GLAMOUR ATTITUDE
JAY MCINERNEY  


   

Couple modèle

Quand Philomena se regarde au miroir, elle voit une créature grasse et sans attraits. Cela malgré le fait qu'elle est une femme dont l'image photographique est employée à grands frais pour faire naître le désir en corrélation avec certains biens de consommation. Ou plutôt, à cause de ce fait. Car la conscience morbide de son propre corps est la silicose qui ravage sa profession. Au moment de s'habiller pour la réception, elle vocifère qu'elle est énorme et n'a rien à se mettre.
J'ai à la main un Martini, pour la mise en train, lorsqu'elle fait cette déclaration.
– T'es vachement belle, dis-je.
Elle saisit mon verre et le précipite contre le miroir, fracassant l'un et l'autre.
Bof, ça fait rien. Je picole trop de toute façon.

La sauterie

La sauterie pourrait s'appeler la Sauterie À Laquelle T'es Déjà Allé Six Cents Fois. Il y a tout le monde. Tous tes amis, déclare Philomena d'un ton qu'il faut bien qualifier de citrique.
Il me semble que ce sont ses amis à elle, qu'elle est, elle, la raison de notre présence à ce gala fabuleux qui se tient dans la salle des pas perdus de la gare de Grand Central d'où, je présume, il a chassé des dizaines de sans-abri pour la nuit. Nous sommes censés contribuer ainsi au financement de la lutte contre une maladie, mais nous sommes là aux frais de la princesse, comme la totalité des gens que nous connaissons.
– J'en ai marre de ce vain étalage de prestige et de séduction, dit ma séduisante et prestigieuse copine. J'aspire à une vie simple.
C'est devenu un thème. Cette lassitude de l'existence dans la grande métropole avec tout ce qu'elle comporte d'intrications cœlioscopiques. Je me demande si ce spleen ne serait pas en quelque manière responsable de cet autre thème tacite de notre couple : Rapports sexuels, raréfaction des.
Voilà que nous accoste Belinda, travesti fort coté, dont je suis presque certain qu'il compte au nombre des amis de ma copine, loin d'être un des miens. Je ne me rappelle pas au juste si je le connais par la rubrique des potins mondains ou, personnellement, pour l'avoir rencontré dans des soirées de ce genre. Belinda est avec une vraie femme sans âge, aux sourcils d'un noir frappant sous ses cheveux blancs coupés en brosse, femme qui assiste toujours à la sauterie et que je reconnais toujours vaguement. Une de ces femmes au nom triple : Salut Çava Çavasalut ! Ces temps-ci, toutes les femmes ont trois noms, ou alors un seul. Même les travelos.
– Ciel, cachez-moi, dit la femme dont j'oublie toujours le nom, voilà Tommy Kroger, je suis sorti avec lui et ça a été une catastrophe, il y a cinq millénaires environ.
– Tu as couché avec lui ? demande Philomena, soulevant un de ses sourcils parfaitement dessinés qui ressemble à un corbeau volant dans le lointain d'une toile de Van Gogh.
– Je serais bien incapable de m'en souvenir.
– Alors, c'est que tu l'as fait, dit Belinda. C'est la règle.
Ah, c'est donc ça, la règle.
– Coucou, mes chéris.
L'inévitable Delia McFaggen, célébrissime designeresse, fonce vers Belinda, soufflant des baisers à tout va sur l'assistance. Je bats en retraite, slalomant à travers la foule épaisse pour aller chercher des boissons, première d'une grande série d'expéditions.

Un visage amical

Au bar, je rencontre Jeremy Green, figure improbable et qui détonne dans ce cadre, ses boucles d'or cascadant en surabondance sur les épaules carrées de son smoking de location – juxtaposition évocatrice d'une volée d'anges aux amples robes perchés sur le Seagram Building. C'est un véritable ami, mon meilleur ami, en fait, bien qu'il ignore mes salutations répétées. Il faut que je verse de la vodka sur sa chemise pour qu'il daigne enfin s'aviser de mon existence.
– Tu me lâches, merde !
– Excusez-moi. Vous n'êtes pas Jeremy Green, le célèbre auteur de nouvelles ?
– C'est une contradiction dans les termes. Du même ordre que poète vivant, rock français, cuisine allemande.
– Que fais-tu de Tchekhov ?
– Mort.
Jeremy prononce ce verdict dans un style très poète maudit qui semble assez nettement teinté d'envie. Il ne va pas jusqu'à ajouter le veinard, mais on voit bien que c'est ce qu'il pense.
– Carver ?
– Idem. Et puis tu crois que le type qui relevait son compteur à gaz savait qui était Carver ? Tu crois que ce barman le sait ?
Le barman, qui aspire à devenir modèle, dit « Shortcuts » sans cesser de servir. « J'ai vu le film. »
– Je crois, dit Jeremy, que c'est là une preuve suffisante de ce que j'avance. Et je ne te conseille pas de dire Hemingway.
– Pas dans mes rêves les plus fous. Tu as une raison particulière de m'ignorer ?
– Je crois tout simplement que j'aurais moins honte de moi-même en faisant semblant de ne connaître personne dans ce hideux baisodrome à rats.
Il finit par tourner vers moi son regard courroucé.
– Sans compter que si ma mémoire est fidèle, tu es la visqueuse canaille qui m'a convaincu d'assister à cette fête fétide.
Je lui rafraîchis la mémoire :
– C'est la directrice littéraire chargée de ton œuvre chez ton éditeur qui t'a convaincu. Je me suis contenté de t'encourager en te disant que moi, personnellement, je serais content et moins abattu si tu te trouvais parmi la foule.
Je me demande bien ce qu'ils ont tous contre moi ce soir. Jeremy sort un bouquin et Blaine Forrestal, sa directrice littéraire, a estimé qu'il serait bon pour lui de se montrer. Blaine est un membre à part entière de ce monde-ci. Elle porte des tailleurs mortels, possède un diplôme de Radcliffe et une maison à Sag Harbor ; Jeremy est le moins commercial des auteurs qu'elle publie. De fait, il est permis de conjecturer qu'elle publie Jeremy comme une manière de pénitence pour les futilités aguichantes qu'elle dispense en général avec un immense succès – mémoires d'hommes politiques disqualifiés par des scandales, autobiographies de stars télé couronnées par un Emmy. Les nouvelles de Jeremy ont tendance à paraître dans Antaeus et l'Iowa Review et ont souvent pour cadre des établissements psychiatriques.
– J'ai l'impression, dit-il, d'être une pute.
– Comme ça, tu connais maintenant de l'intérieur l'impression que nous avons tous.
– Je suis sûr que ça ne va pas manquer de rehausser mon crédit littéraire de montrer à toute l'élite des médias que je me baigne dans le même égout qu'elle.
– T'inquiète, j'ai l'impression que l'élite des médias est allée se baigner dans un autre égout ce soir.
Il faut bien dire qu'à l'exception de quelques jeunes Voguettes toutes de noir vêtues et de moi-même, je ne vois guère de représentant du Quatrième Pouvoir.
– Qui c'est ce nabot de merde, là-bas, qui m'a dit qu'il avait « plutôt aimé » mon premier livre ?
Je n'ai qu'à suivre le nez aquilin de Jeremy pour repérer Kevin Shipley, assassin littéraire à Beau Monde, en conversation avec le New York Post.

