En principe, l'artiste
maudit est la victime d'une société qui ne l'admet pas en son sein.
Il a, auprès des jeunes rêvant de l'imiter, une aura de martyr. Ainsi
le voudrait le cliché traditionnel, mais si l'on prend la peine d'observer,
si peu que ce soit, la vie et l'oeuvre des écrivains — limitons-nous
aux écrivains — qualifiés de maudits, on s'aperçoit que si quelques-uns
ont en effet été victimes du rejet de leurs contemporains, beaucoup,
en réalité, ont souhaité — "Maintenant, écrit Giauque à Hughes Richard,
je sais que tout le monde me méprise [...] Je l'ai cherché" —, sollicité
ce rejet à leurs yeux ennoblissant puisqu'il signifiait une sorte de
pureté, la pureté même du martyr, une attitude quasiment mystique qui
les faisait d'une autre essence que celle des hommes grossièrement pratiques,
gérants d'une société où tout ce qui, d'une manière ou d'une autre,
n'était pas une belle marchandise répondant aux normes en cours, n'avait
pas droit de cité. Cette revendication de pureté — dont il serait intéressant
de chercher l'origine pour chaque artiste —, de non-compromission avec
le monde, sous-tend le travail d'un certain nombre d'écrivains, parmi
les plus grands, du XIXe et XXe siècle. Artaud, cité par Giauque, n'écrivait-il
pas :
Le surréalisme a
eu une obsession de noblesse, une hantise de la pureté. Le plus pur,
le plus désespéré d'entre nous, disait-on communément de tel ou tel
surréaliste. Car pour nous, N'ETAIT VRAIMENT PUR QUE CE QUI ETAIT DÉSESPÉRÉ
(SP) [1].
Et Pessoa, avec
un ton qui rappelle celui de l'Ecclésiaste : Peut-être la gloire a-t-elle
un goût de mort et d'inutilité, et le triomphe une odeur de pourriture
(lettre à sa mère du 5 juin 1914).
Et Giauque, dans
ses "Notes sur un carnet" : Maintenant je sais que la fin est proche.
Je n'ai presque plus de remords. Purifié par la souffrance la plus implacable,
la plus totale.
Comme l'ermite,
retiré au désert pour être plus près de Dieu, sans cesse tenté, le "poète
maudit" est harcelé par la pensée du succès ; au fond de lui-même il
le désire ce succès, mais dès qu'il se présente il fuit, compromet ses
chances de l'atteindre, dit vade retro et retourne à sa souffrance et
à son obscurité. Et pourtant il espère une reconnaissance, mais de préférence
posthume, même si cela peut paraître absurde, lorsque plus rien ne pourra
le souiller et quand une mort prématurée aura donné à son oeuvre désespérée
une sincérité dont le public aurait douté si l'auteur était mort, de
vieillesse, à la fin d'une carrière laurée.
... Fais ce qui
est en ton pouvoir, écrit Giauque à son ami Georges Haldas, dans la
nuit du 23 au 24 janvier 1964, pour que mon dernier manuscrit soit édité
c'est un chant de départ un chant d'adieu et de renoncement.
Qu'est exactement,
pour Giauque, la malédiction revendiquée, à la fois perçue comme une
fatalité et pourtant atrocement entretenue, sous prétexte de calmer
l'angoisse, en organisant une véritable autodestruction par l'abus de
l'alcool et des drogues ? Ses lettres, ses notes à propos de cinq séances
de psychothérapie et, çà et là, toutes ses oeuvres nous le disent.
Est maudit non seulement
celui dont la parole scandaleuse, douloureuse, n'éveille pas d'échos,
mais également celui "qui ne peut se rejoindre" (JE), celui pour qui
la malédiction n'a rien à voir avec la reconnaissance ou non de la société
et qui vit dans un univers où "l'épouvante se glisse comme un serpent
sournois" (JE), et qui, pour cela, "connaît tous les rouages de l'angoisse"
(JE), celui qui se sent séparé par la maladie, pour qui "toutes les
issues sont bouchées. Muraille épaisse. Grillages. Portes verrouillées.
Fenêtres barricadées" (JE), et dont la douleur est si violente qu'il
voudrait "s'éblouir au soleil de la mort" (TD) [2], celui qui a une
conscience suraiguë du temps et qui sent "passer chaque heure comme
un supplicié sent passer le fouet dans sa chair" (TD), celui qui n'a
pas choisi l'angoisse, même si plis tard il l'a choyée, mais que l'angoisse
a choisi, celui qui se sent "un autre, un étranger" (TD) à lui-même,
celui qui ne souhaite que "se taire, se figer, s'emmurer, se momifier"
(TD), celui qui ne s'accepte pas, qui se sent depuis longtemps de "l'autre
côté" (LF), celui dont la vie "mutilée, atrophiée est réduite à une
simple et longue agonie" (A), celui qui cherche dans les mots une consolation
qu'il sait ne pouvoir y trouver car "les mots sont inutiles", rien ne
peut consoler, "rien ne peut cicatriser les plaies", car "à quoi servent
les mots ? A rendre l'abîme plus infranchissable" (A), puisqu'ils "sont
incapables d'exprimer cette horreur" (JE).
La malédiction n'est
donc pas seulement un phénomène social, comme aurait tendance à le faire
croire le cliché traditionnel, mais aussi le sentiment que les mots
imparfaits ne sont que des termes (cf. Artaud, Le Pèse-nerfs ), et cette
nécessité violente qui pousse à écrire une oeuvre "qui dérange les hommes,
qui soit comme une porte ouverte et qui les mène où ils n'auraient jamais
consenti à aller" (Artaud), bref "ce livre battant comme une porte"
dont parle Breton, s'ouvrant, on peut le supposer, sur ce lieu intranquille
où l'on ne cesse de "brûler des questions", où l'on se refuse au divertissement
et que, aussi absurde que cela paraisse, l'auteur subit en même temps
qu'il le choisit
En fait, le phénomène
"maléfique" est plus complexe encore puisque si la société rejette le
"poète maudit", celui-ci, à son tour, en acceptant ce rejet, voire même
en se félicitant de ce rejet dans lequel il peut voir, à tort ou à raison,
une preuve du côté exceptionnel de son oeuvre — même s'il le porte au
débit de la société — se marginalise, devient volontairement asocial,
afin de puiser dans cette asocialité la matière de son écriture. Il
accepte de jouer son rôle de fou (cf. plus loin la lettre à Georges
Haldas du 23 juin 1961), il accepte de se détruire pour se sauver, de
rejeter ceux qui le rejettent, et, paradoxalement, il se dresse contre
un système social dans lequel, pourtant, il revendique le rôle de bouc
émissaire grâce auquel le public se donne, sans douleur, un frisson
de démonisme qui contrebalance son hypocrite vertu ou, plus exactement,
sa propension au vice soigneusement masquée.
Et qu'est-ce qu'un
aliéné authentique ? nous dit Artaud dans son Van Gogh ou le Suicidé
de la société : c'est un homme qui a préféré devenir fou, dans le sens
où socialement on l'entend, que de forfaire à une certaine idée supérieure
de l'honneur humain.
Une telle attitude
implique-t-elle le choix d'une certaine écriture, ou bien la malédiction,
le malaise, provoquant le rejet, est-il plus dans ce dont on parle que
dans une certaine manière novatrice, dérangeante, d'agencer les mots
? La réponse n'est pas évidente et sans doute les deux éléments, parfois
dissociés, parfois associés, entrent-ils en jeu dans la mécanique du
rejet ou de la recherche du rejet. Chez Van Gogh, par exemple, c'est
à la fois sa manière de peindre et sa manière de vivre qui l'isolent
(mais, bien entendu, l'accueil fait à sa façon de peindre, influe aussi
sur son mode de vie), malgré les efforts qu'il fait, sporadiquement,
pour échapper à sa "malédiction" et s'intégrer à une société que pourtant
il désapprouve. Et l'on en viendrait presque à se poser une question
sans doute extrêmement naïve, qui pourra faire sourire certains psychiatres
: Quelle part, dans la maladie mentale, et dans quelle proportion, appartient
à la fatalité (hérédité?) quelle part à la volonté ?
Qu’on me pardonne
de telles questions, mais je suis un ignare en la matière et toujours
me suis trouvé du mauvais côté, à savoir celui de l’angoisse et ce n’est
pas à partir d’une position haute de connaissance que je parle ici de
Giauque, mais de la position basse et fraternelle d’un citoyen de cet
enfer où une immense main serre, apparemment sans raison, la gorge de
ceux qui l’habitent.
Giauque, malgré
ses dires, son refus de se soumettre aux lois de la norme (séance du
8 mars 1962), tente de mener une vie normale d’employé, mais l’angoisse
est la plus forte et, après s’être voulu maudit, il devient vraiment
maudit. Pas par la société, puisqu’il est inconnu, seulement par sa
maladie dont nous ignorons l’origine, qu’il a essayé de traiter, en
même temps qu’au fond de lui, sans doute, il devait craindre de s’en
guérir, puisqu’en elle il puisait non seulement la singularité de son
écriture, mais la raison même de cette écriture. D’un côté il aurait
aimé guérir, ce qui peut expliquer, excédé de souffrances, qu’il ait
eu recours, tout en les haïssant (dans cette haine d’ailleurs, quelle
part lui appartenait, quelle part trouvait-il dans l’influence d’Artaud
?) à des psychiatres, mais, d’un autre côté, il craignait de guérir,
c’est-à-dire de voir s’assécher la source de son écriture. D’où cette
haine envers le psychiatre perçu à la fois comme un pouvoir devant lequel
on s’humilie, en criant à l’aide, et comme l’assassin en puissance de
ce qu’il craignait plus que tout de perdre. À lire les Cinq séances
de psychothérapie, on se rend compte de la douleur qu’a dû éprouver
Giauque dans la posture du malade, fatalement en état d’infériorité,
face à un psychiatre assimilé à la norme et au pouvoir. D’où, chez Giauque,
situation banale, ce mouvement de balance entre le désir d’être comme
tout le monde et celui de n’être comme personne. Ce qu’il analyse avec
une admirable lucidité — la même que celle d’Artaud dans ses lettres
à Jacques Rivière — en faisant le compte rendu de la séance du 1er mars
1962, que je cite presque en entier, en signalant par des caractères
gras les mots clés :
Je constate qu’il
ne s’offre aujourd’hui que deux solutions pour moi : soit rejeter définitivement
le monde et les hommes avec la violence forcenée qui m’a caractérisé
durant tant d’années, et d’assumer mon rôle de "poète maudit" jusqu’en
ses plus extrêmes conséquences, c’est-à-dire de continuer à vivre dans
la solitude, la maladie et le désespoir, pour sans doute aboutir au
suicide, soit deuxième solution : essayer au prix d’un long et acharné
travail de rétablir un certain équilibre, en fonction de mes exigences
et de la réalité quotidienne sous tous ses aspects. Il faut que cet
équilibre suppose d’une part, un accord entre moi et la réalité (fonction
sociale), d’autre part qu’il ne m’oblige pas à renoncer aux exigences
profondes de mon être. L’expérience dans laquelle je me suis engagé
dès l’adolescence et qui devait me permettre, grâce au "pouvoir poétique",
d’accéder à un monde nouveau et à un rejet total de la société, avec
tout ce qu’implique d’excès, de haine, de fureur, de révolte et de déchirements,
cette expérience donc n’aura pas été négative, puisqu’elle m’a permis
de maintenir intact en moi, un sentiment de pureté et d’innocence, au
sein d’un monde voué entièrement au culte de l’argent et de l’hypocrisie,
bref un monde féroce et sans âme dans lequel il me sera toujours difficile
de m’intégrer. Je me suis voulu un être d’exception.
La vie ne m’a jamais
semblé acceptable que dans le sens d’une recherche forcenée de l’autosublimation
à travers la souffrance et la solitude afin d’échapper au monde où je
ne me reconnais pas. La poésie et l’éthique qu’elle incarnait à mes
yeux à cette époque, me permit parfois d’atteindre à des sommets d’exaltation
et d’orgueil difficilement imaginables. Malheureusement cette expérience
dans laquelle je m’étais engagé corps et âme, sans espoir de retour
en arrière, m’isola complètement du monde et des hommes. Aujourd’hui,
alors que je tente ce périlleux retour en arrière, il faut que je parvienne
à faire une synthèse de ces diverses exigences poétiques et morales,
de façon à ce qu’elles ne se heurtent plus aux murailles de la non-acceptation
de la société et de ceux qui la composent.
De ne pas parvenir
à faire cette synthèse, Giauque, à trente et un ans, aboutira au suicide,
comme plusieurs de ceux qu’il appelle ses frères : Artaud, Prevel, Essenine,
Nerval, Lautréamont, Poe, Hölderlin et Pavese, cités dans sa lettre
à Georges Haldas du 23 juin 1961. À lire cette liste, on se rend compte
que le rejet social n’en est pas le commun dénominateur, puisque Pavese
se tue au moment où, reconnu, un prix important lui est accordé, puisque
Artaud est un membre éminent du groupe surréaliste, très tôt reconnu
par l’élite intellectuelle de son temps, mais bien la pathologie mentale
et le suicide.
