mozart ".

Ecouter ; ce qui reste de la thématique doit garder un certain flou. C’est un pur principe, lavé de ses accointances sociales. Kierkegaard évoque peu le livret : Don Juan est devenu pur désir, seule la musique est adéquate et pérenne. La thématique de la conquête, assez vague, ne vaut que par les jeux intérieurs de la subjectivité qui vont s’échafauder ensuite dans " le journal du séducteur ". Don Juan n’a d’ailleurs plus besoin de double, il est son propre double dans le jeu littéraire. L’auteur est lui-même Don Juan, face à ses figures imaginaires ; la conquête est intérieure, glaciale, aucune grâce possible ne la sous-tend ; c’est une typologie de l’existence où l’éprouvé est maîtrisé par une succession des stades vers l’impossible – la sainteté - ou la mort.
 
 

Rideau romantique.

Don Juan tombe aux pieds de Doña Ines et ils meurent tous deux. De leur bouche sortent deux âmes, représentées par deux flammes brillantes qui se perdent dans l’espace au son de la musique .

Rideau (fin du Don Juan Tenorio de Zorilla)

Même si nous réservons la question du Moi romantique et du changement topique qui s’opère au XIXe siècle pour un autre travail, il nous faut évoquer le sort du héros dans le romanticismo espagnol ; nous prétendons même qu’on y trouve la morale ultime de la fable, dans le dévoilement de celle qu’avait voulu effacer Tirso de Molina, sans doute parce qu’elle envahissait trop l’Espagne de son temps. Pour situer le romanticismo, le romantisme espagnol, il faut d’abord rappeler qu’un décret de Fernando VII avait établi en 1824 une stricte vigilance des lois espagnoles sur les livres qui entraient dans le pays. Le romantisme sera donc très court en Espagne, mais l’œuvre de Zorilla est particulière, car elle reprend " ad integrum " la problématique de la grâce pour la faire se résoudre dans la miséricorde et l’amour accordés à l’instant dernier. En effet, Don Juan a la possibilité, alors qu’il meurt, d’avoir son âme sauvée par la miséricorde divine, notamment par l’intercession de Doña Ines, personnage virginal de la nonne cloîtrée qu’il avait ravie au couvent. Don Juan était tombé éperdument amoureux de la nonne, de sa vertu et de son innocence et s’il avait tué son père, c’est après lui avoir demandé la grâce de réparer l’enlèvement par les liens du mariage, et cela bien que le rapt n’ait pas été suivi de commerce charnel. Don Juan sera sauvé par Doña Ines au nom de l’amour, mais aussi parce qu’il renonce à sa fama, à sa valeur, en admettant que disparaissent " valeur, jeunesse et pouvoir " qui sont désormais reconnus comme mortels. La fama lie l’orgueil, l’âme et le corps dans la présence et sont réduites à rien par la mort. Elles ne créent rien de durable pour Zorilla, qui suggère d’ailleurs que Tenorio est pratiquement l’anagramme de Notorio (notoire, au sens de su de tous). La chute de la pièce est donc explicite : " Dieu clément gare à toi, les Sévillans seront étonnés d’apprendre que je suis tombé des mains de mes victimes mais cela est juste, qu’il soit fait état à la connaissance universelle qu’un moment de pénitence m’a ouvert le purgatoire. Ainsi le Dieu de Don Juan Tenorio est le Dieu de clémence ".