 

– Merde, j'espère que tu ne l'as pas insulté. C'est Kevin Shipley.
– Il m'a dit qu'il l'avait acheté en solde chez Barnes & Noble et j'ai répondu que je me sentais profondément honoré qu'il ait estimé en avoir eu pour son dollar quatre-vingt-quinze.
– Prie le ciel qu'il ne rende pas compte du nouveau. Les touches de son clavier sont des dents d'homme.
– Ah oui ? Mais sur quoi se juche-t-il pour l'atteindre ?
Puisque j'ai, quant à moi, réussi à atteindre le bar, j'en profite pour commander plusieurs cosmopolitans. J'en tends un à Jeremy.
– Ton problème, dis-je, c'est que tu ne bois pas assez. Où est-elle, Blaine, d'ailleurs ?
– Quand je l'ai perdue de vue, elle était en train de lécher le cul d'un Hollywoodien. Un quelconque gnome de Sony Pictures.
Je suggère :
– Allons rejoindre Phil. Tu arriveras peut-être à la dérider.

Qu'est-ce qu'elle a, Philomena ?

L'amour de ma vie s'est montrée décidément irritable, à cran. Je lui demanderais bien pourquoi, sauf que je ne suis pas entièrement convaincu de souhaiter connaître la réponse. Ce qu'il nous faut, c'est une cure d'ecstasy, quelques comprimés et une longue nuit de vérité et de contact. On manque de transports ces derniers temps. Pour ne rien dire du contact.
Par bonheur, quand je finis par la retrouver, on dirait qu'elle a subi une transplantation d'humeur. Ravie de voir Jeremy, elle l'embrasse puis, pour faire bonne mesure, m'embrasse aussi.
Je me présente à la séduisante jeune femme de couleur avec laquelle Phil était en conversation et dont le nom me dit quelque chose.
Je m'enquiers :
– On se connaît ?
– On ne s'est jamais vus. Je suis l'assistante de Chip Ralston.
– Vous en avez de la chance, dit Jeremy.
– J'étais en train de dire à Cherie, me dit Phil, que tu fais un papier sur lui pour CiaoBella !...
Un photographe surgit de nulle part :
– Philomena, une photo.
Ma statuesque âme sœur se met en configuration sourire et tente gauchement de me prendre le bras mais, timide que je suis, je dis :
– Pose avec Jeremy, on essaie de le faire remarquer.
Je les pousse l'un contre l'autre et me lance à la poursuite de l'assistante qui se retirait. Je l'interroge :
– Chip est là en personne ?
– Vous l'avez raté de justesse, dit-elle. Il reprend l'avion pour L.A. ce soir mais je lui ai transmis votre message. Je suis sûre qu'il vous appellera la semaine prochaine.
J'insisterais bien, il faut que je parle à cet enfoiré, et pas plus tard que très vite, mais je m'aperçois soudain que sa route va croiser celle de Jillian Crowe, ma patronne, formidable reine du glamour ; or, si j'admire son sens de la mode et ses talents de rédac chef, j'aime autant éviter Jillian pour le moment. Revenant sur mes pas, je trouve Philomena occupée à taquiner Jeremy à qui elle prédit une carrière dans le mannequinat. Il y a des jours que je ne lui avais vu une telle verve, les perpétuelles jérémiades de Jeremy tendant à déchaîner chez ses interlocuteurs la plus étincelante bonne humeur.
Entretenue par une série de cocktails, l'euphorie de Philomena – qui d'ordinaire ne boit pas – se prolonge jusqu'au petit matin ; elle me surprend en acceptant de se joindre à un corps expéditionnaire de gens de la mode pour une descente sur le Baby Doll Lounge, sordide boîte de strip-tease de TriBeCa.
Partageant le taxi de trois fêtards – satellites de la planète Mode –, elle s'assied sur mes genoux en sirotant le verre qu'elle s'est débrouillée pour sortir en douce de la sauterie.
– Je connais une blague, annonce-t-elle soudain.