La souffrance de
Giauque, telle que nous la transmettent ses poèmes, carnets, nouvelles
ou lettres, cette souffrance terrible, mortelle, a évidemment des racines
dans les obscurités de l’enfance, bien en deçà d’une quelconque volonté
de malédiction, et bien sûr elle dépasse la déception amoureuse évoquée
plusieurs fois, mais loin d’aboutir au cri, à quelques exceptions près,
elle traduit par son dénuement (le titre d’un de ses recueils n’est-il
pas Terre de Dénuement ?) sa sobriété, sa parcimonie, son refus de l’hyperbole,
de la grandiloquence, une volonté de silence et d’obscurité qui lui
donnent, en l’espace de quelques mots, son exceptionnel pouvoir :
Ne plus se souvenir
avancer les yeux fermés à l’abordage d’une terre de dénuement terre
avare et noire prise dans les mailles du silence (TD)
ou encore :
Pars fais-toi
ombre et silence dans l’envahissement de la nuit (TD)
Cette écriture pointilliste,
statique, exactement à l’opposé du dynamisme profératoire d’Artaud qui
s’épanche dans la glossolalie quand le mot devient incapable de traduire
le trop plein d’une pensée paralysée par ses termes, est la matérialisation
verbale d’une sorte de fossilisation de tout l’être dans les strates
de sa souffrance.
se taire se figer
s’emmurer se momifier (TD)
Dans la prose, surtout
dans les textes les plus tardifs, ceux écrits peu de temps avant le
suicide, la phrase est le plus souvent nominale. Comme si la striction
de l’angoisse, le rétrécissement du souffle au niveau de la gorge, empêchait
les mots de couler à flots, ne les laissant passer qu’en infimes bouffées
douloureuses, surtout dans le Journal d’enfer :
Tapi au fond du
gouffre. Décomposé par l’épouvante. N’ose plus faire un pas hors de
la chambre. Fenêtres closes. Rideaux tirés. Verrou poussé. Phobie.
Idées délirantes. Vertige. Pâleur. Tremblement de tous les membres.
À bout. Les mots sont incapables d’exprimer cette horreur. [3] Profite
d’un instant de répit pour clouer ces mots sur la page comme on cloue
un cercueil.
Le "poète maudit"
n'est donc pas un être passif qui subit son destin, mais un être actif
qui choisit, au moins relativement, ce destin, même si ce choix risque
de l'inscrire dans un cliché qui le banalise et peut , au moins un certain
temps, le masquer derrière les traits grossiers d'une catégorie.
Quant à la souffrance,
à l'anticonformisme, au goût autodestructeur affiché — "passer mon temps
à travailler, exercer une activité bien définie, épouser une femme,
avoir des enfants, gagner régulièrement de l'argent, bref adopter une
attitude raisonnable et sombrer dans la médiocrité générale m'a toujours
semblé irréalisable", dit Giauque (séance du 8 mars 1962) (SP) —, on
peut se demander quelle part est due à la pathologie, quelle part à
ce rôle dont parlait Giauque, la pathologie pouvant fort bien, à la
longue, découler du rôle, ou, pourquoi pas, le rôle être inspiré par
la pathologie.
Et pourtant cette
souffrance, bien réelle, elle se retourne doublement contre qui la subit
puisque, non content de lui empoisonner la vie, elle risque, après sa
mort, de fausser la vision que ses lecteurs auront de l'oeuvre : il
ne manque jamais de bonnes âmes, à titre posthume, pour s'autodéclarer
propriétaires de l'unique vérité sur le maudit — on l'a bien vu avec
Rimbaud, devenu la proie des catholiques bien pensants —, pour s'arroger
le droit — pensons aux familles haïssables soucieuses de respectabilité
— d'autoriser ou non la publication des textes posthumes ou pour se
disputer le mérite, lorsque c'est le cas, de l'avoir tiré du purgatoire
où il languissait. Triste comédie qui fut évitée à Giauque puisqu'il
vécut obscur, au moins jusqu'à aujourd'hui, mourut obscur et, grâce
au soutien tenace de très rares vrais amis, commence à connaître une
notoriété de bon aloi.
Si j'ai, dans les
pages qui précèdent, longuement insisté, malgré ma répulsion, sur le
concept de poète maudit, c'est parce que Giauque lui-même, fasciné,
se voulait maudit, comme on l'a vu, et parce qu'aujourd'hui encore,
malgré son relent romantique, ce stéréotype, qui masque et trahit cela
même qu'il prétend désigner, est toujours vivace dans le public et même
chez certains écrivains.
Je voudrais terminer
ces notes par quelques remarques sur le rapprochement douteux fait par
certains entre Artaud et Giauque, rapprochement, bien sûr, eu égard
à la chronologie et à la célébrité d'Artaud, défavorable à un Giauque
trop vite transformé en petit épigone de son maître.
Giauque, c'est
vrai, admire éperdument Artaud, son aîné de trente-neuf ans. À maintes
reprises il en parle : dans le compte rendu de la séance de psychothérapie
du 8 mars 1962 où il cite la phrase d'Artaud que j'ai déjà citée ; dans
le Journal d'enfer, qui porte le même titre que le petit livre d'Artaud,
où il retrouve — l'imite-t-il pour une fois ? — les accents de son maître
pour crier : "tout psychiatre est un salaud qui s'ignore" ; dans ses
"Notes sur un carnet" où il recopie la déclaration d'Artaud sur la liquidation
de l'opium et où il écrit : "Antonin Artaud, je suis de votre côté [...]
je pense que vous êtes de la race des témoins." Dois-je rappeler que
témoin est synonyme de martyr ? Giauque parle encore d'Artaud dans sa
lettre à Georges Haldas du 23 juin 1961, déjà citée : "À force de fréquenter
les poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon
maître : Antonin Artaud, j'ai fini par leur ressembler. C'est un héritage
terrible" ; dans la même longue lettre, un peu plus loin, il ajoute
: "Mes frères je les nomme : Artaud, Prevel, Essenine, Nerval, Lautréamont,
Poe, Hölderlin, Pavese, et tous ceux qui macèrent dans leurs souffrances
au fond des salles de cure des asiles et des cliniques psychiatriques.
Ceux-là je les reconnais. Tous les autres me sont devenus des ennemis,
c'est terrible à avouer. Voilà"
les Lettres de
Rodez et la Correspondance Artaud/Rivière sont citées dans la lettre
à Hughes Richard du 25 août 1957 (Giauque avait vingt-trois ans), en
même temps que les Amours jaunes de Tristan Corbière (CDMV).
Je ne prétends
pas avoir fait le tour de toutes les allusions admiratives de Giauque
à Artaud, mais celles que j'ai faites suffisent, je crois, à montrer
combien il aurait aimé lui ressembler. Or Giauque, lucide, sait bien
que si lui, comme son modèle, appartient à la catégorie des malades
mentaux — ainsi la société désigne-t-elle tout ce qui sort de sa norme
—, ils sont, au-delà de ces grossières apparences auxquelles certains
critiques légers se sont laissés prendre, complètement différents et
même, en dépit de leur commune souffrance, des communes tortures thérapeutiques
subies, presque opposés en tant qu'écrivains.
Si je voulais résumer,
en deux qualificatifs, l'impression qu'ils me font, je dirais qu'Artaud
est un explosif et Giauque un implosif.
Autant l'écriture
d'Artaud est basée sur le rythme, le souffle, l'expansion, autant elle
a souvent un caractère de verset blasphématoirement biblique, autant
celle de Giauque, et mes termes n'ont rien de péjoratif, est pointilliste,
accablée, économe — avec toutefois çà et là de rares mais belles envolées
—, particulièrement dans la prose du Journal d'enfer ou dans ces poèmes
brefs aux vers libres très courts, à l'extrême économie, de Terre de
Dénuement, qui rendent d'autant plus intense l'expression de la souffrance
contenue. Même quand ils ressassent, Artaud et Giauque ne ressassent
pas de la même manière. Pour mieux me faire comprendre j'emploierai
une comparaison un peu simple et je dirai que l'un, Giauque, m'évoque
un homme qui piétine sur place, tête basse, accablé, l'autre, Artaud,
je le vois comme une énergie échevelée, violente, infatigable, courant
en cercles de plus en plus larges.
Autant les allusions
sexuelles, scatologiques abondent chez Artaud, autant Giauque les évite
à peu près toujours. Autant le blasphème court tout le long des écrits
d'Artaud ("Je chie sur la croix, j'abjecte toute croix", etc.) autant
il est pratiquement absent chez Giauque.
Autant Artaud, d'origine
relativement aisée, citadin, multiple, dans sa vie et dans son oeuvre,
à la fois acteur de cinéma, de théâtre, metteur en scène génial, théoricien
de la mise en scène, dessinateur, poète, voyageur au long cours, expérimentateur
de drogues exotiques, fasciné par les autres civilisations, membre du
prestigieux groupe surréaliste, très vite reconnu pour son génie par
Jacques Rivière, correspondant des plus grands noms de la littérature,
publié par les meilleurs éditeurs de son temps, dans une des capitales
culturelles du monde, autant Giauque, d'origine modeste, né dans un
petit pays, villageois, petitement voyageur dans les limites de l'Europe,
se tient à l'écart, n'a pas d'activités très variées, et bâtit une oeuvre
mince, vite rejoint par un désespoir qui le pousse au suicide à trente
et un ans, nous laissant une question aux lèvres, banale mais que l'on
se pose toujours en pareil cas : qu'aurait-il fait si...?
Autant Artaud entre
dans le délire, travaille le délire, traverse le délire, sait utiliser
les remous de sa folie, dans les extraordinaires Cahiers de Rodez, pour
produire, au cours de ses derniers mois, des oeuvres aussi importantes
que Van Gogh le suicidé de la société, Pour en finir avec le jugement
de Dieu ou Suppôts et Supplications, autant Giauque reste sur les marges
du délire, se heurte au mur de la souffrance sans parvenir à le franchir,
s'étouffe sans échappatoire dans son angoisse, avant de basculer volontairement
dans la mort. Car pour lui la mort fascinante est libératrice, alors
que, et particulièrement dans ce combat contre lui-même, ou plutôt contre
ses délires, qu'il mène à l'asile en remplissant des cahiers, Artaud
a la volonté de sortir du chaos et de lutter en écrivant encore et encore,
en écrivant furieusement, d'une écriture offensive, du fond de sa souffrance,
contre une société à laquelle il ne passe aucune de ses lâchetés, tenant
la mort en échec, prenant le parti de la vie même si certains, mais
rien n'est sûr, parlent à son propos de suicide.
À noter aussi, chez
Giauque, bien que très rarement, un sentimentalisme, voire parfois une
certaine mièvrerie, un parfum eau de rose, qu'on ne retrouve jamais
chez un Artaud impressionnant d'énergie et dénué, au moins dans son
écriture, du moindre signe de faiblesse, de la moindre soumission au
cliché.
Nous irons, écrit
Giauque dans "Anne", sur des pirogues remplies de fleurs. Nous aurons
des palais pour nous aimer. Mes bras seront remplis de bouquets d'étoiles.
Tu marcheras sur des pétales frémissants. Dans la pénombre nos corps
s'uniront...
On le voit, le
seul point de rencontre entre ces deux hommes, important il est vrai,
est la souffrance. Par ailleurs tout les sépare : localisation géographique,
atmosphère de leur époque respective, origines, mode de vie, etc. —
et le rapprochement entre l'un et l'autre est venu d'une lecture hâtive,
paresseuse, de leur oeuvre, d'une soumission aux stéréotypes, du traitement
psychiatrique terrible qu'ils ont subi pour des pathologies sans doute
différentes, de l'insistance avec laquelle Giauque dit son admiration
pour Artaud et c'est tout. Que cesse enfin cette manie des rapprochements
douteux, qu'on reconnaisse à chaque artiste sa singularité et qu'on
se méfie de ne pas vouloir à toute force créer des familles.
Tout ce que je viens
de dire n'enlève rien évidemment au mérite de Giauque, au contraire.
Le fait que, malgré son admiration pour Artaud, il ne tombe pas dans
l'imitation, ne devienne pas ce petit monstre ridicule bien nommé épigone,
celui qui a la malchance de naître après — quel mal ces insectes malingres
n'ont-ils pas fait à ceux qu'ils prétendaient servir ! —, mais sache,
et c'est là sa grandeur, accepter ses limites, trouver sa propre voix
ou voie, discrète, sobre, modeste, par là même admirable, non pas celle
d'un poète, peut-être, mot dont on abuse et qui s'est vidé de sa substance,
mais simplement celle d'un homme qui balise de notes sa douloureuse
marche vers une mort annoncée.
