Tentative de «Suicide»
Epatant premier film de Sofia Coppola sur l'adolescence.
20/05/99. Par DIDIER PERON, envoyé spécial à Cannes
Des déesses ados venues porter la bonne parole en
chemise de nuit transparente. Au bout de cinq minutes du film, on se
pince les joues, et celles du voisin, pour vérifier si des reliquats
de vodka-tonic mal cuvée de la veille ne sont pas en train de nous faire
prendre pour de l'or en barre un tas de boue juvénile. Mais non, The
Virgin Suicides, premier long métrage de Sofia Coppola, fille de Francis,
coproducteur, est, disons-le tout net, carrément génial, une sorte de
compromis entre l'Outsiders de papa et du Kids de Larry Clark, un film
qu'auraient sûrement plébiscité Nabokov (Vladimir) et Lichtenstein (Roy);
et quand bien même ne l'auraient-ils pas fait, ils auraient eu tort.
Sorte d'émanation suave de la jet-set US et miracle d'intelligence cinématographique,
The Virgin Suicides traite du seul sujet qui compte, l'adolescence,
via le destin de cinq jeunes filles en fleur du Michigan, mortes empalée,
pendue, droguée, asphyxiée, noyée, par amour, par bravade, par goût
excessif du chic, parce que, comme on dit, «it sucks!» — «mortel!».
Innocence perverse. Adapté d'un roman de Jeffrey
Eugenides que Thurston Moore, le leader de Sonic Youth, avait refilé
à sa copine Sofia (voyez le niveau de branchement arty de l'affaire),
The Virgin Suicides se situe dans les années 70 parmi la jeunesse dorée
ou petite-bourgeoise d'une petite ville américaine blanche sans histoires.
Les sœurs Lisbon sont les enfants blondes et ravissantes du prof de
math du lycée (incroyable James Woods) et son épouse très à cheval sur
les principes (Kathleen Turner, plus nocive encore que dans le Serial
Mother de John Waters). Tous les garçons du coin fondent de désir pour
ces déesses venues sur terre porter la bonne parole de l'innocence perverse
en chemise de nuit transparente.
Premier accroc à cet american way of life idéal et
popote, le suicide de Felicia, la cadette qui ne supporte plus rien
ni personne, et surtout pas d'être une fille de 13 ans. Après un premier
ratage dans la baignoire, on la retrouve en sortie de boum éventrée
sur la grille du jardin. Là-dessus, les sœurs survivantes héritent d'un
serrage de ceinture puritain, couvées à l'excès par les parents effondrés
de douleur, alors que leur puissance d'attraction sur les teenagers
alentour ne cesse d'augmenter, multipliée par la puissance tragique
de la disparition de Cecilia. La passion qui va lier dans un goût de
liqueur de pêche Lux Lisbon (Kirsten Durst) et le bourreau des cœurs
Trip Fontaine (Josh Harnett), reine et roi d'une seule nuit au son du
I'm Not in Love de 10 CC, précipitera tout le monde au bord du gouffre
du fond duquel Cecilia les appelle.
Fi des difficultés. Raconté comme ça, The Virgin Suicides
ressemble à un manifeste sinistre, une façon par exemple pour la cinéaste,
qui n'a même pas 30 ans, de régler quelques comptes avec la famille,
ou de solder sa propre adolescence en passant par les voies détournées
de l'imagerie sixties-seventies. En fait, le film, quitte à surprendre,
est vraiment une comédie, qui plus est follement fignolée par une cinéaste
qui n'est pas styliste pour des nèfles. Elle sait ce que travailler
dans le détail et la dentelle veut dire, elle connaît aussi, au millimètre
près, cette distance qui sépare l'élégance et la vulgarité.
Ainsi la représentation des teenagers, de leur flirt
sous l'œil mi-humide mi-désapprobateur des adultes, les scènes de bahut,
de bal de fin d'année, la mise en scène des postures effondrées de la
jeunesse devant un tourne-disques ou sur un banc, sont autant de difficultés
que Sofia Coppola surmonte avec une grâce que l'on serait bien en peine
d'expliquer.
Bien sûr, on sent derrière chaque plan et dans chaque
dialogue grinçant cette supériorité d'une certaine frange de l'intelligentsia
américaine gauchiste nantie, ultra-branchée, ayant tout compris des
signes flashant de la contre-culture, les maniant avec la même altière
désinvolture qu'un DJ mixant Stockhausen et un tube d'Aerosmith. Que
le fétichisme sous-jacent d'une telle démarche ne produise jamais le
moindre sentiment de kitsch, ce que pouvait laisser craindre la mention
d'une BO signée du groupe français easy-listening Air (à tort, la musique
aussi est bien), voilà qui n'en finit pas de nous épater. Une voix off
masculine prend en charge la mélancolie du film et son discours sur
ce qui, avec la jeunesse, se consume, et que les Lisbon sisters incarnaient
dans leur perfection de Lolita démultipliée : «Ce qui importe, c'est
que nous les garçons leur avons envoyé des signes d'amour et qu'elles
ne nous ont pas répondu, préférant se retirer dans ce lieu où quelque
chose manque et manquera à jamais.» Dément non?.