Modèle enlève le haut et affole le bar

Au Baby Doll, Philomena commande encore un cosmopolitan et critique, non sans bienveillance, le physique des danseuses. Avec le corps que Dieu lui a donné, elle peut se permettre d'être généreuse. Au bout du compte, le dénommé Ralph, que Philomena a présenté comme un « génie de la coiffure », suggère qu'elle nous fasse voir ses nichons. Le cri est repris par Alonzo – qui s'est présenté lui-même comme « folle de la houpette », ce que Philomena a assorti d'une note en bas de page : « maquilleur » – puis par les tables voisines. À mon grand étonnement, elle saute sur le bar et fait glisser le haut de sa robe jusqu'à la ceinture, nous laissant plus qu'entrevoir la pleine lune de sa poitrine. On en mesurera toute la perfection formelle si l'on considère que je suis à deux doigts de tourner de l'œil – si l'on peut être à deux doigts de tourner de l'œil – alors que je la vois presque chaque jour de ma vie depuis trois ans. Tout gonflé de désir, je tente, à force de caresses, de la convaincre de rentrer à la maison sitôt qu'elle a sauté du bar. Mais Philomena est déchaînée. Elle veut danser. Elle veut encore un cosmopolitan.
Pour la troisième fois, je me rends aux toilettes des hommes et les trouve encore occupées.

Vous qui passez sans me voir

On continue à s'éclater, mais je n'ai plus l'impression de participer, je suis plutôt sur la touche à regarder Philomena s'amuser avec ses amis, bien que je danse et que je picole autant que l'élite. Ça ne m'ennuie pas, je suis content de la voir comme ça. Alonzo, fait comme un rat lui aussi, me glisse son numéro de téléphone en disant qu'il faudrait qu'on se revoie, un des ces jours. Je lui explique que je suis très touché de son attention mais qu'il sonne à la mauvaise porte. Il soulève un sourcil sceptique puis, très haute couture, pose une main sur la hanche. Avec mon job pour un magazine féminin essentiellement consacré à la mode, je me heurte souvent à ce soupçon.
La belle humeur de Philomena s'éclipse pendant que j'ai le dos tourné, peut-être vers le moment où Ralph me donne sa carte en disant qu'il faut que je m'occupe de mes cheveux sans perdre une seconde, ne fût-ce que par patriotisme.
– On te laisse vraiment entrer dans les bureaux de CiaoBella ! avec cette touche-là ? Peut-être qu'il est bel et bien hétéro, dit Ralph.
Quand nous montons dans le taxi, mon amour est devenue silencieuse et pensive. Pendant que nous nous déshabillons pour nous coucher, elle pare à toute éventualité en se déclarant épuisée.
Pas de gouzi-gouzi pour toi, mon kiki.

C'est pas trop tôt

Le narrateur, affecté d'une légère gueule de bois, le lendemain de la sauterie, aide Philomena à choisir les tenues de son voyage – un tailleur taupe Gil Sander très passe-partout, un blouson Versace et des jeans déchirés pour l'avion, un petit fourreau Nicole Miller très sexy pour l'audition, ainsi que des jeans délavés et déchirés de rechange et trois T-shirts d'un blanc immaculé. Et de seyants godillots adaptés aux BTP ou à une partie de lèche-vitrines à SoHo. S'il était plus attentif, le narrateur relèverait sans doute certains indices, dans la confection du bagage, ou dans son comportement, des signes que ce voyage pourrait bien être un peu plus que ce qui a été annoncé ; mais il n'est pas soupçonneux de nature et ses facultés d'observation sont noyées par un brusque flux d'hormones. Quand, après avoir essayé le fourreau, elle le fait glisser et lui demande d'aller lui chercher une culotte dans son tiroir de lingerie, il est submergé de désir pour cette chair drue et dorée sous le teddy.
– S'il te plaît, implore-t-il. Rien qu'un tout petit peu.
Il lui rappelle que cela fait cinq jours, neuf heures et trente-six minutes. Et qu'ils ne sont même pas encore mariés.
– C'est vrai, ça, qu'on n'est pas encore mariés, hein ?
Aïe ! erreur tactique de sa part, cette allusion au mariage. C'est un point sensible, une affaire qu'il a l'intention de se résoudre à aborder de front depuis deux ans maintenant. Tandis qu'elle attend qu'il lui pose la grande question, il attend, lui, d'être digne d'un tel honneur ; il ne croit pas qu'une femme, et Philomena moins encore qu'une autre, puisse vraiment vouloir atteler son brillant carrosse à si piètre canasson. N'empêche que, pour une raison mystérieuse, c'est ce qu'elle semble vouloir faire.
Tant qu'il reste un compagnon, un petit ami, il croit que son sort conserve toute sa fluidité, que son statut inférieur n'est qu'une phase de la gestation. Tandis qu'elle croit, elle, que le véritable obstacle est le sentiment qu'il a de sa supériorité. Fort heureusement elle ne pousse pas le sujet plus loin, encore que ce soit peut-être avec cette absence de demande en mariage à l'esprit qu'elle le contraigne à implorer à genoux.
En toute lâcheté, s'ensuivent force génuflexions implorantes, pour la bonne forme. Mais profondément sincères et authentiques de sa part. S'IL TE PLAÎT S'IL TE PLAÎT S'IL TE PLAÎT. S'éprouvant comme le cœur de cible de la récente pub d'une marque de bière dans laquelle elle est apparue, ointe et luisante, en bikini, il lui dit qu'il est prêt à tout. À japper comme n'importe quel représentant de la gent canine qu'il lui plaira de nommer et, s'il le faut, à se rouler par terre. Elle finit par ôter le teddy et s'allonge sur le lit comme l'Olympia de Manet, épanouie et hautaine, indolente odalisque.
– Fais vite, ordonne-t-elle, et ne me sue pas dessus.
Le narrateur prend le peu qui s'offre, en consommateur reconnaissant.