NOTES (1) Abréviations
utilisées pour désigner les oeuvres de Francis Giauque : TD : Terre
de Dénuement, éd. de l'Aire, 1980; JE : Journal d'enfer, Papyrus, 1984
; SN : "Soleil noir", in Terre de Dénuement, op.cit.; LF : "La Fin",
ibid. ; A : "Anne", in Journal d'enfer, op.cit. ; CDMV : C'est devenu
ça ma vie, éd. Hughes Richard, 1987. (2) On songe à Artaud lorsqu'il
dit, dans ses Cahiers de Rodez (déc.45-janv.46) : "J'ai toujours été
au sommet de la douleur, j'y suis à chaque minute depuis toujours et
la douleur augmentera toujours (p.122). Ou encore, dans le même volume
: "En moi il y a une douleur salace, âcreuse, instable, sans répit ni
repos" (p.102). (3) C'est moi qui souligne. La phrase est à rapprocher
de l'idée d'Artaud selon laquelle les mots ne sont qu'un épiderme (Cahiers
de Rodez, tome XXI), ou de simples termes (Le Pèse-nerfs), ou encore
une écorce (Fragments d'un journal d'enfer)
L'inéluctable
référence à Artaud
Au moment où l'on
s'apprête à célébrer le centenaire de la naissance d'Artaud (1896),
les moins jeunes se souviennent peut-être de l'engouement démesuré qui
entourait, il y a vingt ans, les faits, gestes et écrits du "Mômo".
Dans les années 70, tout était bon pour cette exaltation chronique :
le théâtre de rue, l'antipsychiatrie, les danseurs de Bali, l'errance
et la dérive, les dissidences du surréalisme, le cinéma d'auteur, la
drogue, l'alchimie... Durant presque une décennie, ce fut une véritable
"folie" d'Artaud. Chacun se réclamait de lui : peintres, musiciens,
metteurs en scène revendiquaient son parrainage, le plus souvent au
nom d'une "cruauté" mise à toutes les sauces, et le moindre chanteur
de rock affirmait bien haut devant les journalistes qu'Artaud était
en toute première ligne dans son Panthéon personnel. Il n'est pas jusqu'aux
skinheads qui ne se recommandaient parfois de sa violence.
Dans ce déferlement,
qui prenait tous les caractères d'un véritable mythe en formation, la
poésie n'était évidemment pas en reste. La plupart des poètes contemporains
qui connurent un destin douloureux furent présentés à tour de rôle comme
le "nouvel Artaud": Jacques Besse, Gérald Neveu, Jean-Pierre Duprey
et, forcément, Francis Giauque. Puisqu'aujourd'hui cette mode dévorante
a — heureusement — reflué, et que ses excès les plus bruyants se sont
estompés, il est permis de s'interroger sur la validité de ces généalogies
multipliées qui conduisaient à voir partout des "fils d'Artaud".
La parenté semble
pourtant éclatante dans le cas de Francis Giauque. Une parenté, une
proximité qu'il a lui-même invoquée, sinon brandie. Sa lettre de juin
1961 à son ami Georges Haldas [1] y insiste dans les termes les moins
équivoques : "A force de fréquenter les poètes maudits, et je pense
plus spécialement à celui qui fut mon maître : Antonin Artaud, j'ai
fini par leur ressembler". Se souvenir qu'en 1961 la disparition d'Artaud
qui remontait seulement à 1948 était encore un fait relativement récent.
Même lettre, un peu plus loin : "Mes frères, je les nomme : Artaud,
Prevel, Essenine, Nerval, Lautréamont, Poe, Hölderlin, Pavese, et tous
ceux qui macèrent dans leurs souffrances au fond des salles de cure
des asiles et des cliniques psychiatriques." La similitude est ici d'autant
plus frappante que l'Artaud des dernières années avait produit déjà,
à plusieurs reprises, des listes de ses frères en déréliction, listes
porteuses en gros des mêmes noms (Essenine et Pavese mis à part). On
trouve de telles "dynasties" dans les Lettres de Rodez et dans Van Gogh
le Suicidé de la société.
Ce n'est pas tout.
Devant certaines phrases de Giauque, on croit déceler un phénomène d'identification
à Artaud. Voir ainsi — toujours dans la lettre à Georges Haldas — des
passages comme :
Quoi qu'il en
soit, les psychiatres m'ont rendu au monde alors que je n'étais pas
du tout guéri et cela je ne saurais leur pardonner. Se faire redresser
l'esprit à coups d'électrochocs et de comas insuliniques est une méthode
qui a raté avec moi.
L'interné de Rodez
s'exprimait sans doute avec plus d'emportement, mais la rage est sensiblement
la même. Par instants, il arrive que Giauque retrouve les accents mêmes
d'Artaud. C'est presque à s'y méprendre :
On dépense des
fortunes pour fabriquer des engins de mort, mais donner quelques gouttes
de laudanum ou de codéine aux damnés de la souffrance, il n'en est
pas question, bien sûr... (ibid.)
Ou encore ce cri,
dans un autre texte : "Quels recours espérer d'hommes sains, d'hommes
normaux? Ils ne vivent pas de l'autre côté de la vie, eux !" [2] On
n'en finirait pas de pointer les lieux de rencontre. Comme Artaud, Francis
Giauque aspirait à résumer, à porter en lui toute la souffrance du monde.
Comme le "Mômo", il s'était construit un personnage christique tout
en rejetant avec violence la figure et l'enseignement du Christ, à l'instar
d'Artaud là encore.
Les concordances
sont si nombreuses, si visibles qu'elles aboutiraient à faire du jeune
poète suisse une sorte de copie, un pâle équivalant du modèle. A la
limite, son voyage de 1958 en Espagne — à partir de quoi tout bascula
— se superpose presque au voyage d'Artaud en Irlande, une vingtaine
d'années plus tôt : même mystère (malgré les enquêtes) sur ce qui se
passa réellement lors de ces séjours en terre étrangère, même débouché
sur l'univers psychiatrique, avec ses pompes et ses oeuvres. D'où l'impression
— fausse — que la trajectoire de Giauque reproduit, en mineur, celle
de l'auteur du Pèse-nerfs.
Ce trop facile parallélisme
doit être évacué. Car on s'aperçoit vite que les différences pullulent
elles aussi. Francis Giauque ne fut pas marqué par la maladie dès sa
naissance. Selon plusieurs témoignages, il fut même un adolescent vigoureux,
et passionné de sport. Lorsqu'à 24 ans il commença à sombrer, la drogue
fut son recours, mais aussi (et peut-être surtout, faute d'argent pour
la drogue), l'alcool, à doses massives. Artaud, lui, ne buvait jamais.
Beaucoup plus frappant : dès les premières crises, et mises à part quelques
rares rémissions — où il écrit un peu — le déclin du jeune poète sera
rapide et quasi programmé, voire accepté. Giauque analyse son mal avec
une lucidité qui ne le quitte pas, même aux pires moments. Un mois avant
sa mort, il note dans un carnet : "Décomposition de mon être intérieur.
Sentiment de dédoublement de la personnalité. Début classique de la
schizophrénie" (mars 1965). Se souvient-on qu'Artaud a toujours refusé
avec violence l'idée de l'aliénation, et que ses amis s'indignaient
de l'entendre qualifier — par Gilles Deleuze — de schizophrène ? En
simplifiant beaucoup, on pourrait dire que le "Mômo" fut jusqu'au bout
un lutteur acharné, jamais résigné, tandis que Francis Giauque consentit
assez vite à un renoncement — on retrouva son corps dans la rivière
— qui signifiait pour lui une sortie de l'enfer.
Bien entendu, ce
type de rapprochements appauvrit plus qu'il n'éclaire. On ne s'y est
hasardé que parce que Giauque avait lui-même revendiqué très haut un
statut de quasi disciple d'Artaud. Mais une telle filiation mène à le
réduire, voire à l'écraser sous la comparaison. Le sort de Jacques Prevel
(en qui il voyait un autre de ses frères) le guette : on n'exhume aujourd'hui
Prevel qu'à raison de ses quelques mois passés "en compagnie d'Antonin
Artaud". Évitons d'enfermer Giauque dans la prison de l'apparentement.
Il possédait sa richesse propre, qui n'est réductible à aucune autre.
Parmi ses "Poèmes épars", celui qui est intitulé "Mère" relève d'une
inspiration totalement personnelle. Il faut savoir gré à Marie Balvet
de l'avoir compris en présentant au Centre culturel suisse (mai 1995)
son spectacle "Le Dédale du silence". Un spectacle voué au "poète perdu",
et légitimement expurgé des références encombrantes.
Notes (1) In Journal
d'enfer et poèmes inédits, Papyrus, 1984, p.109-110. (2) "La fin", in
Terre de Dénuement, éd. de l'Aire, 1980. Début Alain & Odette Virmaux
Coordinateurs du n° spécial "Le Grand Jeu" de la revue Europe (juin-juillet
1994). Derniers livres publiés: Dictionnaire mondial des mouvements
littéraires et artistiques (Le Rocher, 1993) et Les grandes figures
du surréalisme (Bordas, "Les Compacts", 1994).
Giauque,
le visage du démon
Tout, semble-t-il,
commence en classe, vers la fin de la scolarité obligatoire, lorsque,
chargé de parfaire une éducation religieuse quelque peu défaillante,
l'homme d'Eglise refuse de prendre en charge l'élève Francis Giauque
: "Quand je l'ai vu, expliqua-t-il par la suite pour tenter de justifier
sa défection, j'ai vu entrer le diable dans ma maison" ! L'anecdote
est drôle ; elle l'est moins lorsqu'elle se reproduit quelques années
plus tard, en Espagne où, alors qu'il a déjà été rattrapé par les démons
de l'angoisse qui devaient, peu après, le mener vers la porte royale
de la Mort, Giauque, croisant pour la première fois sa logeuse, l'entend
s'écrier : "el demón" ! Si la première péripétie engendra toujours chez
lui, même au plus fort de sa maladie, un grand éclat de rire — "Francis
en mouillait sa culotte", se souvient son ami Hughes Richard —, nul
doute que là, assailli par une épouvantable angoisse, il dut en être
affecté, sinon traumatisé.
D'où vient cette
étonnante perception que les autres ont de Giauque ? Bien sûr il y a
ce visage dévasté par une maladie de la peau qui, très jeune, l'avait
à jamais défiguré — "Inutile de dire qu'avec ma gueule je suis scié
ici", écrit-il d'Espagne à son ami et illustrateur Jacques Matthey —,
mais est-ce là l'unique raison ? Après tout, bon nombre d'individus
sont atteints d'une maladie ou d'une malformation sans pour autant faire
figure de démon : au début du siècle, Rémy de Gourmont, "Pape des Lettres
françaises", tout puissant critique du Mercure de France, avait le visage
ravagé par un lupus, ce qui ne l'a pourtant jamais empêché de courir
les salons et les femmes, encore qu'il mit un étonnant acharnement à
tenter de séduire celle, Natalie Clifford Barney, qu'il savait, de toute
façon, imperméable à la séduction masculine. Et l'on pourrait multiplier
les exemples de ce type sans jamais rencontrer un tel phénomène d'effroi.
C'est que, chez Giauque, à la "laideur" du visage se joint, se superpose
l'extériorisation d'un univers intérieur aussi délabré que peuvent l'être
ses traits, univers déchiré par une effroyable angoisse qu'il ne parviendra
jamais à juguler.
La question qui
vient alors immédiatement à l'esprit est : cette angoisse participe-t-elle
de la maladie, générée par elle, ou bien est-elle complètement indépendante,
plongeant ses racines ailleurs ? La réponse n'est pas simple, Giauque
lui-même, dans ses écrits comme dans sa correspondance, donnant toujours
l'impression de relier angoisse et maladie tout en isolant l'une de
l'autre. Toutefois, on peut se risquer à tracer quelques lignes droites
— quitte à les voir se briser en cours de route — reliant les deux phénomènes.
A priori, on pourrait
penser que, pourvu d'un visage rendu disgracieux par la maladie, Giauque
ne pouvait guère espérer séduire les femmes. La conclusion, alors, serait
d'une extrême simplicité : refus des femmes, frustration, angoisse,
désespoir. Or, il n'en fut sans doute rien, du moins les choses ne furent
elles pas aussi simples que cela. Tout laisse même à penser que si Giauque
a connu la frustration sexuelle — et il le dit à maintes reprises —,
elle ne lui a en aucune façon été imposée par un quelconque refus des
femmes, mais qu'il l'a bel et bien cherchée, volontairement ou non.