La grâce de l’instant dernier est accordée par l’intercession d’un personnage virginal, et, pour tout dire, " marial ". Ainsi, la grâce n’était pas du ressort du père et la grande absente réapparaît pour clore le cycle. Notons au passage que le Don Juan de Zorilla a fortement vieilli, puisqu’il fait état de trente ans de vie corrompue. Il aura fallu un peu plus de deux siècles pour que l’affaire soit dévoilée. La surestimation de Soi n’était donc pas seulement un affrontement bravache avec les lois divines, mais le comblement d’un vide originaire et maternel dont les expressions fantomatiques se succédaient en conquêtes, maîtrise, etc…

Le XIXème siècle, Hoffmann, Musset et le Moi romantique auront à cœur de combler ce vide par tout ce que n’était pas Don Juan. Qui de lui trouver une enfance, qui une vieillesse, qui une humanité nouvelle. Le XIXème siècle inaugure l’interprétation psychologique du personnage où l’on essaie de combler l’irresponsabilité par les figures de la famille ou de l’amour romantique, tout en gardant la grandeur du héros. Le repentir en est donc la figure principale devenu intérieur sous la forme de la culpabilité. Don Juan disparaît, à la fois dans la pièce et comme légende, lorsque sont apparues les limites intérieures de l’appropriation de Soi, mais aussi les limites de la conquête du monde dont il était l’expression imagée et sensuelle. Devenue métaphore de la connaissance chez Molière, bouffonnerie puis phrase musicale, Don Juan, comme l’ont noté les Massin, est en fait la victime de Faust. Le personnage se " faustise " et nombreux sont les auteurs qui montreront combien l’antithèse de Don Juan est Werther, avatar pleurnichard de St Preux. Le monologue de Faust sur l’impossibilité de la connaissance annonce le retour en force, à travers le Moi romantique, d’un arroi de frissons devant le spectre. Dans tous les sens du terme, c’est de la suffisance de l’homme dont il est traité et des limites, ou d’une lassitude qu’il s’est trouvé au sortir des Lumières. Une autre subjectivité est née.
 
 

Du narcissisme primaire, pour conclure.

S’il suffisait d’aimer, les choses seraient trop simples, dit Camus. Voilà une belle morale, qui ne laisse sur aucune certitude. S’il suffisait d’être soi-même aussi. Il faudrait déjà avoir les idées claires sur ce que sont ces pronoms : soi, moi, je, alors qu’ils prennent des sens complètement différents selon les traductions et les époques. Le Soi, pronom réfléchi de la troisième personne en français, est bien différent du Self anglais, que l’on traduit d’ailleurs habituellement par " moi ", lorsqu’on le traduit. Et pourtant, il n’y a que des dissemblances entre le Self de " l’human enginering ", le Soi voltairien et le Moi pascalien. Le mot importe peu ; chaque époque détermine une manière d’être dominante, une majeure où s’arrangent différemment présence, connaissance, vie intérieure et les relations, sans pour autant occulter les mineures disponibles. En fait, ce n’est pas en lui-même, dans un sens hypothétique qu’il faut explorer les pronoms, mais dans ce que les époques en ont fait. Nous avons choisi d’y accoler présence et conquête, conquête de Soi s’entend. Alors que le Moi accolé au romantisme ne se soucie plus des rapports de la conscience avec elle-même, pour devenir le réceptacle du défilement de l’imaginaire, le Soi est issu du baroque. Il va de la présence au quant-à-soi. La conquête porte sur la conscience et la vie de relation, parallèlement. Chacun se situe différemment dans un monde considéré comme fini, géographiquement borné et idéologiquement épuisé. Le parangon dramatique outré de cette affaire vient du Moyen-Age, sous forme d’un adolescent qui anéantit la contrainte de l’objet et avec elle la représentation sacerdotale, paternelle, phallique, pierreuse et verticale (Note 13). Entre subjectum et subjectus, émerge un sujet qui peut se penser différemment libéré, provisoirement peut-être, de l’assujettissement aux lois divines ou de la contrainte de l’objet, nous dit Etienne Balibar. L’histoire s’interrompra lorsque les conditions politiques s’évanouiront, pour laisser réapparaître celle qui disposait de la grâce. Qui avait pu penser pendant tout ce temps que la grâce relevait de ce paternel grotesque fait de pétards, foudre, cotillons et fumigènes ? Le vide est maternel par essence. Le " malaise dans la civilisation " de Freud redonne cette place première au dénuement de l’enfant, lorsque se lézarde tout ce qui apparaît alors dans la fragilité du " secondaire ", qui n’assure plus aucune cohérence à un monde s’effondrant devant les machines de guerre. Note 14. On pourrait, par dérision, lui adresser ces vers de Polyeucte qui visent Jupiter :