Rémanence

Après, au lit, une larme unique apparaît comme une gemme sur la joue de Philomena. Quand je lui demande ce qui ne va pas, elle fabrique un sourire et secoue la tête.
– T'en fais pas, dis-je.
Bien que je n'aie aucune idée de ce que j'entends par cette creuse formule.
Moi-même plein de doutes quant à l'avenir, j'ai le sentiment qu'il m'incombe de la rassurer, ma compagne, ma petite fille perdue, c'est mon boulot.
Plus tard, un moment d'une mélancolie parfaite : je regarde Philomena rassembler ses produits de beauté sur sa coiffeuse devant le miroir brisé, la pénombre crépusculaire de la chambre s'infusant des pulsations de la lueur rouge que hachent les lattes du store dans notre demi-sous-sol. Ce rougeoiement sinistre est probablement le signe d'une mort plus durable que celle que je viens de connaître ; de l'autre côté de la rue, il y a une maison de retraite devant laquelle des ambulances se présentent avec une certaine régularité.
– Ne pars pas, dis-je, dans un soudain accès de frayeur.
– Je pars pas longtemps, dit-elle en se brossant les cheveux.
– Je t'aime, dis-je.
Déclaration trop rare.
Elle me sourit dans un éclat du miroir.

Où ça, où ça, où ça ?

Nous habitons le West Village, près du fleuve, en bordure du quartier des abattoirs, assez loin vers l'ouest pour que nous soient en grande partie épargnées les invasions wisigothes des adolescents de province armés de hi-fi géantes. Par les soirs d'été, flotte souvent dans la brise la puanteur de chair pourrissante qui monte des poubelles des entrepôts ; à l'obscurité, autour des abattoirs, les rues deviennent le domaine des travestis et des véhicules en maraude de leurs michés ; bien des nuits, nous sommes réveillés par d'épais chuchotements et des grognements charnels venant de l'escalier, sous les fenêtres de notre chambre. L'amour et la mort.
– On trouve jamais de médaille sans revers dans l'immobilier, à Manhattan, nous a benoîtement appris la fille de l'agence, juste avant d'exiger dix-sept pour cent de notre première année de loyer.

Réflexions post-coïtales

Tu médites sur l'étrangeté du fait qu'en faisant l'amour à Philomena tu n'as pas cessé de fantasmer sur une baise antérieure. Avec Philomena – de sorte qu'elle n'a pas de vraie raison de se plaindre, ce qui ne suffit cependant pas à te faire envisager de t'en ouvrir à elle. C'est devenu une presque habitude, cette évocation d'un épisode antérieur de ta vie sexuelle, au moment même où tu en vis un autre, comme si le souvenir possédait une vivacité qui ferait inexplicablement défaut au présent physique. Comme si, disons, la poitrine de Philomena, si délectable qu'elle paraisse dans la réalité, n'acquérait son vrai pouvoir érotique qu'en imagination. Mais pourquoi la réalité de la chair ne suffit-elle pas ?
Tu possèdes un répertoire de souvenirs sexuels et, avec le temps, le moment que tu viens de vivre s'y ajoutera peut-être, mais pendant que tu le vivais, tu ne l'as éprouvé qu'à travers le filtre d'une expérience recyclée, un accouplement estival derrière une maison de vacances, sur la plage d'Amagansett. L'acte sexuel lui-même devenant, conformément à ce modèle, la simple matière première d'un événement esthétique.