Adolescent, Giauque
plaisait aux filles. Mais déjà, comme le souligne Hughes Richard qui
fut son condisciple, il "mettait un point d'honneur à ne tirer ni prestige
ni vanité de cette sorte de succès comme si ce qui pouvait se passer
avec elles [...] ne valait pas la peine qu'on leur sacrifiât le meilleur
de nos effusions". Et Giauque, lui-même, avec la remarquable lucidité
qui caractérise ses écrits, explique clairement, dans le compte rendu
de la séance de psychothérapie du 8 mars 1962, son attitude d'alors
:
Très tôt s'est
développé en moi (surtout dans la période qui va de 15 à 18 ans) le
sentiment que jamais je ne parviendrais à assumer une existence d'homme
"normal" [...] Durant cette période se développa également un violent
sentiment d'impuissance sexuelle. Les rapports entre hommes et femmes,
aussi bien sur le plan affectif que sur le plan sexuel, se déroulaient
dans un monde qui me paraissait non seulement étranger, mais inaccessible
(ces sentiments demeurent encore une énigme pour moi). Alors survint
la maladie de la peau, qui me servit de prétexte (un magnifique prétexte
d'ailleurs, car je cessais, sans l'avoir voulu, d'être un homme susceptible
de plaire et d'attirer l'attention). Narcissisme forcené évidemment.
Bref, cet eczéma m'ayant rendu passablement laid, j'avais enfin un
prétexte "valable" pour me sentir à jamais "différent" des autres.
(JE18. Je souligne.) [1]
Tous ceux qui l'ont
connu le confirment, à commencer par Georges Haldas : les femmes n'ont
jamais fui devant Giauque, bien au contraire. Et lorsqu'il écrit, évoquant
sa recherche d'une femme pour mettre en veilleuse cette "envie lancinante
et froide" [2] qu'il a de faire l'amour, "je m'y prends mal, on me repousse
avec mépris" (CDMV44), c'est pour, presque aussitôt, se reprendre et
admettre que l'échec ne provient pas des femmes mais bien de lui : "Je
crois que je pourrais avoir des femmes, mais la possibilité qu'une seule
d'entre elles puisse m'humilier, en me ricanant à la gueule, m'empêche
d'essayer" (CDMV56. Je souligne.) Ou encore, dans la même lettre : "si
je pouvais, ah ! si je pouvais me délivrer de mes obsessions et de ce
fantôme (fantôme réel pourtant) de ma maladie, alors je tenterais quelque
chose" (CDMV55).
Et là est le problème
: d'un côté Giauque admet que sa maladie lui a servi de prétexte pour
se tenir à l'écart des autres et n'avoir pas à plaire ni à séduire ;
d'un autre côté, il reconnaît qu'à cause d'elle il n'ose tenter le moindre
geste de séduction, confessant que ce besoin d'une femme est de plus
en plus violent, encore qu'il soit moins de nature sexuelle que psychologique
puisque, comme il l'écrit à H. Richard, "ce que j'attends d'une femme,
ce n'est pas seulement un corps, mais aussi et surtout un remède à ma
solitude" (ibid.) Toutefois, dans la séance du 1er mars 1962, le voilà
qui se ravise : "le problème de la femme (plan affectif, mais surtout
plan sexuel) me paraît être d'une importance capitale" (JE17) ; et,
dans la dernière séance, celle du 5 avril 1962, il redit que "le problème
de la femme est toujours aussi lancinant" (JE20), même s'il tente de
l'éluder. Comme souvent, Giauque affirme une chose et son contraire.
Ainsi, à s'en tenir aux seules relations de ces fameuses séances de
psychothérapie, le 1er mars 1962 on le voit déplorer que l'expérience
dans laquelle il s'était engagé — la "recherche forcenée de l'auto-sublimation
à travers la souffrance et la solitude" (JE17) — l'ait isolé "complètement
du monde et des hommes", puis, le 8 mars, voilà qu'il semble, comme
on l'a vu précédemment, remercier sa maladie de lui avoir permis de
se "sentir à jamais 'différent' des autres" (JE18) qui, pour lui, demeurent
une énigme : "nous ne parlons pas la même langue", dira-t-il (JE39).
Comment l'homme qui affirme : "il n'y avait en moi qu'une seule certitude,
mais combien forcenée : ma vie devait dorénavant se développer non pas
parallèlement à celle des autres, mais 'en dehors' ou 'contre'" (JE19),
peut-il se plaindre d'avoir été complètement isolé ? Y aurait-il, en
Giauque, un diable combattant l'ange ?
Au fond, il y a
chez Giauque une certaine forme d'impuissance probablement engendrée
par une peur maladive de l'humiliation toujours possible. Ce terme d'humiliation
revient souvent sous sa plume. Constamment il se sent humilié [3] :
"J'ai de plus en plus l'impression qu'on essaye de me posséder pour
m'humilier" (CDMV47). Les médecins l'humilient, devant lesquels il s'agit
de se mettre à nu, ou plutôt de se laisser dépouiller de tout ce qui
pouvait servir de carapace pour affronter la vie et les autres ; médecins
psychiatres entre les mains desquels il faut accepter de s'en remettre,
et "devoir rechercher l'appui des autres m'a humilié au-delà de toute
expression" (JE19), d'où le sentiment d'une profonde agression commise
par eux, ce qu'il ne pourra jamais leur pardonner. Mais les femmes aussi
peuvent humilier, par ce rire qu'elles pourraient opposer à ses timides
tentatives de séduction : "chaque rire de femme / une flèche empoisonnée"
(PS23). D'où, sans doute, cette "vie sexuelle et affective réduite à
zéro" (JE15). Il s'agit, bien entendu, d'une impuissance très relative
[4], psychologique et non pas physique, impuissance qui lui fait avouer
n'avoir "jamais réussi à satisfaire une femme" (JE39).
Toutes les relations
que Giauque fait de ses "aventures féminines" sont marquées du sceau
de l'impuissance : dans "Anne", le plus long texte consacré à la relation
entre hommes et femmes, à aucun moment il n'est clairement dit qu'il
y a eu consommation ; on a plutôt le sentiment que ces deux êtres perdus
se sont un temps accompagnés sans toutefois jamais parvenir à se rejoindre,
et "ne pas pouvoir se rejoindre, voilà l'horreur" (JE26) [5]. Dans "La
Fin", une certaine Anna — dont le lecteur est en droit de se demander
s'il ne s'agit pas de la même femme phantasmée —, elle aussi perdue,
apparaît et disparaît, ne laissant possibles que de timides attouchements.
Et lorsqu'il se retrouve dans une chambre en compagnie de deux prostituées
— vieilles, il est vrai, mais pour un homme qui prétend ressentir cruellement
le manque de vie sexuelle... —, c'est encore "une triste orgie" débouchant
sur "une aube malpropre" (JE38) qui ponctuera ce "haut fait" ; et quand
il les reverra, "plus question de baiser. Nous buvons ensemble" (JE40),
c'est tout. Quant à Anna, "j'essaie de l'enlacer, mais mon regard croise
le sien et mes bras retombent" (ibid.) : encore et toujours cette peur
de l'humiliation qui revient, comme un empêchement permanent. Pour lui,
il n'est de paix possible nulle part, même pas entre les bras d'une
femme :
ce n'est pas
la paix ce n'est jamais la paix nulle part ni dans la chambre close
ni sur le lit défait qui ressemble soudain à un piège où la mort assemble
les pièces de son misérable échiquier (TD75)
Au bout du compte,
la solitude et le regret : "S'il y avait en moi quelque chose de fort,
quelque chose qui justifie ma vie (une femme, la poésie, que sais-je
?), je pourrais passer à travers toutes ces conneries avec béatitude
[...] Mais il n'y a rien. Zéro" (CDMV28), "Solitude du coeur [...] de
l'esprit [...] des sens" (CDMV36). Comme l'observe René Pons, Giauque
est "un implosif [...] un homme qui piétine sur place, tête basse, accablé
[...] se heurte au mur de la souffrance sans parvenir à le franchir".
Face aux femmes, il observe la même attitude, maudissant ce qui l'empêche
d'aller vers elles, mais impuissant à lutter contre cela, à dépasser
tous les empêchements qui, à en juger par le comportement des femmes
envers lui, n'étaient pas insurmontables.
Si Giauque a pu
épouvanter l'homme d'Eglise ou sa logeuse espagnole, lui aussi, à son
tour, a pu être horrifié par le visage des autres : "La lumière me fait
peur [6]. Les visages aussi qui ne semblent être là que pour m'épouvanter"
(JE23). Comme si les autres, dans la banalité de leur prétendue normalité,
étaient aussi épouvantables que lui, en tout cas guère plus rassurants
pour lui qu'il ne l'était pour eux.
Ce visage que les
autres repoussent, y compris — surtout — à force de le scruter comme
un objet insolite et repoussant, Giauque l'exècre : "cette sale gueule
bouffie, cette peau couleur de poussière [...] J'aurais voulu me jeter
contre les murs, sentir le sang ruisseler sur mon visage" (JE39). En
somme, le lacérer pour rendre le délabrement encore plus évident, plus
manifeste ; pour, par cette lacération volontaire, escamoter ce visage
qui semble appartenir à un autre :
ces yeux ce visage
ce rictus pas moi un autre un étranger un malade bien sûr ils l'ont
tant répété les lâches (TD77)
Évidemment Giauque
maudit les miroirs qui lui renvoient une image douloureuse : "miroir
brisé / en mille facettes / maculées de sang" (TD28). Briser le miroir,
lacérer le visage, une même obsession le hante : abolir la souffrance,
ce à quoi il ne parviendra qu'en franchissant "la porte royale de la
Mort". Pour lui, tout est miroir, tout est souffrance. Une souffrance
double, psychologique bien entendu, mais aussi physique ; une souffrance
qu'il évoque à plusieurs reprises dans ses lettres : "Mon visage me
fait souffrir du matin au soir" (CDMV41), "mon visage me fait constamment
souffrir, brûlures, tiraillements" (CDMV43), etc. Et la souffrance psychologique
est telles que, parfois, se réveille "un vieux désir de meurtre" (JE33),
"ma vieille obsession. Il faudra bien qu'un jour je finisse par assassiner
quelqu'un. Il me semble que cela me soulagerait" (JE41). Car chez lui,
la haine, le ressentiment est le contre-coup de la souffrance : "il
suffit que ma chair s'épanouisse en jolies petites fleurs purulentes
pour que renaissent les vieilles haines, les vieilles rancoeurs" (CDMV46).
Pour Giauque, pour
celui qui souffre, tout est miroir de la souffrance, à commencer par
le regard des autres, sans nul doute le plus cruel, porteur d'une intolérable
inquisition à la manière de "ces flics qui te dévisagent d'un air inquisiteur"
(CDMV51), un regard qui engendre l'angoisse chez celui qui se sent transpercé,
même par les yeux d'une femme : "mon angoisse qui trouve son aliment
/ dans l'iris de tes yeux" (TD31). On pourrait, pour évoquer ce regard
inquisiteur de l'autre, reprendre le beau mot de Michaux qui, lorsqu'il
voulait suggérer un regard à ce point prolongé qu'il pénètre l'intérieur
de l'être, parlait de regardement. Or, tout regardement est porteur
de violence, tout regardement viole l'intégrité du moi : ce n'est plus
alors le seul dehors qui est observé, la seule parure de l'être, mais
l'être intime qui est ainsi mis à nu, disséqué ; et Giauque, dans son
"Fragment d'un Journal d'enfer", évoque "ces regards qui nous déshabillent
l'âme" (JE53). Et lorsqu'ils déshabillent l'âme, que dévoilent-ils ?
que sont-ils ? sinon le "miroir de mon dénuement" (TD73).
Constamment agressé
par le regardement d'autrui, Giauque savait que "nos visages captifs
/ de la lourde étreinte des profondeurs" (TD69) sont le reflet fidèle
de cette lutte, de ce combat terrible qui ravage l'être. Parce qu'il
n'était pas capable de revêtir un masque — encore qu'aucun masque, si
parfait soit-il, ne puisse taire l'être qu'il a charge de dissimuler
—, on s'effraya de voir transparaître sur son visage et dans son regard
cette épouvantable angoisse que d'aucuns prirent pour la manifestation
d'une puissance démoniaque. Pourtant, ni ange ni démon, Giauque fut
tout simplement un homme. Et si l'on veut absolument qu'il ait été un
démon, on pourra toujours voir en lui l'ange révolté contre Dieu à qui
il ne demandait "que le repos / et le pouvoir d'aimer en liberté" (TD43),
ce qui lui sera toujours refusé ; alors lui, il se fait démon pour hurler
sa colère, son ressentiment :
aujourd'hui j'espère
férocement que tu existes afin qu'un jour je puisse te cracher à la
gueule librement (TD43)
NOTES (1) Les oeuvres
de Giauque, suivies de la pagination, sont référencées comme suit :
JE : Journal d'enfer et poèmes inédits (Papyrus, 1984) ; TD : Terre
de Dénuement (éd. de l'Aire, 1980) ; CDMV : C'est devenu ça ma vie (éd.
Hughes Richard, 1987) ; PS : Parler seul ("Nouvelle jeune poésie", Genève,
1959). (2) Notons bien : "envie lancinante et froide" ; or, qu'est-ce
qu'une envie froide, sinon une envie qui n'a guère envie de se concrétiser,
ou plutôt qui a peur de franchir le cap. (3) Quand il résume sa vie,
Giauque parle "d'existence vouée à l'échec et à l'humiliation" (JE53).