Allons fouler aux pieds ce foudre ridicule

Dont orne un bois pourri le peuple trop crédule

(acte II scène 6). Note 15.
La culpabilité, liée au chemin de l’intérieur, s’efface devant le dénuement primaire et son corollaire immédiat et réfléchi, la honte. L’intériorité ne règle rien, il n’y a aucune permanence de ce qui vient se greffer sur l’absence, et aucune autorité d’un commandeur dans la querelle de la grâce, juste un petit rôle, une figuration. L’angoisse de conscience morale, le surmoi de la culture s’effondrent au premier coup de canon ; aime ton prochain comme toi-même est impraticable, nous dit Freud. La pulsion reprend ses droits, selon un schéma séculaire : " Ma raison, il est vrai, dompte mes sentiments ;

Mais quelque autorité que sur eux elle ait prise,

Elle n’y règne pas, elle les tyrannise,

Et quoique le dehors soit sans émotion,

Le dedans n’est que trouble et que sédition. "

(Pauline dans Polyeucte Acte II scène 2)
La morale de Zorilla est forte, elle est à la mesure de ce que craignait l’Espagne de la renaissance et du baroque : un triomphe matriarcal. Ainsi, la grâce est prédestinée, suffisante et efficace, mais Dieu n’y est pour rien.

Epilogue

Au commencement était la présence et ses corollaires, le théâtre et la représentation, la faculté de se fonder soi-même. Pour cela il fallait quelque chose d’irresponsable ; un señorito, une force, une tension, presqu’un " truc ", tirés de l’ennui d’un moine désoeuvré. Une présence sociale nouvelle naît, non par l’opération du droit, ni même comme l’application d’une philosophie (quelle illusion !) mais comme un tour de passe-passe où le lapin sorti du chapeau ferait à son tour disparaître le prestidigitateur. Cette présence irresponsable découvre au fil du temps qu’elle peut réfléchir sur elle-même et sur les choses du monde ; c’est dans ce mouvement qu’elle devient sociale, qu’elle converse et se fonde comme Soi réfléchi.

Dans certaines époques, le théâtre est tout parce que la représentation est tout ; ou bien c’est l’inverse, peu importe. La représentation a pour effet de déléguer à de pures fictions les pouvoirs des institutions jusqu'à n’en faire que des illusions, que l’on tue par le ridicule. Attachons-nous à ce maître mot du classicisme et du baroque : ridicule. Un terme beaucoup plus secret qu’il n’y paraît, ou que pourrait le faire croire l’usage qu’on en fait aujourd’hui, sous forme d’exclamation : ridicule ! Le ridicule n’est pas le cynisme ou la dérision, c’est la juste mesure de la distance classique avec laquelle on peut traiter son Ego, à la limite de la préciosité ou de l’affectation. Crébillon fils, maître en la matière, parle souvent de " ridicules ", au pluriel. Avoir des ridicules, comme on a ses limites. Le ridicule n’est pas seulement pour les autres, il est pour moi ; il fait de ma présence sociale une représentation, une troisième personne à laquelle je donne ses limites en fonction du regard des autres. C’est comme un accord tacite de chaque instant, constamment remis sur le tapis, ou plutôt sur la scène. La fragilité de ma propre représentation laisse tout le reste, institutions et personnes, dans la même incertitude. Des choses importantes se jouent à la lisière, dans l’échange furtif des regards. A-t-il dépassé le convenable, l’idoine ? L’équilibre est fragile, tout peut basculer, moi et le reste. Le ridicule n’est pas uniquement fait pour tuer l’autre ; il existe pour donner des limites à ma présence, pour dramatiser mon existence. On estime faussement qu’il y a dans le Soi classique ou baroque quelque chose d’impersonnel ou de glacial, uniquement lié à la représentation sociale de Moi comme troisième personne. On oublie qu’elle est réfléchie, qu’elle demande un effort constant. Le Soi classique est un funambule guetté d’un côté par le ridicule, de l’autre par la niaiserie. Il a une perche solide, la raison. Sa vraie limite est probablement dans l’effort qu’il demande et dans l’épuisement qui le guette.