Collatérale

Ma sœur, Brooke, habite un minuscule appartement à loyer social dans la réserve gérontologique des alentours de Beekman Place. Je l'appelle, peu après avoir mis Philomena dans une voiture pour l'aéroport, mais impossible de lui faire décrocher son téléphone. Je sais qu'elle est là, et qu'elle écoute son répondeur. Je le sais parce que je suis le gardien de ma sœur. C'est peut-être ma gueule de bois, à moins que ce ne soit l'ambulance, qui m'a plongé dans une anxiété morbide ; je n'en suis pas moins empli du sentiment de la fragilité de la vie, de l'amour et du contrat social. L'imminence d'un malheur est aussi palpable dans l'air qu'une menace de pluie. J'envisage d'appeler la compagnie aérienne, pour m'assurer que l'avion de Phil n'a pas de problème. Seulement voilà, je m'avise que j'ignore et le nom de la compagnie aérienne et le numéro du vol.
Je choisis donc de gagner Hudson Avenue à pied, sous les ginkgos jaunissants. J'attends un taxi, partageant le trottoir avec des pigeons nocturnes qui remontent en direction du nord de Manhattan en se pavanant comme des touristes corpulents.
À la porte de l'immeuble de Brooke, je tente de la tirer de son trou, ce qui s'avère plus long que le trajet en taxi du bas de la ville jusque-là. L'interphone s'anime enfin en crachotant. Elle me télétransporte jusqu'à elle une fois que je me suis fait reconnaître pour son unique collatéral. Poussant la porte entrouverte, je la trouve au lit, occupée à lire, les os saillants sous le drap, sa belle chevelure blond vénitien en mal de shampoing. Quand je l'embrasse, son haleine a le creux relent d'acétone de la famine, de l'organisme qui se consomme lui-même. Je m'efforce de ne pas sembler inquiet.
– Ils faisaient des tas distincts selon les parties du corps, dit-elle pour m'accueillir. Les jambes sur un tas, les bras sur un autre. Certains torses vivaient encore, sur un tas de torses de deux mètres de haut. Leurs voisins. Des gens avec lesquels ils vivaient depuis des années.
– En Bosnie ?
– Au Ruanda.
Brooke est en train de lire des minutes du tribunal des Nations unies sur les crimes de guerre. À la tête de son lit-bateau, elle a fixé avec du ruban adhésif une carte de l'ex-Yougoslavie. Sarajevo, Mostar, Srebrenica et d'autres villes martyres y sont encerclées à l'encre rouge. Depuis peu, elle a entrepris l'étude des atrocités récentes en Afrique centrale.
Fouillant les placards de la cuisine, j'y découvre un fond de pop-corn Orville Redenbacher dans un bocal et un centimètre d'huile d'olive dans un autre. J'en fais éclater un bol que je rapporte dans la chambre pour le déposer d'un air détaché sur le lit à portée de sa main délicate et semée de taches de rousseur.
– Comment va Doudingue ?
C'est ainsi que je surnomme le docteur Doug Halliwell, son impétrant conjoint du moment. Doug pratique la chirurgie réparatrice au New York Hospital où Brooke a fait sa connaissance aux urgences après sa chute dans un escalier de l'université Rockefeller. À mes yeux, il ne semble pas digne de l'attention de ma sœur et moins encore d'une quelconque partie de son anatomie, même raccommodée par ses soins. Je suppose d'ailleurs qu'il ne s'est emparé d'aucune pour le moment. Brooke se remet d'un mariage haut en couleurs, d'où sa subite tolérance pour le beige.
– J'aimerais que tu arrêtes de l'appeler comme ça. Doug va très bien. Et comment va la femme sans tête ? Elle a réussi à apprendre l'alphabet ?
– Elle est à San Francisco en tournage. Et je te signale qu'elle a pris Anna Karénine pour l'avion.
– Tu es content de dire ça, hein ? En tournage. En extérieur. C'est le jargon de l'industrie du glamour.
– Alors disons qu'elle est en voyage d'affaires.
– Est-ce que tu te rends compte qu'une des raisons pour lesquelles les Hutu haïssent les Tutsi est que les Tutsi passent pour plus séduisants ? Grands, le nez fin, la peau plus claire.
– Tu penses que les secrétaires de l'agence Ford & Click risquent de se soulever pour tuer tous les modèles ?
– On dirait qu'elle voyage beaucoup depuis peu.
– Et pourquoi pas ?
– Hmmmm, fait-elle.
Brooke n'est pas fana de Philomena. Et vice versa. Phil dit de Brooke qu'elle a la tête dans le QI, ce qui montre bien qu'elle est beaucoup plus maligne que Brooke ne voudra jamais le reconnaître. Entre elles deux, ma loyauté est mise à rude épreuve. Si je me suis habitué au scepticisme de Brooke vis-à-vis de ma gonzesse, ce soir, elle ne laisse pas de m'inquiéter. Mes côtes se resserrent autour de mes poumons. Qu'est-ce que Brooke peut bien savoir que j'ignore ?
Pourquoi ai-je toujours le sentiment que tout le monde est plus informé que moi ? De fait, Brooke sait un tas de choses que j'ignore : la différence entre les nombres naturels et les autres, la signification du principe d'incertitude de Heisenberg, les théorèmes de Gödel, le nombre probable des victimes de Banja Luca et des environs. Ces derniers temps encore, Brooke travaillait à une thèse de physique de troisième cycle à l'université Rockefeller. Mais elle est entrée dans une parenthèse qui se prolonge, paralysée par la dépression et une hypersensibilité à la souffrance des hommes. Ma sœur ressemble à ces enfants qui vivent dans une bulle parce qu'ils sont nés sans système immunitaire ; elle ne possède pas la membrane protectrice qui, chez les autres créatures, filtre le bruit et la douleur. Elle est tout entière poreuse.
Maman et papa pensent que cela est lié au fait qu'elle a été témoin d'un meurtre à l'âge de sept ans. Et s'il est vrai que cela suffirait à bousiller la plupart d'entre nous, Brooke n'est décidément pas la plupart d'entre nous.
Je demande :
– Et toi, comment s'est passée ta journée ?
Je vais à la pêche. Il y a forcément quelque chose qui a cloché, à l'échelle de la planète ou au niveau personnel.
– Ma journée ? Voyons voir... pour commencer, j'ai vu Jerry à la télé, il expliquait l'accélérateur de protons à la nation reconnaissante.
Nous y voilà. J'ai découvert le petit pois sous le matelas, le cheveu sur la soupe. Il y a peu encore, Brooke était mariée à un jeune prodige, professeur à Harvard, Jerry Sakoloff, auteur d'un improbable best-seller sur la physique quantique, qui fait de fréquentes apparitions télévisées pour expliquer les phénomènes subatomiques. Brooke était l'élève de Jerry quand leur histoire d'amour a commencé, l'ennui étant que Jerry ait continué de coucher avec d'autres étudiantes après avoir épousé Brooke. Ou plutôt, qu'il n'ait pas vu du tout pourquoi il aurait dû s'interrompre, insistant au contraire pour amener ses conquêtes à la maison faire copines avec sa femme. Difficile de dire ce qui la bouleverse le plus, l'infidélité ou les passages à la télé.
– Comment était-il ?
– Charmant. Intéressant. Les cheveux et la cravate en désordre pour avoir cette touche d'authenticité, le côté prof distrait. Avant chaque passage à la télé, il bossait sur sa cravate pendant vingt minutes ; le nœud devait être juste assez bas pour donner l'impression qu'il avait oublié de le serrer jusqu'en haut. Et il se brossait les cheveux à mort, avant de les ébouriffer avec les doigts – tu sais, pour avoir l'air du type qui s'est arraché les cheveux en méditant sur les grands problèmes de l'univers.
– Si j'avais été ici et pas au Japon, je ne t'aurais jamais laissée l'épouser.
– Tu ne m'aurais jamais laissée épouser personne.
– Je pense effectivement que tu devrais te faire bonne sœur. Dieu sait que l'Église a besoin de toi.
Allusion à la religion de nos ancêtres, jetée aux orties mais dont la marque est indélébile.
Faisant celui qui laisse ses regards errer à travers la pièce, je tente de la persuader de manger le pop-corn par la seule force de ma volonté. MANGE MANGE MANGE MANGE.
– Quelles nouvelles des beaux, riches et célèbres ? interroge-t-elle, tendant la main pour saisir un grain de pop-corn en le pinçant entre le pouce et l'index.
– Ils sont fabuleux, par définition.
Du coin de l'œil, je la regarde introduire le grain éclaté entre ses lèvres. MASTIQUE MASTIQUE AVALE AVALE.
– Même ce jeune acteur, là, qui est mort ? Celui qui a un drôle de nom hippie, demande-t-elle, la main de nouveau dans le bol, et elle est bel et bien en train de mâcher ! Tu le connaissais ?
– Tu veux parler de River Phoenix ? Enfin, Brooke, ça fait, quoi, des années. On est en 1996.
– Et alors ? Excuse-moi, je ne suis pas très versée dans la culture populaire.
– Bon, d'accord, j'ai passé quelques heures avec lui à l'Olive, c'est une boîte de West Hollywood, parce que je faisais un papier sur sa copine. Tout ce que je peux dire, c'est que c'est déjà miraculeux qu'il ait tenu le coup aussi longtemps.