Néanmoins, il concède aussi avoir tout fait pour connaître échec et
humiliation : "à partir du moment où j'ai compris que je ne m'accepterais
jamais, j'ai cherché dans ma vie toutes les occasions de m'humilier,
de m'avilir, de descendre aussi bas que possible dans mon abcès" (CDMV73).
(4) Encore qu'une phrase laconique du "Fragment d'un Journal d'enfer"
puisse laisser planer un doute : Giauque, avec la violence verbale qui
caractérise certaines de ses pages, évoque "ces couilles inutiles enfin
écrasées" (JE48). (5) La phrase est à double sens, bien évidemment :
elle implique aussi l'impossible unité de l'être qu'ont douloureusement
vécue avant lui Artaud et Pessoa : "Il n'y a plus, écrit Giauque, aucune
heure de la journée où je sois vraiment en possession de mon 'moi'"
(CDMV52). Dans "Labyrinthe du désespoir" (in Parler seul, 1969), il
évoque déjà cette dépossession de soi : "Assister impuissant et lucide
au démembrement de son âme, s'échapper à tous les degrés. Ne plus s'appartenir".
(6) Giauque, sans doute tout autant pour ne plus se sentir agressé par
la foule que pour passer le plus inaperçu possible, ne sortait plus
que la nuit.
Début :Patrick
Krémer Né à Liège en 1955. Écrivain. Fondateur de la revue Courant d'Ombres,
il a collaboré à de nombreuses revues. Prépare un recueil de nouvelles
(Grandeur défunte) et un essai sur le mysticisme de Michaux. À paraître
: Histoires de l'homme, récit (L'Escampette, 1996).
Écriture
et normalité
Je suis avec vous
angoissés
garrottés
au fond des geôles
de
la disgrâce
je
suis avec vous (TD44)
Par
son suicide, Giauque a mis le dernier mot à son oeuvre ; qui dès lors
est close. Fermée sur elle-même, elle refuse toute intervention. Chercher
à l'organiser, à la délimiter , à la rendre compréhensible, acceptable,
c'est participer à une opération de récupération. On peut toutefois
essayer de parler autour de cette oeuvre, tenter de lui chercher quelques
explications circonstancielles.
Situation
de production
Il
y a d'abord ce pays, la Suisse ; qui lui faisait horreur. Giauque n'y
a pas trouvé d'interlocuteur autorisé, pas de répondant intellectuel
; il n'a pas eu la chance de ce lecteur privilégié que Rivière a été
pour Artaud ; qui acceptait d'entrer en discussion, essayait de comprendre,
dans la relative indépendance commerciale où l'édition se trouvait alors.
Il n'a pas eu le confident, le soutien tutélaire qu'a pu être Gustave
Roud pour Philippe Jaccottet, pour Maurice Chappaz. Il lui a manqué
la compétition, l'émulation, qui lui aurait permis de se situer. Ecrivant,
venant d'une province qui n'en était pas encore une et où la tradition
littéraire était moins développée qu'ailleurs, où trouver l'éditeur
qui aurait permis à cet être en "disponibilité de poésie" de marquer
d'un repère son passage, d'avancer, de se dépasser ? qui lui aurait
assuré ce peu de reconnaissance indispensable à la création dont parle
Ramuz ; qui aurait brisé sa solitude. La solitude l'a rendu à la fois
farouche, orgueilleux ; et timide, incertain, d'une excessive modestie
; à défaut de moyens d'expression, sa parole s'est intériorisée, refermée
sur elle-même (Parler seul), faite de plus en plus rare (Terre de Dénuement),
répétitive. Du côté de la réception, c'était la méfiance par rapport
à toute production autochtone : il aurait fallu partir, comme Blaise
Cendrars, Ella Maillart, et Nicolas Bouvier.
Dans
ce monde clos, Giauque a fait l'expérience des limites ; pas dans le
sens d'une extension de soi, mais dans le sens d'une involution, d'un
renfermement ; la spirale qui aurait pu s'épanouir s'est faite vrille
pour pénétrer de plus en plus profondément en lui, dans la souffrance,
la cruauté, jusqu'à l'autodestruction.
A cette
situation, s'ajoute l'insécurité de la langue ; le Suisse romand est
Français "à demi". Il n'a pas conscience de partager entièrement l'histoire,
la culture de la France ; il est toujours un peu de l'autre côté ; on
le lui fait sentir, il le ressent ; il n'atteint que par les textes
une communauté d'expérience ; et il les prend trop au sérieux, au pied
de la lettre. Sa langue est souvent empruntée, hésitante, en recherche
de justifications ; il a honte de la montrer ; cela aussi la rend rare.
Giauque n'est pas à l'aise dans la langue : il est pris par les conventions
; sa langue est d'un autre âge; il n'ose pas innover, y mettre du sien,
comme ces écrivains qu'il aimait : Céline, Queneau, Beckett. Ce manque
de sûreté, de confiance retarde la croissance, la maturation ; c'est
comme si son art ne parvenait jamais à l'âge adulte.
Autre
élément de marginalisation : Giauque perturbe les critères de l'art
; il se situe à la limite de l'art ; ici aussi dans les marges. Devant
une production de ce type, le bourgeois engoncé dans "l'hypocrisie et
le confort intellectuel" (JE 60) refuse de comprendre ; il éprouve la
honte, "la sensation physique d'une imposture" ; une telle oeuvre lui
est objet de scandale, il la rejette, et exclut son auteur : purification
de la cité ; la société appartient à ceux qui décident. Que peut le
poète dans une société qui a confisqué le langage, tous les langages,
à son profit ; que peut la parole rare d'un poète face aux tonnes de
papier que déverse le pouvoir pour empêcher les gens de penser ?
Au
poète est réservé le maquis. Giauque est en état de résistance passive.
Pas seulement contre la société, mais contre lui-même ; lui qui aspire
à la liberté il a l'impression de vivre dans un territoire occupé ;
dépossédé de lui ; possédé par des forces qui le dépassent, qui lui
sont antérieures : prisonnier de sa mère qui subvient à ses besoins,
prisonnier de son milieu, prisonnier de son passé ; quand il prend conscience
de son état, il utilise un vocabulaire guerrier ; quand l'ennemi lui
paraîtra trop fort, il n'aura plus le choix que de la reddition ou de
la mort.
Le
jeu, l'oubli, le pardon Peu à peu s'est installée en Giauque l'évidence
de l'incommunicabilité : il n'y a "plus de communication possible avec
les autres" (JE48) ; personne ne peut le comprendre, sauf sa mère, parfois
certains amis. Il oublie qu'il est un homme, et qu'à ce titre il partage
avec beaucoup d'autres hommes "l'universalité du désespoir" ; il ne
met pas en doute que sa souffrance dépasse toute souffrance ; que son
destin est unique ; il refuse d'être réduit à l'état commun, d'être
un parmi les autres. Alors, il devient désespérément sérieux ; il prend
tout au sérieux : la vie, les idées, la poésie ; il n'a pas le sens
du dérisoire ; il va naturellement vers le tragique, oubliant que tout
peut se transmuer jusque dans son contraire ; il est du côté de Beckett
et non de Ionesco.
Il
lui manque la double ironie envers soi et envers la vie. Il ne sait
pas ruser : il aurait l'impression de tricher ; il n'a pas la vertu
du badinage de Giraudoux ; il lui manque la savante légèreté de Queneau,
de Michaux. Il ne voit pas que les mots ont leur pente, leurs faiblesses
; qu'on peut les faire glisser les uns sur les autres, les renverser,
les triturer, déverser le poison que certains contiennent dans d'autres,
indéfiniment jusqu'à trouver la juste dose homéopathique qui donnera
l'apaisement ou l'excitation propice à la création. Il ne voit pas que
la langue est un exorcisme ; que la souffrance n'est qu'un mot parmi
les autres; qu'il est possible de lui échapper par des glissements,
des homophonies, des dérivations ; que les mots peuvent dégrader la
souffrance, la faire reculer, culbuter, la ridiculiser ; que le mot
croix peut devenir imperceptiblement voix, boit, bois, doit, doigts,
toit, toi... ; ignorant des règles du jeu ; inapte au jeu ; il ne voit
pas qu'un signe peint ou un mot, plutôt que de reléguer le désespoir
peut s'en faire le pendant. Le rire avec les années perd sa fonction
thérapeutique, sa fonction d'ascèse, pour devenir une atteinte portée
contre lui.
Il
ne sait pas utiliser son expérience de la douleur pour en faire, comme
Artaud, un matériau de création, pour en faire un objet concret de connaissance
et de dépassement ; il est lucide, mais pas pour transcender, seulement
pour voir, subir, souffrir ; s'il demande de la drogue c'est pour une
utilisation fonctionnelle, pour apaiser une souffrance réelle, non pour
faire des expériences et aller plus loin dans la connaissance de soi
; il ne voit pas que le malheur est une illusion, comme le bonheur,
un thème littéraire, une occupation, une raison de vivre, que la mort
est une occasion de vivre ; que "dans le désespoir le mourir se change
continuellement en vivre" ; il n'arrive pas à se distraire, à se divertir
de lui-même ; il y a quelque chose en lui de buté, d'obsessionnel.
La
troisième personne On ressent chez Giauque une crispation sur le réel,
le vécu : la maladie est toujours la maladie ; l'obscurité, l'obscurité
; le suicide signifie le suicide ; sa poésie est diagnostique, elle
copie la réalité ; elle est rarement une transposition ; il y a chez
lui un minimum de mise en forme ; il veut rendre au plus juste une expérience.
Tout
ce qu'il écrit s'organise autour de lui, et naturellement de sa souffrance.
Il n'accède pas à la troisième personne, à la distance, à l'objectivité,
à la superbe impassibilité de Flaubert. Le choix qu'il a fait de la
poésie favorise et renforce cette hypostase du"je". Anne était la chance
d'un récit à la troisième personne ; or dès le départ le "je" s'impose
; Anne est reléguée à l'arrière-plan; elle n'est plus qu'un objet d'apostrophe,
un faire-valoir. Giauque a constamment besoin d'un "tu" à montrer du
doigt : le Seigneur (TD,43), les malades, sa propre angoisse (TD,19)
; le suicide sera aussi une sorte d'invective, de revanche : contre
lui, contre ceux qui n'ont rien pu faire pour lui, contre la vie, contre
Dieu. Roud avait compris que ce centrage de tout le texte sur soi était
un danger pour soi-même et pour l'oeuvre : il a choisi pour se dire
la médiation des choses et des êtres.
Dualisme
et alternance Giauque est divisé contre lui-même ; il se trouve au centre
d'une contradiction typique de la société qui produit le pour et le
contre : l'alcool et son interdiction, la vitesse et sa sanction, la
richesse et la pauvreté, le désir et l'impossibilité de le satisfaire,
la paix et les instruments de la guerre. Son moi apparemment survalorisé
est en fait victime d'un modèle social.
Il
est pris entre un passé enfantin, d'où il a été chassé, un passé récent
qui lui est odieux et un avenir qui est un gouffre ; entre l'ici et
l'au-delà, la vie et la mort. Il est pris entre le monde extérieur et
son monde intérieur, tous deux hostiles ; entre les deux pas de limite
si ce n'est une mince vitre, comme au début d'Alectone de Crisinel.
En Espagne l'extérieur et le passé atteignent son intérieur et son passé
sans qu'il puisse réagir : sa souffrance devient la souffrance de tout
un peuple (JE,78) ; il réagit de même face aux camps de concentration,
aux guerres ; à l'hôpital, il observe les autres malades ; il est parmi
eux, mais pas eux : il se situe entre eux et les médecins qui le soignent
et lui demandent de collaborer pour normalises son moi.
Giauque
ne parvient pas non plus à faire la séparation des contraires. L'alternance
est remplacée par la simultanéité d'états contradictoires : on passe
sans transition, par superposition, du jour à la nuit et inversement;
le ver dans le fruit pourrit le fruit entier ; la conscience de la fin
fait que ce qui commence est déjà fini ; de la vie à la mort pas de
frontière, puisque la mort est dans la vie ; sa conscience du temps
est perturbée : pas de d'abord et d'ensuite; il ne croit pas en la parole
de L'Ecclésiaste. Il ne réserve pas leur place aux choses ; toutes se
confondent dans l'ennui ; or même dans l'entre-dévorement, chaque élément
vit jusqu'à sa propre limite ; et l'unité du vivant se fait dans le
mouvement, l'équilibre des contraires, dans la reconnaissance de la
différence. Cet absolu qui le pousse à refuser l'espace et le temps
humains l'empêche de jouir de l'instant, d'accepter le relatif ; l'interdit
est produit en même temps que le plaisir ; si bien que Giauque se sent
puni avant même d'avoir fauté ; pas d'autre solution que de hâter la
conclusion : le suicide. Une grande partie de la poésie de Giauque fonctionne
sur la suppression réciproque des contraires, à l'aide d'opérateurs
négatifs qui lui sont constitutifs.