Cette présence de Soi n’a pas grand chose à voir avec le Self moderne, celui du self-service ou du do it yourself qui sont normatifs et représentent surtout un effort de vidage intérieur. Il y a cependant quelque chose de commun que l’on comprend aisément, la menace de l’épuisement. Le Soi est maniaque, chez Tirso de Molina : chaque conquête en appelle une autre, l’époque est au futur tendu. Don Juan ne se permet pas l’érotique lié au présent : jouir, c’est courir. Don Juan est à disposition de chacun, disent Camus et Kierkegaard. Gare à celui qui voudrait entrer dans la peau du personnage. La représentation, " l’opération du soi ", ne tolèrent pas les demi-mesures. Il faut qu’à chaque instant l’on puisse dire de cette manière d’être : " ça, c’est bien lui ".

La représentation n’est pas le lieu d’une rencontre, mais celui d’une séparation où la chose se retire. Note 16. Dans le donjuanisme, toutes les choses se retirent, ou plutôt la chose s’efface. Elle n’a d’ailleurs pas trop le choix ; le desengaño, le désabusement trouve ici son aboutissement, puisque le corps social s’évanouit par étapes, dans le théâtre baroque. Dans la comédie espagnole, comme nous l’avons vu, l’auteur, el autor, est le metteur en scène. Le poète, el poeta, n’existe plus dès lors qu’il a terminé sa pièce. Nous avons vu qu’il n’avait aucune autorité sur le texte, ni même sur sa propre signature. C’est pourquoi, si l’on a toujours traduit descengaño par désabusement depuis les quiétistes, on pourrait aussi choisir de manière plus appropriée effacement, s’il ne renvoyait à une politesse faite aux dames devant les portes ou à un trait de personnalité timide. Enfin, retenons cela, le poète délègue tout, qu’il le veuille ou non, jusqu’à la postérité de sa gloire, car l’attribution de nombreuses pièces du baroque espagnol est encore incertaine. C’est pour cela qu’il est condamné à l’invention incessante, à renouveler sa propre présence. Mille pièces pour Lope de Vega, dit-on parfois, chiffre aussi fantasmatique que le fameux mille tre de la liste. Il y aura donc un certain doute, lorsqu’il s’agira de revenir à une autre figure dominante de l’Ego. Ne s’agirait-il pas de capituler devant la fatigue d’être soi, voire de " coocooner " dans ses affects ? La réponse est sans doute ambiguë ; l’excellent livre d’Ehrenberg, la fatigue d’être soi, même s’il est un peu en dehors de notre sujet, nous montre une certaine analogie entre le vidage intérieur, le narcissisme du dehors qui l’accompagne, la kaléïdoscopie de la représentation sociale et le modèle adolescence donjuanique. Une pirouette peut nous permettre de conclure : si Don Juan veut être fidèle à lui-même, il se lassera de sa propre conduite.


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Note 1
Je reprends cette expression de Paul Feyerabend dans " Contre la méthode ". L’ossification des Dogmatismes est naturellement beaucoup plus marquée dans les sciences de l’homme, que la méthode soit souple, analogique, ou dure, inductive et syllogistique. Par nature, on choisit soit la méthode froide démonstrative, soit le souci de rester dans l’immanence, la surprise, le " je ne sais quoi " ; sans doute comme on naît dans la différence, présentée par Jean Jacques Rousseau entre les langues du nord marquées par le besoin et les langues du sud, animées par l’amour, du côté de chez Faust ou du côté de chez Don Juan. A l’égal du caractère, en vieillissant les choses se radicalisent et l’on a moins envie de s’ennuyer. " un dadaïste, dite Feyerabend, sent anguille sous roche dès qu’on cesse de sourire pour prendre une attitude et une expression faciale annonçant que quelque chose d’important va être dit. Un dadaïste est convaincu qu’une vie digne d’être vécue ne sera possible que si nous commençons par prendre les choses à la légère ". Quel plaisir alors, puisqu’on s’autorise le sarcasme du cynique jusqu’à la méthodologie du pétomane (Onfray).