Non mais tu t'es entendu ?

Seigneur, tu t'es entendu ? Comme si ce n'était pas assez gênant que tu sois au courant de ces conneries. Si c'est pas lamentable : le ton détaché pour exhaler ce petit nuage empoisonné de ragots d'initiés.
En même temps, tu t'inquiètes de ce que Philomena semble effectivement faire beaucoup de voyages depuis quelque temps. Et comment se fait-il qu'elle n'ait pas su où elle allait descendre ? Ou, si elle le savait, pourquoi ne t'a-t-elle pas laissé son numéro ?
Eh là, minute – c'est ridicule, tout ça. Tu as confiance en elle, non ? Bon, oui, en général, encore que tu ne puisses totalement ignorer l'infime picotement de soupçon, de frayeur, qui parcourt tes poils, sur la nuque.

Anorexie, quand tu nous tiens

Une fois que Brooke s'est attaquée au pop-corn pour de bon, je retourne à la cuisine réchauffer une boîte de bouillon de poulet aux vermicelles Campbell. Je lance :
– Miam-miam, c'est bon. Exactement comme les boîtes qu'ouvrait maman.
Mais non, en fait, j'y pense, maman s'en remettait à Daisy, la bonne, pour les grosses tâches ménagères. Quoi qu'il en soit, je verse le liquide nourrissant dans une grande chope aux armes de Harvard et l'emporte sur un plateau en plastique, avançant avec précautions afin de ne pas effrayer la proie. La démarche de ma sœur quand il s'agit de manger rappelle assez celle d'un chien perdu que nous avions adopté, enfants, et qui était si accoutumé à voler ses aliments qu'il ne pouvait se résoudre à manger si quiconque le regardait. Toute référence directe à l'alimentation l'en dégoûte pendant plusieurs jours. Et bien sûr, nous ne sommes pas autorisés non plus à prononcer le nom de sa maladie. Voilà quelques années, parvenue au plus bas de l'amaigrissement, elle me dit que la perte de poids moyenne parmi les habitants adultes de Sarajevo au bout de mille jours de siège était de dix kilos, conférant ainsi à son jeûne une dimension symbolique. Mais le siège est fini depuis longtemps et, d'ailleurs, c'est depuis la guerre du Vietnam qu'elle n'a jamais cessé de s'affamer par à-coups.
Vers la fin de son union avec Jerry, elle s'est mise à se couper – de petites incisions au rasoir sur les bras et les jambes.