La
malédiction, la maladie, la mort L'idée de faute, de punition, de damnation,
est à la base de son oeuvre. Giauque est persuadé que pèse sur lui une
malédiction ; il est dévoré par la culpabilité, par l'idée d'une faute
antérieure à expier, d'une faute que seul le don de sa vie rachètera
: la faute d'être né. Cette attitude ne lui est pas propre ; on la trouve
chez de nombreux écrivains romands ; elle peut avoir une cause objective,
étant liée par exemple à l'homosexualité comme chez Gustave Roud, Edmond-H.
Crisinel, Jean Clerc dont les écrits ont parfois la tonalité de ceux
de Giauque. Plus généralement, elle est la matérialisation de la situation
d'humiliation et de marginalité dans laquelle une société plus ou moins
puritaine et hypocrite tient ces écrivains ; trop sensibles, trop "doués
pour la souffrance", ils assument l'image que la société se fait d'eux
et ils ont tendance à se catégoriser comme poètes maudits ; ils développent
envers eux la même attitude de rejet, de mépris que celle où les tient
la société. Ils n'ont pas le recul nécessaire pour contester l'idée
de normalité qui leur est imposée par la société et revendiquer leur
droit à vivre leur propre normalité.
Suite
naturelle, ils se retrouvent parmi les déviants, les malades, les fous
: le traitement psychiatrique auquel se soumettent Giauque, Crisinel,
est l'acte de punition qu'ils s'infligent pour reconquérir une normalisation
impossible, la réintégration, sinon la reconnaissance sociale. A l'hôpital,
Giauque se conforme à l'image que l'on se fait de lui : il reprend docilement
les termes du médecin, il accepte son diagnostic, se l'applique, s'y
plie: "ma névrose" (JE,20) ; s'il résiste c'est malgré lui, par habitude
de passivité.
La
maladie relayant la création, le poète est réduit au silence. Incapable
essentiellement de la guérison qu'on lui demande, sa seule issue est
la mort volontaire. Giauque s'est préparé depuis longtemps à l'idée
du suicide ; il s'en est fait le prophète, il s'en fera l'exécutant
; la société pourra s'en laver les mains. Il hésite un moment sur la
forme que prendra ce suicide qui viendra authentifier son oeuvre : revolver,
train, pont, puits, noyade. Sa parole encore une fois est atrocement
sérieuse : il a annoncé sa mort aux autres, il s'en est fait la promesse
à lui-même à la suite de la disparition de sa mère. Ici encore, il manque
à Giauque d'avoir fait de son suicide la réalisation, l'accomplissement
final d'une oeuvre personnelle... à moins qu'on accepte l'idée qu'il
avait conscience que le suicide parferait l'image de poète maudit qu'il
avait fini par devenir, qu'il savait que le public se nourrissant de
la mort des poètes c'était de cette façon que son oeuvre lui survivrait.
In
memoriam Giauque a fait l'expérience de la souffrance, du malheur, de
l'exclusion. Il est le porte parole de tous les "parias", de "tous ceux
en dérive" (TD,73) qui se sont donné la mort, qui se donnent la mort
aujourd'hui, pour qui la poésie était le seul, le dernier moyen d'expression
; l'oeuvre de Giauque rachète leur oeuvre anonyme, entièrement disparue
; qui ne fera jamais l'objet d'aucun discours.
Début
:Gabriel Boillat Né en 1944. S'intéresse à la production littéraire
française et suisse du tournant du siècle. Gabriel Boillat est décédé
peu après la parution de ce numéro.
Une
énigme meurtrière
Si
paradoxal que cela puisse paraître, tout, dans le destin tragique de
Francis Giauque, à travers ses horreurs et les complications inhérentes
à ces horreurs, est simple. Je veux dire que ce mal qui s'est abattu
sur lui vers la fin de son adolescence, sous forme d'une angoisse littéralement
crucifiante et qui est venu à bout de lui peu après la trentaine, ce
mal, nul n'a pu — médecins, psychologues, psychiatres, ses proches et,
le pire, lui-même — en déceler la nature non plus que l'origine. Tout
donc est resté, pour lui, et jusqu'à la fin, une énigme meurtrière.
Nous
autres ses amis, ses compagnons, et lui-même encore une fois, n'en avons
perçu que les effets. Dont l'hyperangoisse que nous avons dite ; l'obsession,
dès la vingtième année, du suicide ; l'incapacité de travailler pour
gagner sa vie, et ce en dépit d'efforts répétés, courageux, désespérés
pour s'intégrer socialement ; les difficultés qu'on imagine pour établir
avec autrui des rapports pas trop conflictuels ; l'infernale souffrance
qu'il devait, jour à jour, heure à heure — je n'exagère pas — endurer
jusqu'à épuisement ; sa révolte contre un sort qu'il considérait comme
éminemment injuste : "Pourquoi est-ce que cela est dévolu à moi, et
pas à un autre ? Qu'ai-je fait pour récolter cela ?" ; de fréquents
passages dans les cliniques psychiatriques : insuline, électrochocs,
cures de sommeil, etc. ; sa relation orageuse, ponctuée d'échecs avec
les femmes, dont lucidement il se jugeait responsable (car lucide —
ce qui ajoutait au désastre — il l'était plus que tout autre) ; ses
rapports non moins difficiles avec ses parents : un père incompréhensif
et une mère d'une sollicitude et d'un dévouement véritablement castrateurs
: "Je voudrais — me disait-elle un jour — dormir dans la même tombe
que lui" ; l'indifférence enfin de la plupart, quand ce n'était pas
l'hostilité ou le sarcasme, dû à l'ignorance de ce que pouvait être
un tel calvaire, et considérant ce garçon jeune encore et vigoureux
d'apparence (il avait été, dans sa prime jeunesse, plein d'allant et
sportif) sinon comme un simulateur, du moins comme un feignant : "Allons,
allons, un peu de volonté etc." Ô les braves gens. J'ai dit cela en
son temps. Signalant en outre que la somme catastrophique de tranquillisants
qu'il absorbait s'accompagnait d'une non moins catastrophique consommation
d'alcool, mais dont la particularité — qui mérite hautement attention
— était que, loin de l'exciter ou de le mettre dans un état second,
elle le rendait calme, au contraire, et pondéré dans ses propos, le
soustrayant à cette angoisse qui, ordinairement, comme une pieuvre,
lui dévorait les entrailles : "Dire que je dois avaler tout ça — une
quinzaine de Ricard, parfois en une journée ou finissant, chez des amis,
quand manquait le vin, par boire l'Eau de Cologne aux toilettes — pour
retrouver un état à peu près normal". Ce qui était le cas.
Trois
caractéristiques encore à retenir, ici, dans son comportement. Tout
d'abord Francis Giauque éprouvait une sorte d'animosité confinant à
la haine parfois, envers les gens dits "en santé". Faux-frères à ses
yeux. Ses frères véritables étant, pour lui, dans le passé, les écrivains,
poètes, artistes qui s'étaient suicidés — Nerval, Van Gogh, Crevel,
Pavese — ou dont l'esprit avait sombré: Artaud entre autres. Et, parmi
les vivants, ceux qu'il avait côtoyés dans les cliniques psychiatriques
et qui partageaient avec lui une misère sans issue.
Second
point : son unique recours contre une aussi implacable adversité étant
les poèmes qu'il parvenait quand même à écrire. Et qui sont, à vrai
dire, des cris et des imprécations plus que des poèmes. Mais d'une telle
intensité, et authenticité, dans l'atroce, qu'on ne pouvait qu'en être
impressionné. Dont ce recueil au titre qui, en sa sobriété, résume tout
: Terre de Dénuement. Qui est, pour ainsi dire, sa carte d'identité
posthume.
Dirai-je
enfin que cet ami à la voix monocorde et lasse, et très soigné de sa
personne, était le plus souvent d'une douceur étrange (celle, notait
Baudelaire, des "maudits"). Et qu'il y avait chez lui, par moments,
quelque chose d'enfantin, de préservé même dans la confiance qu'il vous
témoignait. Et dans son amitié. Contrastant avec la violence, à d'autres
moments, de sa révolte. Au sein de laquelle il ne pouvait même pas s'en
prendre à un Dieu auquel il ne croyait pas (du moins disait-il). C'est
le nom de ce Dieu, en fait, qu'il invectivait plus encore que son être,
si on peut dire. Suprême et dérisoire épreuve que cette absence, pour
lui, d'une cible essentielle. Que faire, en effet, d'un Dieu inaccessible
par inexistence ? Aussi est-ce au néant — à une chute dans ce qu'il
croyait être le néant — qu'il en appelait. Trois tentatives de suicide.
A la quatrième — noyade — il ne s'est pas manqué.
Une
chose est certaine : l'origine inconnue du mal qui torturait Francis
Giauque, nous renvoyait à celle, non moins inconnue, du Mal. A la terrible
question du pourquoi le Mal en ce monde ? A quoi il n'y a pas, humainement,
de réponse. Et qui ne rendait que plus cruelle l'impuissance où on se
trouvait devant notre ami. De ne pouvoir lui apporter un quelconque
soulagement. Ce que, vous regardant bien en face, il ne savait que trop.
Tout en vous laissant entendre, par d'imperceptibles signes, qu'il était
malgré tout sensible — si inefficace apparemment fût-elle — à votre
présence auprès de lui.
Début
: Georges Haldas Né en 1917 à Genève. De père grec et de mère suisse-française
(une partie de l'enfance en Grèce). "Je ne suis ni tout à fait grec
— a-t-il coutume de dire — ni tout a fait suisse-français. Ma patrie
c'est la relation." D'où ce sens de l'autre, chez lui, primordial. Auteur
d'une trentaine d'ouvrages : poèmes (dont La blessure essentielle) ;
chroniques (dont Boulevard des Philosophes) ; et ces carnets de notes,
jour à jour, constituant un ensemble intitulé L'État de Poésie (dont
Rêver l'aube). Trois registres bien déterminés, mais, de toute évidence,
émanant d'un foyer commun.
Giauque
vers la fin des années 50
C’est
sans doute en 1957 que j’ai rencontré Giauque. Je l’ai un peu fréquenté
entre 57 et 59. Et encore !… Vaguement ! On a un peu causé, on a probablement
descendu quelques canettes et puis voilà ! Il comptait quatre années
de plus que moi. À l’époque, j’étais un petit jeunot, bien gentil, bien
naïf. Je faisais commis de librairie à Neuchâtel, en Suisse, je lisais
des surréalistes, du Sartre aussi ; et tout et tout. Quelle salade !
C’est par Richard, Hughes Richard, client de la boîte où je marnais,
que j’ai rencontré Giauque. Richard, à l’époque, déjà il travaillait
la poésie. Il a continué. Je pense qu’il a dû se pointer avec Giauque,
un jour, et c’est ainsi que j’ai fait sa connaissance. Je ne me souviens
pas des détails, forcément, avec tous ces siècles qui ont passé depuis.
Pensez ! 1957 ! La préhistoire, pour tout dire.
N’empêche,
moi qu’étais branché artistique, à l’époque, voilà que je connaissais
deux poètes, coup sur coup. J’étais flatté, honoré. Avec mon grand copain
L’Eplattenier, devenu écrivain par la suite, quand Giauque et Richard
nous serraient la louche, on montait direct sur l’Olympe. Quand on éclusait
une chope avec eux, on sirotait de l’hydromel
Par
contre, je ne peux vraiment pas me souvenir de quoi on causait, avec
ces deux oiseaux. C’est principalement Richard, sans doute, qui conduisait
la jactance. Avec L’Eplattenier, on écoutait : Cendrars, Tzara, Reverdy,
Cousin, Pichette, tutti. On apprenait. Giauque, lui, c’était surtout
des silences. Et puis des borborygmes. Ça nous suffisait. Je devinais
tout de même, va savoir comment, que Giauque, lui, naviguait dans des
désespoirs, des noirceurs ; même s’il ne pleurnichait jamais. Jamais.
Je trouvais, je crois, cela assez attractif en quelque sorte : ma naïveté
d’alors, n’est-ce pas ?
Puis,
au printemps 1959, Richard est venu déposer, à la librairie, une pile
de la première plaquette de son copain Giauque : Parler seul. J’en ai
mis en vitrine, j’en ai acheté un exemplaire. Je me souviens bien de
:
pour l’affamé
qu’une lame aiguë déchire au ventre..
j’appelle vivre
ces deux mains affûtées aux arêtes tranchantes du couteau qui s’abat…
C'était donc ça,
Giauque ! Ça faisait mal, ça frappait, coupait ! D'emblée, on voyait
qu'il ne donnait pas, Giauque, dans la décoration, bip bip, fleurette,
nichons, falbalas et verveine. Ah que non ! Je l'ai toujours chez moi,
la plaquette à Giauque, bien jaunie, un peu tachée. Mais ses vers, gravés
à l'eau de feu, eux, ne s'altèrent pas avec les ans.
