Jeffrey Eugénide est né à Grosse pointe (Michigan) et vit à New York. Les Vierges Suicidées est son premier roman. Il a été adapté au cinéma par Sophia Copola.

 
Cecilia, la plus jeune, treize ans seulement, avait été la premiére. Elle s'était ouvert les poignets dans son bain comme un stoïcien, et quand ils la trouvèrent flottant dans sa mare rose, les yeux jaunes comme une possédée et son petit corps exhalant l'odeur d'une femme mûre, les infirmiers furent tellement effrayés par sa tranquilité qu'ils restérent hypnotisés. Mais alors Mrs Lisbon avait fait irruption en hurlant et la réalité de la pièce avait repris ses droits : du sang sur le tapis de bain ; le rasoir de Mr Lisbon au fond de la cuvette des cabinets, marbrant l'eau. Les infirmiers sortirent Cecilia de l'eau chaude parce qu'elle activait l'hémorragie, et lui mirent un garrot. Ses longs cheveux étaient collés à son dos et ses extrémités étaient déjà bleues. Elle ne dit pas un mot, mais quand ils séparèrent ses mains ils trouvèrent l'image plastifiée de la Vierge Marie qu'elle tenait contre sa poitrine naissante. C'était en juin, époque de la mouche des poissons, où chaque année notre ville se trouve submergée par les vagues d'insectes éphémères. S'élevant en nuées des algues du lac pollué, elles noircissent les fenêtres, enduisent les voitures et les réverbères, plâtrent les quais et festonnent les gréements des bateaux, toujours de cette même ubiquité brune d'écume volante. Mrs Scheer, qui habite au coin, nous dit qu'elle avait vu Cecilia le jour précédant sa tentative de suicide. Elle était au bord du trottoir, dans la vieille robe de mariée à l'ourlet découpé aux ciseaux qu'elle portait tujours, en train de regarder une Thunderbird recouverte de mouches des poissons. " Tu ferais mieux de prendre un balais, ma chérie " lui conseilla Mrs Sheer. Mais Cecilia la fixa de son regard de spirite. " Elles sont mortes, dit-elle. Elles ne vivent que quarante-huit heures. Elles éclosent, elles se reproduisent et ensuite elles clamsent. Elles n'ont même pas le temps de manger. " Et sur ces mots, elle plongea la main dans la mousse d'insectes où elle traça ses initiales : C.L.
Nous avons essayé de classer les photos par ordre chronologique, bien que le passage de tant d'années ait rendu la chose difficile. Quelques-unes sont floues mais néanmoins révélatrices. La pièce à conviction n°1 montre la maison des Lisbon peu de temps avant la tentative de suicide de Cecilia. Elle fut prise par un agent immobiliser, Miss Carmina D'Angelo, que Mr Lisbon avait chargée de vendre la maison depuis longtemps trop petite pour sa nombreuse famille. Ainsi que le montre le cliché, le toit n'avait pas encore commencé à perdre ses tuiles, le porche était encore visible au dessus des buissons, et les fenêtre n'étaient pas encore maintenues à l'aide de papiers-caches adhésifs. Une maison de banlieue confortable. La fenêtre la plus à droite au premier étage contient une tache que Mrs Lisbon a identifiée comme étant Mary Lisbon. " Elle n'arrêtait pas de se triturer les cheveux parce qu'elle les trouvait trop raides ", dit-elle des années plus tard, se rappelant l'apparence qu'avait eue sa fille durant son bref passage sur terre. Sur la photographie, Mary est surprise en train se de sécher les cheveux au séchoir. On dirait que ses cheveux sont en feu mais c'est une illusion due à la lumière. C'était le 13 juin, trente degrés à l'extérieur, sous un ciel ensoleillé.buissons, et les fenêtre n'étaient pas encore maintenues à l'aide de papiers-caches adhésifs. Une maison de banlieue confortable.
La fenêtre la plus à droite au premier étage contient une tache que Mrs Lisbon a identifiée comme étant Mary Lisbon. " Elle n'arrêtait pas de se triturer les cheveux parce qu'elle les trouvait trop raides ", dit-elle des années plus tard, se rappelant l'apparence qu'avait eue sa fille durant son bref passage sur terre. Sur la photographie, Mary est surprise en train se de sécher les cheveux au séchoir. On dirait que ses cheveux sont en feu mais c'est une illusion due à la lumière.