Ascendants directs

– T'as eu les parents, récemment ?
Si elle ne mange pas, à proprement parler, la soupe, Brooke est en train de souffler dessus, c'est bon signe.
– Papa a appelé, il y a quelques jours, répond-elle.
– Et alors ?
– Bizarrement, je trouve ça rassurant... le bruit des glaçons contre le verre.
Je corrige :
– Le cristal.
– Il faut quand même porter à leur crédit – nos parents – qu'ils sont le seul couple d'Amérique qui tienne encore au bout d'une quarantaine d'années.
– Absolument.
Notre père possède dans le centre de la Floride des orangeraies que lui a laissées son père, lequel, à l'âge de cinquante ans, avait revendu sa charge à la bourse de New York pour aller au soleil. Le domaine rapporte juste assez pour que mon père ne manque ni de bourbon, ni de chemises Brooks Brothers, ni des « grandes sélections du Grand Livre du Mois » jusqu'à la fin de ses jours. Exactement assez pour avoir anéanti chez lui toute velléité de gagner sa vie à la sueur de son front. Pas assez pour qu'il nous reste quoi que ce soit une fois acquittés les droits de succession. Tous les deux ou trois ans, papa vend deux hectares pour financer un voyage en Europe. Bref, qu'on ne s'inquiète pas, la perspective d'un héritage ne fait pas de moi un enfant gâté. Papa lit les classiques – Grisham, Clancy et Crichton –, joue au tennis et garde un œil tendre et paternel sur les oranges. Maman lit de la poésie, peint des paysages et se pique le nez à petites gorgées. Cummings est son poète préféré, Bonnard son héros de la palette, Pernod son breuvage favori du moment.
Les orangers ne requièrent pas vraiment un labeur acharné. Ils poussent pendant qu'on dort, pendant qu'on boit, pendant qu'on joue au tennis, pendant qu'on peint, pendant qu'on fait la sieste. Et ils poussent toujours quand on se réveille pour préparer un nouveau cocktail. Deux fois par an les saisonniers viennent pour la cueillette et, parfois, un coup de froid soufflant du nord nécessite la mise en place de braseros et la confection de cocktails particulièrement corsés. Comme par hasard, l'oranger est monoïque, sa fleur contient les organes des deux sexes – c'est le plus paresseux des arbres fruitiers.
Contrairement à Brooke, mes parents ne s'inquiètent pas assez. Les muscles de l'inquiétude sont entièrement atrophiés. Chaque automne ils viennent passer une semaine à New York. Plus que quelques jours et ils débarqueront pour fêter Thanksgiving avec nous, ici, dans la grande ville. Et glou et glou et glou !
– Comment les gens peuvent-ils vivre ensemble pendant des années et se mettre d'un seul coup à massacrer leurs voisins ? demande Brooke. Qu'est-ce qu'il leur arrive ? Le jugement moral est équipé d'un interrupteur, ou quoi ?
– C'est du Ruanda qu'il s'agit, là ?
– C'est bien ça qui est déprimant, justement. La situation est exactement la même dans les deux pays.
En peine de commentaires, je porte la chope à ses lèvres en l'inclinant vers elle. On s'efforce de la distraire de ses idées fixes, même quand tout va pour le mieux. Quand ma sœur ne déprime pas, elle parle des réseaux binaires booléiens et des symétries icosaédriques avec un enthousiasme qui appelle le bâillon.
Ma sœur, mon si beau garçon manqué de sœur, dont le QI évoque la température au sol de la planète Vénus.

Le Mont Olympe

Je m'éclipse pendant que Brooke regarde une édition spéciale de Nightline consacrée aux crimes de guerre et m'arrête devant un distributeur pour tirer deux cents dollars, ce qui laisse un résidu de trois cent soixante et onze dollars et des poussières. Faut que je demande une avance au journal.
De la rue, je décide d'appeler Jeremy comme complice possible de la suite, quelle qu'elle soit. Le message de son répondeur dit : « Bonjour, si je ne suis pas sorti, c'est que je filtre avant de décrocher. Si vous êtes prêt à courir le risque d'être éconduit, allez-y, laissez un message après le bip. »
Je me présente comme un des membres de la commission chargée de distribuer les bourses MacArthur.
– Si vous décrochez dans les dix secondes, vous vous verrez attribuer une bourse annuelle de soixante mille dollars, exemptée d'impôts, pendant cinq ans, en récompense des services que vous avez rendus à la littérature – mais seulement si vous répondez immédiatement.
Ça doit vouloir dire quelque chose que vos amis et vos parents refusent de prendre vos communications.
De là, taxi jusqu'au Mont Olympe, où le portier en smoking semble, lui au moins, enchanté de me voir.
– Mais comment allez-vous, monsieur ?
Sa bonhomie est telle que je me sens obligé de lui filer cinq dollars en sus des quinze de l'entrée.
Je pénètre dans un univers de globes jumeaux, paradis de silicone. Dans l'antiquité, on se le rappellera peut-être, des blocs de marbre étaient arrachés aux alentours de Carrare pour être taillés et polis à l'image de divinités ; aujourd'hui, c'est dans la chair vive que la main du chirurgien et de l'entraîneur personnel sculpte des formes de déesse. Voyez, c'est Cassandre à la chevelure sombre comme le vin, qui danse nénés à nez avec un petit chauve. Et Déméter déployant ses trésors devant trois hommes d'affaires japonais hypnotisés. Kirei, desu ne ? Mais où donc est ma déesse personnelle à moi, la céleste Pallas ? Une hôtesse en jarretelles blanches qui ne m'est pas connue m'accueille et me conduit à une table. Je me faufile derrière les hommes d'affaires japonais – zut, j'emboutis l'homme d'affaires japonais qui renverse son verre sur son costume bleu marine. Domo summimasen.
Enfin je la repère, à trois tables de la mienne, dansant pour un mortel d'un certain âge vêtu d'un costume sombre à fines rayures. À cette distance, la peau dudit semble couverte d'écailles sous ses rares touffes de cheveux et je ne suis pas loin d'être sûr qu'il a des cornes. Sous mes yeux horrifiés, Pallas ondule de plus en plus près, ses seins cent pour cent naturels – une rareté – plongeant à quelques centimètres de l'immonde créature. Soudain, le spectacle est occulté par une étendue de paillettes bleues.
– Bonsoir, je m'appelle Isis. Vous avez envie que je danse ?
Elle est très jolie, café au lait, avec une longue chevelure d'obsidienne – et non pas la tête hérissée de mèches en rangées de maïs comme on aurait pu s'y attendre chez une déesse de la fertilité. Je ne suis pas à l'aise de devoir l'éconduire, tout en sachant qu'elle se fait dans les mille dollars chaque soir et ne risque guère d'y voir une offense à sa personne. Tel est le principe qui est à l'œuvre ici : faire semblant que tout cela est personnel. Comment dire non à une belle fille qui désire danser nue pour vous et vous seul ? Principe assez efficace, tout bien considéré. Mais si je ne parviens pas à conserver mes fonds, à vingt dollars la danse, je risque d'être lessivé en dix minutes, et j'ai fait serment d'attendre la divine Pallas. Où est le bon temps des bals à « cinquante cents la danse » ?
L'hôtesse me soulage de ma carte de crédit. Merci, elle commençait à peser dans ma poche. Fauché ou pas, je serais encore prêt à donner cent dollars à celui qui s'engagerait à détruire la totalité des enregistrements existants de « Do Ya Think I'm Sexy ? » de Rod Stewart, au son duquel s'agitent pour le moment une dizaine de bassins et deux dizaines de glandes mammaires en des paraboles simulant la séduction.
Je considère les autres hommes. Tas de pauvres types. En groupe, ils s'enhardissent, ricanent et échangent des clins d'œil, agitant leur tête cornue avec une nonchalance affectée, mais les solitaires sont aussi timides et solennels que des fans de rock japonais, ne sachant trop que faire de leurs mains ou de leurs muscles faciaux. Ils sont, en un mot, ridicules. Et je suis l'un d'entre eux. Assis à nos tables, nus de désir, dans nos vêtements ineptes en l'occurrence, nous sommes des pénis affublés de costumes de laine et de cravates de soie. Voyeurs aveugles, quelque chose nous dit vaguement que nous sommes les dindons de cette farce. Vous imaginez ce qu'elles disent de nous, les danseuses ? Dieu merci, notre verre est arrivé. Nous en engloutissons une moitié avant qu'il touche la table. Une autre danseuse ondule jusqu'à nous :
– Bonsoir. Je m'appelle Aurore, et vous ?