Ensuite, j'ai quitté
la librairie. En été 1959, ils m'ont ramassé dans l'armée suisse. Canonnier
D.C.A.; tout un programme. Un dimanche soir, en fin de perme, et de
cela je me souviens précisément, je dois changer de train à Yverdon
pour aller retrouver mes canons. C'est la seule fois où je passe par
cette ville. D'habitude je prends un autre itinéraire. Et là, il y a,
mettons, un quart d'heure d'attente. Je sors de la gare ; sur la pelouse
: une fête foraine. Carrousels, orgues de Barbarie, auto-tampons, train
fantôme, tire-pipes et toutes ces incomparables attractions. J'y fais
un tour et je tombe sur mon Giauque. Je le revois encore. Tout en noir.
Avec sa barbe et ses crins en brosse. Il accompagne une jeune dame :
sa frangine.
"Salut Giauque
!" j'y fais. Tout content, vu que Giauque, c'est vraiment l'antithèse,
l'opposé de tout ce riquiqui militaire qui m'attend. Ça me fout un petit
coup d'hyper-civil supplémentaire, pourrait-on dire. "Salut !" qu'il
me répond, Giauque. Et, me voyant dans mon costard vert-de-gris, calot,
baïonnette et toute la panoplie, il ajoute : "T'en as de la chance,
moi, ils m'ont pas voulu !"
Bien entendu, il
disait ça avec dérision, mais, encore aujourd'hui, je pourrais jurer
qu'il ne se payait ma fiole. Je lui ai demandé ce qu'il foutait là,
à Yverdon. Il m'a dit qu'il était aussi de sortie, en quelque sorte,
et qu'il allait également devoir bientôt regagner son poste : à la maison
des fous. C'est comme ça qu'on disait en 1959. Actuellement on appelle
ce genre de truc : "H.P." C'est du pareil au même ; pire, sans doute.
Bon. On s'est serré la raquette, lui, moi, sa soeur et basta ! Je ne
l'ai plus jamais revu après 1959, le Giauque. Là, vers les manèges,
les montagnes russes, à Yverdon, c'était la dernière fois.
Je suis bien content
que mon ultime vision de lui prenne place au milieu des attractions
foraines vu que Richard (le seul type qui ait vraiment connu notre homme),
plus tard, m'a appris que Francis était un dingo de ces ambiances-là.
Et qu'il avait même écrit un texte intitulé : "Fête foraine".
Après, j'ai quitté
Neuchâtel. J'y refaisais cependant parfois une petite pistée. Par-ci
par-là, L'Eplattenier et Richard me causaient un peu de Giauque : ça
n'allait pas fort pour lui.
Après la mort de
sa maman, il a encore zigzagué quelques mois et, en 1965, s'est balancé
dans le lac : il pouvait plus continuer. C'est par une lettre de mon
pote L'Eplattenier — qui lui aussi s'est fini, mais à la bibine et à
la solitude — que j'ai dû apprendre ce départ. Depuis... je suis encore
sur cette planète. Richard aussi. Parfois, quand on se revoit, il nous
arrive d'évoquer Giauque. De tous ceux qui ont croisé son chemin, personne
n'a pu l'oublier.
Tout ce que je
peux dire, moi qui, en fait, l'ai si peu connu, c'est que sa "poésie"
frappe toujours autant. Droit ! Direct ! Au plexus ! Au-delà des faillites,
des ténèbres, des soi-disant faiblesses de son parcours, Giauque c'est
une sorte de Joe Louis. Les guirlandes, le baratin, l'esbroufe, décidément,
c'était pas son projet.
"Poète maudit"
? Ouais ! Pas plus maudit, en somme, que nous tous qui nous sommes faits
blouser par le boulot, les impôts, les intellos, les fachos, les gauchos,
les élections, les mafias, les kapos, les ordinateurs, les technocrates,
les idéologues, les menteurs, truqueurs, hypocrites, sycophantes, faux-culs,
lèche-bottes, marchands de soupe, péteurs plus haut que leurs miches
de tous poils et acabit. Tchao Giauque ! Mine de rien, j'en démords
pas, à ta façon, t'étais bien vigoureux.
Je te revois, rue
des Moulins, avec Richard, par un novembre nocturne. Vous marchez, penchés
en avant sous la bourrasque. Surtout, je te revois à la fête foraine,
avec ton air perdu et féroce, t'éloignant dans cette nuit si triste
des dimanches soirs, quand tournent les chevaux de bois désertés.
Rejoignant ma caserne,
moi aussi — et plus que toi peut-être — j'étais fait comme un rat. Allez
! Tchao Giauque ! Ah ! encore ceci ! Je me souviens que t'aimais beaucoup
Emmett Berry. Moi aussi. Emmett Berry, ça tient bien la route, je trouve,
on a beau dire.
Début: Denis Bubloz
Né en 1938 à Neuchâtel. Au lycée, cancre exemplaire. Pratique le métier
mal payé de commis de librairie. Sa plus grande fierté : avoir été,
durant presque un an, ouvrier agricole salarié, reconnu comme relativement
efficace par des "vieux de la vieille". Outre le boulot, ils lui ont
appris, sans paroles, que le baratin égale zéro. Son plus grand regret
: n'avoir pas été le plus grand batteur blanc de l'histoire du jazz.
Aime les animaux, les chats surtout.
Le
dialogue rompu
Évoquer le poète
Francis Giauque implique une résonance telle de ce que peut être la
souffrance, jusqu'où elle peut nous mener, que je ne puis que reconnaître
mon impuissance, souffrir de cette impuissance.
Lorsque dans les
années 60 Francis Giauque venait me voir à Hermance, au bord du lac
de Genève, où j'habitais, et que j'essayais vainement de l'aider à dépasser
sa terrible dépression, sans trop y croire, tant son angoisse le tenait
dans ses tenailles ; j'avais devant moi un ami dont le silence et la
solitude m'étaient une barrière difficilement franchissable. Mes mots
ne servait à rien. D'ailleurs n'avait-il pas écrit : "A quoi servent
les mots ? A rendre l'abîme plus infranchissable."
Ce jeune poète était
fait d'une pure révolte, il n'acceptait pas le monde de ses semblables,
les médias n'étaient que médiocrité, il refusait de se laisser platement
embourgeoiser, et la poésie était en lui une passion qui l'encourageait
à se marginaliser, l'unissait aux "poètes maudits" qu'il fréquentait
comme ses frères en esprit. Je le cite : "A force de fréquenter les
poètes maudits, et je pense plus spécialement à celui qui fut mon maître
: Antonin Artaud, j'ai fini par leur ressembler". En effet, j'avais
souvent senti en lui une très nette volonté d'identification à Antonin
Artaud, et cela me gênait quelque peu, tant je n'espère de l'homme que
ce qu'il trouve par lui-même sans s'inspirer d'une pensée qui est celle
d'un autre. Si bien que, lorsque la maladie lui est tombée dessus comme
un couperet, cette dépression et ses terribles angoisses, il n'était
pas préparé à lui résister, tant l'abîme existant entre sa condition
humaine et ce qu'il appelait "l'être d'exception" qu'il aurait voulu
être, le conditionnait. Toute sa souffrance est partie de là. N'écrivait-il
pas : "... maintenir intact en moi, un sentiment de pureté et d'innocence,
au sein d'un monde voué entièrement au culte de l'argent et de l'hypocrisie
la plus abjecte, bref d'un monde féroce et sans âme dans lequel il me
sera toujours difficile de m'intégrer." Et quelle souffrance ! la rayonnante
beauté de ses vers luit encore au firmament de la douleur, comme les
étoiles de son âme :
je taillerai
dans le bloc incandescent de ton amour si souvent bafoué le caveau
qui se refermera sur moi dans une rafale de sanglots étouffés
Et pourtant il
savait : "la souffrance n'enrichit pas", disait-il, mais elle faisait
de lui un de ses plus grands poètes. Écoutons cette confidence :
La vie ne m'a
jamais semblé acceptable que dans le sens d'une recherche forcenée
de l'autosublimation à travers la souffrance et la solitude, afin
d'échapper à un monde où je ne me reconnaissais pas. La poésie et
l'éthique qu'elle incarnait à mes yeux à cette époque, me permit parfois
d'atteindre à des sommets d'exaltation et d'orgueil difficilement
imaginables. Malheureusement cette expérience dans laquelle je m'étais
engagé corps et âme, sans espoir de retour en arrière, m'isola complètement
du monde et des hommes.
Et l'on comprendra
qu'au-delà de ce courage qui le crucifiait à une Réalité jamais atteinte,
il ne lui restait plus que de "sortir. Sortir par la porte royale de
la Mort", que de se laisser couler dans l'Inconnu et de nous laisser
à la nuit d'un dialogue rompu, mais qu'il faut bien continuer... c'est
de la plus urgente Nécessité.
Pascal Ruga Né en
1909 près de Lausanne. Depuis, il semble avoir vécu sur plusieurs planètes
à la poursuite d'un mystère toujours aussi grand. Dix-sept ouvrages
en témoignent, dont Le Temps d'un silence (1973), Aux sources de l'invisible
(1979) ou Terrae Novae (1992). Dernier livre publié : Aux portiques
de l'indicible (1994).
Francis
Giauque, mon ami
Longtemps, je n'ai
été que son double et, tant bien que mal, j'ai grandi dans l'ombre qui
tombait de ses épaules précocement voûtées. Nous avions, certes, le
même âge, mais notre développement avait été si contraire —précipité
chez lui, lent chez moi — que physiquement et moralement j'accusais
un gros retard. C'est pourquoi je l'avais, dès notre première rencontre,
choisi pour être davantage mon guide que mon ami. Puis, si la fameuse
formule cingriesque : "On ne se quitte plus !" s'est incarnée un jour,
nul doute que nous figurons parmi les élus. De 1946, en effet, à la
fin de l'automne 1959, date de mon départ pour Paris, nous fûmes inséparables.
J'étais toujours fourré chez lui et, s'il m'arrivait d'être retenu à
la ferme, il rappliquait à l'improviste et nous causions jusqu'à l'heure
où le bruit des fontaines champagnise les sommeils campagnards. Les
gens, d'ailleurs, étaient tellement habitués à nous voir déambuler ensemble
que si, par hasard, je manquais à l'appel, ils s'exclamaient avec une
réelle inquiétude : "Richard n'est pas malade au moins ?"
Ainsi, dès ma douzième
ou treizième année, Francis fut mon modèle et mon maître à penser. Non
sans grâce et patiente débauche de persuasion, il s'employa à diriger
mes lectures et mes pas, s'ingénia à confondre mes niaiseries afin d'infuser
un peu de sa substance dans ma cervelle d'oiseau. Il m'initia également
à la musique de jazz dont le veinard possédait une fabuleuse collection
de 78 tours. Il m'entraînait au stade, au cirque, aux concerts, au théâtre,
aux fêtes foraines, m'introduisit dans les librairies, les cinémas (il
adorait Errol Flynn !) dans les maisons de disques où les vendeuses
le raccompagnaient cérémonieusement jusqu'à la sortie. Il me fit découvrir
les charmes de l'Île de Saint-Pierre et ceux de hautes terrasses, dans
le vignoble où, même en avalant la fumée de nos premiers cigares, nous
ne nous sentions guère aptes à affronter l'avenir. Il s'appliqua enfin,
sans doute inconsciemment, à régner sur mon évolution, mais son influence,
à cette époque du progymnase, fut si criante que la plupart des jugements
que je portais étaient les siens.
Plus tard, ni les
études prétendument supérieures, ni les grandes vacances, ni les stages
professionnels, ni mes fugues répétées à travers l'Europe, ne parvinrent
à nous séparer. Sitôt que j'étais de retour et disposais d'une soirée,
j'enfourchais ma bicyclette et gagnais Prêles, le village des Giauque.
D'ordinaire, l'après-midi, la mère de Francis travaillait au jardin.
Son tablier mûrissait comme un bleuet géant au milieu d'un parterre
de fleurs. Instruite par un instinct quasi infaillible, elle avait flairé
mon approche et, avant que j'aie mis pied à terre, elle manifestait
son contentement par de multiples signes de mains.
Je poussais le
portail en fer, appuyais ma bécane contre le tronc du poirier qui s'épanouissait
à l'entrée du bureau de poste. Pour parvenir à la rejoindre, il fallait
immanquablement disperser une compagnie de chats qui sommeillaient au
soleil. Mam Giauque (je l'appelais ainsi) me rapportait aussitôt les
nouvelles. Elles n'étaient pas transcendantes. Souvent, elle était si
soucieuse que ses yeux s'inondaient de larmes. Ce n'étaient que brusques
rafales qu'elle contenait en courant à la cuisine sous prétexte que
je n'avais rien à boire ; mais où aurait-elle puisé la force de tenir
si elle avait pressenti tout ce qui adviendrait ?