Nous n'avions pas compris pourquoi Cecilia s'était tuée la première fois qu'elle le fit et nous comprîmes encore moins la seconde. Son journal, que la police inspecta au cours de son enquête de routine, ne confirma pas l'hypothèse de l'amour malheureux. Dominic Palazolo n'était mentionné qu'une fois dans ce petit journal en papier de riz enluminé aux Magic Markers de couleur pour ressembler à un livre d'heures ou à une Bible médiévale. Il y avait des dessins miniatures plein les pages. Des anges soufflés comme du bubble-gum se jetaient en piqué du haut des marges supérieures ou se frottaient les ailes entre des paragraphes bourrés à craquer. Des jeunes filles à la chevelure d'or laissaient tomber des larmes bleu outremer dans la tranche du cahier. Des baleines couleur de raisin soufflaient du sang autour d'une coupure de journal recensant les nouvelles espèces en danger. Six poussins émergeaient en pleurant de leurs coquilles brisées le jour de Pâques. Cecilia avait empli les pages d'une profusion de couleurs et d'enjolivures, d'échelles en sucre d'orge et de trèfles rayés, mais à propos de Dominic elle avait écrit : " Palazolo a sauté du toit aujourd'hui à cause de cette salope riche, Porter. On ne peut pas être plus bête. "

A cette époque de l'année, les mouches des poissons recouvraient nos fenêtres, rendant la vue difficile. Le soir suivant, nousnous retrouvâmes dans le terrain vague à côté de la maison de Joe Larson. Le soleil était tombé sous l'horizon, mais illuminait encore le ciel d'une traînée d'orange chimique plus beau que nature. De l'autre côté de la rue la maison Lisbon était sombre, excepté le halo rouge de l'autel de Cecilia, presque caché. D'en bas, nous ne voyions pas bien le premier étage et nous essayâmes de monter sur le toit des Larson. Mr Larson nous en empêcha. " Je viens juste de finir de goudronner ", nous idt-il. Nous retournâmes au terrain vague puis allâmes nous asseoir sur le trottoire, posant nos paumes sur l'asphalte encore chaud de soleil. L'odeur de moisi de la maison Lisbon parvint à nos narines, puis il disparut, de sorte que nous crûmes l'avoir imaginée.

L'hiver est la saison de l'alcoolisme et du désespoir. Comptez les soûlard en Russie ou les suicides à Cornell. Il y a tant d'étudiants qui se jettent dans le ravin de ce campus montagneux avant les examens que l'université a institué un jour de congé au milieu de l'hiver pour soulager la tension (familiérement nommé " jour du suicide " le jour de congé est apparu sur l'écran de l'ordinateur au cours de nos recherches, où nous apprîmes qu'il était également appelé " la promenade du suicide " et " le suicide à quatre roue ").

Nous ne pûmes jamais comprendre pourquoi des filles accordaient tant d'importance à la maturité, ou pourquoi elles se sentaient obligées de se faire des compliments, mais parfois, apres que l'un de nous avait lu un long passage du journal, nous devions refréner l'envie de nous serrer dans les bras les uns les autres ou de nous dire combien nous étions jolis. Nous ressentions la sensation d'être en prison qu'éprouve toute fille, comment cela rendait l'esprit actif et rêveur, et comment on finissait par savoir quelles couleurs allaient ensemble. Nous savions que les filles étaient nos jumelles, que nous existions tous dans l'espace comme des animaux qui avaient la même peau, et qu'elles savaient tout de nous alors que nous étions incapables de percer leur mystère. Nous savions, enfin, que les filles étaient en réalité des femmes déguisées, qu'elles comprenaient l'amour et même la mort, et que notre boulot se bornait à créer le bruit qui semblait tant les fasciner.

 

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