Curriculum vitae

Le narrateur s'appelle Connor McKnight. Coucou, c'est moi. Moi, c'est Connor. Trente-deux ans deux tiers et pas vraiment de raisons de s'en réjouir. Attendant encore d'attaquer sa vie d'adulte. À qui la faute, à lui, ou à la vie ? Il pourrait en accuser ses parents, peut-être ; bonjour l'originalité. À moins que le vrai problème n'ait été les sept ans qu'il a passés au Japon. D'abord à Kyoto, pour étudier la littérature japonaise, gros investissement de temps – et à haut risque – dont la valeur douteuse s'est effondrée à l'instant où il a décidé de tout arrêter, la veille de son doctorat. Puis dans un monastère zen de Kamakura, où il comptait ses respirations.
J'ai bien l'impression d'avoir loupé quelque chose pendant que je devenais japonais. C'est d'ailleurs ce qui m'a ramené au pays, la vague inquiétude que j'étais en train d'y louper quelque chose. « Do Ya Think I'm Sexy ? » de Rod Stewart, peut-être ? – Nenni. Cette foutue saloperie a été pour ainsi dire la B.O. de mon séjour nippon, elle passait dans les « snacks » de Roppongi dissimulés dans les étages, dans les bars de Shinguku, au bureau des étrangers où j'allais renouveler mon immatriculation tous les six mois, piaulement éternel du moustique dans l'obscurité moite d'une chambre en été, semblable à ces crincrins des dessins animés de la Warner qui ne s'interrompent même pas quand Elmer ou Sylvestre le Chat ont pulvérisé la radio à coups de masse puis démoli le haut-parleur qui chante toujours avant de le balancer au fond d'un puits... peine perdue, on entend encore faiblement nasiller le Rodster à l'horrible tignasse.
J'ai un job, si on veut. Ce job a un nom : Ça Paiera Toujours le Loyer En Attendant Que J'Écrive Mon Scénario Original Tout Entier Préoccupé de Beauté et de Vérité. Il a un contenu : rédiger des articles sur les célébrités pour CiaoBella ! – magazine féminin destiné aux moins de trente-cinq ans. Une bonne part du magazine est consacrée à prescrire à nos lectrices ce qu'elles doivent porter et la façon de s'y prendre pour piéger les mecs. Je suis quant à moi l'hagiographe de leurs saints – ces hommes et ces femmes qui, en simulant la vraie vie sur le grand et le petit écran, sont transubstanciés en êtres bien plus réels que ceux qui les regardent.

La nouvelle ontologie

Dans la nouvelle ontologie, rien n'existe avant d'avoir été reproduit sur pellicule. (Ou sur support magnétique.)

Connor McKnight, expert en ontologie

Je ne prétendrai pas que c'est un travail harassant de vérifier la réalité des nouvelles idoles, de décrire leurs habitudes alimentaires et leurs rites relationnels. Je projette d'ailleurs la mise au point d'un programme qui réduira considérablement le nombre de touches à actionner pour que l'ordinateur vomisse ces données, me laissant ainsi plus de temps libre encore à gaspiller que je ne le fais déjà. Cela devrait être simple, le genre présentant très peu de variables. Mon traitement de texte contient déjà des « macros » pour des phrases entières telles que : « fuit aussi souvent que possible les feux de Hollywood pour retrouver la qualité de la vie en famille dans son immense ranch des environs de Livingston dans le Montana » (CTRL, Mont). Ou encore « Ça m'a appris ce qui compte vraiment dans la vie. La gloire, le fric, les limousines – je vous les laisse. Non, quoi, être un bon père/une bonne mère, c'est plus important pour moi que n'importe quel rôle dans n'importe quel film » (ALT, enfant). Et l'increvable : « Vous savez, je ne me suis jamais trouvée jolie. Je ne me vois vraiment pas comme un sex symbol. Quand je me regarde dans la glace, c'est plutôt – Hou là là, je suis affreuse ! – (MAJ, Moi, sexy ?). Là, on reste dans l'élémentaire. Ce qu'il faut, c'est un programme graduant la tonalité des articles de 20 (massacre à la tronçonneuse) à 1 (pipe, en avalant). Introduction du numérique dans le journalisme. Dans mon cas, comme dans celui de la plupart des magazines glamour, il faudrait avant tout une application par défaut. (« Malgré son image de dur, *** n'aime rien tant qu'une soirée tranquille à la maison à bouquiner de la poésie. »)

SHome McInerney