Et tandis que Mam
Giauque et moi soupirions en vidant nos craintes, je pensais à son fils
qui, bien qu'averti de ma visite, demeurait seul, allongé sur son lit,
dans la pénombre épaisse de volets hermétiquement clos. Et si j'hésitais
à grimper l'escalier conduisant à sa chambre, c'est que je redoutais
sa porte verrouillée ou une de ces rebuffades dont il avait le secret,
capable d'éteindre d'un coup la majesté de l'été qui commençait à s'affirmer
en moi. Et puis, j'étais convaincu qu'un jour il viendrait de lui-même
se mêler à nos bavardages qu'il attiserait de ses sempiternelles railleries.
En quoi j'avais tort car, plus les saisons passèrent, plus il se cloîtra.
Mais, juste un instant
encore, retournons en arrière, à ce temps béni du progymnase de La Neuveville
où l'élève Giauque laissa un souvenir impérissable. Peu de ses condisciples,
je crois, échappèrent à la troublante séduction qui émanait alors de
sa personne. S'il pouvait, à cause de sa haute taille, dégager une impression
de fragilité, en vérité, sans être un athlète, il était solidement et
harmonieusement bâti, très en souffle, véloce, endurant et, nonobstant
quelques angines, et autres bobos de cet acabit, jamais malade. Ceci
pour couper court aux légendes qui, de Genève et de Paris, se répandent
sur son compte. La première fois qu'à ma connaissance il se rendit chez
un médecin, il approchait de sa majorité. Il en avait assez d'une acné
qui s'obstinait à dégrader l'image que lui renvoyait son miroir. Il
voulut, il exigea des rayons. Le praticien, au lieu de l'expédier se
bronzer en face des baigneuses du quai de Beau-Rivage, le débarrassa,
avec un peu trop d'ampères, semble-t-il, de cette engeance pustuleuse.
Il en fit tout un drame.
Adolescent, Francis
avait de l'allure. Il avait de l'aplomb. Quels que fussent les mouchards
immiscés dans nos conversations, il parlait sans baisser la tête, ni
affaiblir le timbre de sa voix fluette et plutôt féminine. Ses ongles,
ses cheveux, ses souliers, étaient soignés et, quoique discrètement,
il sentait bon. Il lui arrivait d'avoir, pour le pli de ses pantalons,
les prunelles de Chimène. Dans ses yeux s'attardait une lumière indécise
qui, à chaque plaisanterie, chaque effronterie, attendrissait encore
les traits de son visage. Les filles le trouvaient beau, mais il mettait
un point d'honneur à ne tirer ni prestige ni vanité de cette sorte de
succès comme si ce qui pouvait se passer avec elles, suggérait sa pose
prématurément blasée, ne valait pas la peine qu'on leur sacrifiât le
meilleur de nos effusions. Et souvent, en le quittant, à cet âge de
transports et de sauvages transitions, j'emportais le sentiment qu'il
était revenu de tout avant d'y être allé.
Quelque part, Bukowski
évoque ces préaux de collège, lieux de cauchemar qui très tôt lui dévoilèrent
sa différence. Pour Francis, rien de semblable. Non seulement il participait
à nos jeux mais en était un des acteurs les plus actifs. Il était prompt,
agile, courait vite. Lors des poursuites, il vous mettait habilement
dans le vent avec un ricanement à la clé, marque de sa suprématie. Il
excellait à la corde, à la lutte, aux barres parallèles. Sur la pelouse
d'un terrain de football, il frappait avec davantage d'élégance que
de conviction car, de manière inexplicable pour nous autres, gagner
ou perdre lui était déjà parfaitement égal.
En classe, sous
une apparence placide, l'élève Giauque était un sujet brillant mais
paresseux, frondeur, récalcitrant, craint pour ses reparties vitriolées
de malice et d'irrespect. Quand un professeur, mortifié par ses bravades
ou son masque imperméable au savoir salarié, l'interrogeait, il avait
un art de répondre juste à côté de la question qui rejaillissait contre
l'interpellateur en l'égratignant de fines particules de dérision, de
sorte que seules la spontanéité et l'amplitude de nos jubilations le
sauvaient de l'exclusion immédiate. Pour clore ce chapitre, quitte à
sidérer chacun après ce qu'on vient de lire, je me dois de confesser
que je n'ai jamais fréquenté personne jusqu'ici qui m'ait autant distrait
et fait rire...
A quoi attribuer
cela ? A son air résigné d'avance ? A son côté répétitif ? A son apathie
volontiers provocatrice ? A son humour uniformément macabre ? A son
esprit critique et corrosif ? Toujours est-il que, dans presque tous
les milieux où il s'est aventuré par la suite et où il s'est battu pour
pourvoir à son autonomie (librairie, imprimerie, maison d'édition, bibliothèque),
il s'est créé de solides inimitiés et a suscité de féroces phénomènes
de rejet. L'un des plus spectaculaires fut sans conteste, vers la fin
de notre scolarité obligatoire, celui du ministre commis au perfectionnement
de notre instruction religieuse. Lorsque mon ami lui fut présenté, cet
ivrogne, néanmoins descendant de célèbres Huguenots, fut comme pris
de panique et, contre l'usage, contre la tradition, il se refusa à poursuivre
sa mission. Prié d'en exposer les raisons, il balbutia : "Quand je l'ai
vu, j'ai vu le diable entrer dans ma maison !" [1] Même gravement atteint
dans sa santé, à chaque fois que je lui rappelais cette péripétie, Francis
en mouillait sa culotte !
Il y aurait un
livre à écrire sur les années effervescentes de La Neuveville. Elles
se prolongèrent, non sans accrocs, sans alertes ni sombres passages,
à l'Ecole supérieure de commerce de Neuchâtel où, à défaut de grossir
les rangs de cette "jeunesse forte et armée pour la vie" que, depuis
un siècle, se flatte de former ce vénérable établissement, Francis s'appliqua,
mieux que Cendrars, à accumuler les heures d'absence (trois cents pour
la seule année 1951-1952, par exemple).
Il est vrai qu'il
s'était mis à écrire. Des poèmes. Des textes à chanson. Et, sous la
triple influence de Céline, de Queneau (il tenait Pierrot mon ami pour
un chef-d'oeuvre) et de Beckett, il se lança dans la composition d'étranges
récits-romans intitulés Le témoin, Le voyage en rond et surtout cet
admirable et romantique adieu à l'adolescence, La fête foraine que Georges
Haldas ne réussit à placer nulle part [2]. Manuscrits détruits, m'a-t-il
certifié à maintes reprises, dans une crise de désespoir. Pourquoi en
douterais-je ? De mon côté, je regrette de n'avoir pu conserver les
lettres de cette époque qui montraient un tout autre Giauque : abondant,
disert, farfelu, fantasque, flamboyant, débordant d'audace et de projets,
riche de démesure et de superbes emportements. Ainsi, à moins de révélations
improbables, c'est toute la part diurne de son être et de son oeuvre
qui a été engloutie.
Francis avait clos
ses études par un coup d'éclat dont il n'était pas peu fier. La veille
des examens, très exactement le 22 juin 1955, il avait demandé audience
au Directeur afin de lui déclarer qu'il renonçait à se présenter. Sur
quoi, il était rentré à Prêles. Achever les livres qu'il avait en train.
Puis on verrait bien. En fait : plus de courrier, plus de téléphone,
plus de visites. "Il travaille d'arrache-pied", me répondait sa mère.
Ce n'est qu'après
des mois et des mois de claustration volontaire qu'il fut saisi d'une
sainte et saine aversion pour les murs de sa chambre et qu'il décida,
au grand soulagement des siens, de s'établir à Lausanne. Il pouvait
compter sur de fidèles relations dans cette ville qui se démenèrent
pour lui dénicher un emploi, mais, très vite, la découverte du monde
du travail le dérouta, le bouleversa, l'assomma. Il comprit qu'il n'était
pas de taille à soutenir un tel combat. Latente, durant un lustre, la
crise éclata en Espagne où Francis avait cherché à fuir. "L'irruption
de l'angoisse, m'a-t-il chuchoté une seule fois. On ne s'en remet pas".
Il avait perdu toute certitude, sauf celle-là. Son retour de Valencia
coïncida avec une si grave détérioration de son état que, la mort dans
l'âme, il se résigna à un long internement à la clinique psychiatrique
de Bellevue à Yverdon.
Ses fureurs, ses
accès de colère, il les réservait aux psychiatres, aux salauds qui bientôt
ferait péter cette planète et aux soi-disants amis qui le lâchaient
un à un. "Quoi de plus normal, ajoutait-il négligemment, un moribond,
c'est encombrant, surtout s'il est perpétuel." Moi-même, à l'entendre,
j'avais basculé dans l'autre camp ; j'appartenais à ce bord de gens
pressés qui s'excitent, voyagent, s'enthousiasment et, parce qu'ils
sont fixés ailleurs, se croient obligés de ne pas donner de nouvelles
: pourquoi une telle race se serait-elle souciée de son mal et de ses
dérives très spéciales aux confins d'une nuit de plus en plus vorace
et mollement repoussée ? Je m'oubliais, c'est vrai, dans l'univers des
bibliothèques parisiennes où, à resucer le savoir humain, je planais.
Et quand je le retrouvais, soit à Genève soit à Neuchâtel, de rendez-vous
en rendez-vous, il était plus cassé, tassé, muet. Il sortait de clinique
ou s'apprêtait à y rentrer, il cherchait du boulot, il s'en voulait
de n'avoir jamais osé quitter Prêles. Et j'avais honte, en lui tendant
la main, de ma force et de mes joues roses.
En m'attendant,
il s'était dissimulé dans l'ombre d'un rideau. Sans me rendre mon salut,
il allumait une gauloise, s'arc-boutait sur la table et, avec de moins
en moins de mots, de gestes, de plaintes, il racontait ses épreuves,
ses échecs, ses souffrances. La poésie ? Vaste rigolade... (ce qui n'était
pas exacte). La lecture ? Autrefois. La musique ? Fini. Il soufflait
fort. Les remèdes l'avaient bouffi, boursouflé. Hagard, il commandait
bière sur bière qu'il absorbait d'un trait et, à certains tics, à certains
mouvements d'humeur, je mesurais mon impuissance à manœuvrer même les
clés de nos plus anciennes complicités. Il durait, assoiffé, coupé,
retranché de sa source. Avec, tout à coup, de brèves décharges d'injures
ou de reproches qu'il concluait d'un affreux rictus ou d'un : "Je suis
foutu, mon vieux !" qui vous glaçait jusqu'à l'os.
Il avait "hissé
la douleur sur les plus hauts plateaux de la solitude". Il avait franchi
les sommets du désespoir. Traqué, dévoré par ses démons, il s'était
vidé de nous. Il avait perdu son regard.
Dix ans qu'il était
à bout, et ce bout, par quelque sursaut absurde, se dérobait toujours,
n'était jamais la fin. Mais quand sa mère l'abandonna à son tour, il
sut qu'il n'irait pas plus loin.
On le rencontrait
encore à la nuit tombante. Il marchait en frôlant les arbres, les murs.
Il évitait les rues grouillantes, les raidillons. Il fuyait les bistrots,
naguère ses ultimes refuges.
L'angoisse l'avait
réduit à une masse immobile, à un cri presque inaudible. Il avait horreur
du tapage, de la lumière, du printemps ; il détestait les rires, les
miroirs, les yeux qui se greffaient sur sa déchéance.
Sa mort ? Il l'avait
imaginée mille fois. Il l'avait appelée, il l'avait défiée, il l'avait
décrite comme elle advint :
Emportez-moi dans
la violence des tourbillons où dorment les noyés...
C'était la nuit
du douze au treize mai 1965.
NOTES (1) Curieusement,
dans une lettre adressée à son illustrateur Jacques Matthey qu'a divulguée
la revue Jungle (n°8, mars 1985, p.26), Giauque écrit d'Espagne : "Inutile
de dire qu'avec ma gueule je suis scié ici. On me regarde comme si j'étais
une créature d'un autre monde. A ce propos, je me suis déjà attiré des
remarques du directeur et ma logeuse en me voyant pour la première fois
s'est écriée : El demon : le démon." (2) Francis Giauque appartient
à cette très rare catégorie de créateurs qui, de leur vivant, n'ont
pas eu un seul article publié sur leur production.
début : Hughes Richard
Né à l'extrême sud du Jura, sur un haut Plateau longtemps comme dévissé
de l'Histoire et si hostile que les Romains l'avaient nommé Pagus nigorolensis.
Déjà la soixantaine. Études ? Passons. Une rencontre, pourtant, et capitale,
au Progymnase de La Neuveville : Francis Giauque. En 1954, sur un quai
de gare, à Neuchâtel, apparition de Blaise Cendrars. C'est le coup de
foudre et le début de longues années d'errance. Du Soleil délivré (1961)
à À toi seule je dis oui (dont il prépare la ... 4e réédition !) sept
recueils de poèmes. Neiges, son second recueil en prose, vient de paraître
chez Canevas. Beaucoup d'autres sont en préparation.
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