On n’oubliera jamais cependant la nécessité d’un peu d’érudition curieuse, si l’on ne veut pas s’enfermer dans le thème par méconnaissance de ses alentours.
 
   
 

Note 2
" El burlador " renvoie à " burla ", encore présent en Castillan et qui veut dire plaisanterie mais aussi moquerie avec une intonation de légèreté, d’absence de sérieux ou de méchanceté. Le mot français équivalent – bourle – présent chez Molière, a disparu de l’usage.

Burlador est maintenant traduit par Abuseur, qui renforce la connotation sexuelle mais aggrave probablement le terme initial. Une adaptation récente de la pièce de Tirso par une compagnie marseillaise a été présentée sous le titre : " Le Baiseur de Séville ", ce qui après tout n’est pas si décalé. De manière plus salace, on pourrait même aller, pour respecter l’assonance entre le français et l’espagnol, jusqu’au " Bourreur de Séville " !
   
 
 

Note 3
Voir à ce propos Vernant Jean-Pierre " Figuration de l’invisible et catégorie psychologique du double : le Colossos ", In Mythe et pensée chez les Grecs. Tome 2. Paris. Maspero. 1981.
   
 
 
 

Note 4
Séñorito, que l’on pourrait traduire ici de manière sarcastique par " fils à papa ".
 
 
   

Note 5
Voir à ce sujet : " Crimes et châtiments dans l’Espagne inquisitoriale ". Michelle Escamilla-Colin. Ouvrage publié avec le concours du CNRS. Paris Berg international 1992.2 T.
 
 

Note 6
Cité par Furtos et Laval.
 
   

Note 7
J’emprunte ce terme à Kohut dans ses études sur le Self dans ses relations au narcissisme, sans pour autant me référer à la notion anglo-saxonne moderne de Self.
 
   

Note 8
Ce qui définit fait justement Don Juan comme un antimythe.
 
   

Note 9
Etienne Balibar a montré combien la notion de subjectivité devait à la conquête de la citoyenneté, à son mouvement même. Cf. Sujétions et libérations. Op. cité.
   
 

Note 10
De nombreux aspects de la pensée de Locke sont ordonnés ici par la lecture du cours
d’E. Balibar : " Conscience et individualité chez Locke ". Cours photocopié. Faculté de Nanterre, ainsi que par son introduction.
 
   

Note 11
Trémine T., Giappiconi T. Le libertinage : une rhétorique des sens.
Humeurs, 1994, 12, 21-24.
 
   

Note 12
C/ Catherine Kintzler. Poétique de l’opéra français. De Corneille à Rousseau. Paris. Minerve 1991 et Jean-Philippe Rameau, splendeur et naufrage de l’esthétique du plaisir à l’âge classique.
 
 
 
 

Note 13
Je reprends certains des termes de Monique Schneider et j’y accole ceux que n’aurait pas désavoué Pierre Dac.
 
 
   
 

Note 14
Le mot " désaide " adopté dans la nouvelle traduction est à hurler. De plus, choisir culture au lieu de civilisation fait légèrement rive gauche mais place le problème dans l’imaginaire, ce qui n’est pas le propos de Freud.
 
   
 

Note 15
La tragédie sur la grâce de Corneille demanderait à elle-même tout un ouvrage, tant elle est ambiguë et peu convaincante dans sa moralité.
 
 
   

Note 16
Y.C. Zarka. La décision métaphysique de Hobbes. Cité par Guy Le Gaufey. Anatomie de la troisième personne. Paris. Epel. 1999.