Le
Site de TF1
Elles sont belles, elles sont blondes, elles sont jeunes,
elles ont tout l'avenir devant elle, elles sont mortes… Elles, ce sont
les cinq sœurs Lisbon, objets de convoitise de tous les garçons entre
12 et 18 ans d'une petite ville du Michigan. Malgré toutes leurs qualités
physiques et sous l'impulsion d'une mère puritaine et d'un père prof
un poil dérangé, elles vont petit à petit sombrer sous les yeux médusés
d'une bande de copains impuissants face à cette descente inéluctable.
Oui, "Virgin suicides" est un film sombre, glauque, pessimiste. Mais
au-delà de cette noirceur, c'est à une allégorie du passage de l'adolescence
à l'âge adulte que nous invite Sofia Coppola pour son premier long métrage.
L'histoire racontée comme cela a de quoi effrayer beaucoup de monde
mais c'est sans compter une photographie limite fantasmatique, la réalisatrice
n'hésite pas à filmer les rêves, et ainsi sublimer ses héroïnes.
Elles apparaissent d'ailleurs comme des déesses, des
personnes inaccessibles enfermées dans un monde clos sans issues de
secours. En fait, "Virgin suicides" peut être interprété de plusieurs
manières, chacun se fait sa propre opinion. Ce ne serait peut-être que
le long rêve (limite cauchemar) d'un adolescent… Que l'on ne se méprenne
pas sur le sujet car "Virgin suicides", s'il reprend les clichés des
films adolescents, est à cent lieues de ce type de film. Il s'agit d'un
film fort, qui laisse des traces dans l'esprit et qui peut aider à comprendre
un certain malaise.
Kirsten Dunst - La réussite de ce petit bijou, hormis
son histoire, tirée du roman de Jeffrey Eugenides, tient également à
son casting impeccable. Autour de jeunes acteurs inconnus ou méconnus
comme Kirsten Dunst (vue dans "Entretien avec un vampire" ou "Des hommes
d'influences"), on retrouve l'impeccable James Wood et surtout l'étonnante
et métamorphosée Kathleen Turner, inquiétante en mère puritaine. N'oublions
pas de mentionner l'excellente bande musicale composée par les Français
du groupe Air. Sofia Coppola signe donc un film dont la maîtrise est
indiscutable et réussit d'un coup d'un seul à se faire un prénom aux
côtés d'un nom très célèbre.
Mortes et jolies «Virgin Suicides»
fait goûter au poison de l'adolescence.
Par Philippe Azoury Le mercredi 27 septembre 2000
Vous avancez sous la pluie, arc-bouté; c'est désagréable. Excédé par
ce gymkhana de crabe, vous vous redressez malgré tout, digne. Les gouttes
ne vous atteignent plus. Tout maintenant s'ordonne en agencement gracieux.
Pendant une fraction de seconde, vous ressemblez à l'un des adolescents
de Virgin Suicides, un de ces gamins irradiants qui soumettent le monde
au rythme de leur élégance. Un film vient de vous réapprendre à marcher
dans la rue. C'est la première bonne nouvelle. Un film que la rumeur
voudrait suspect, trop mode, presque blond... Beaucoup de fleurs et
de bougies parfumées. Mais la rumeur oublie de dire combien les jeunes
pousses de Virgin Suicides sont farouchement opposées à l'idée de faner,
combien ces fleurs sont d'une beauté vénéneuse. Plus apothicaire du
vide américain que véritable sorcière, Sofia Coppola a imaginé son film
comme une sorte de pénicilline. La malade, c'est elle. Son mal: l'adolescence.
Un film, ça pourrait donc être ça, aussi: un vaccin, un rappel, une
riposte. Une fille de 30 ans, une survivante, s'adresse à l'Amérique
la plus blanche, la plus croyante, la plus modèle, avec une frustration
inquiétante, une fringale de revanche, un entêtement à rouvrir le tombeau
des lucioles pour y compter les victimes. En quelque sorte, c'est comme
si, en disant «Moteur», elle voyait le poison fleurir. Sade, embastillé,
avait écrit cela une fois, dans une lettre à sa femme: «Vous m'avez
fait former des fantômes qu'il faudra que je réalise.» Un bruit sourd.
Une petite ville du Michigan, entre 1972 et 1976; dans un silence de
naphtaline, une fille de 13 ans, tête blonde et nuisette brodée, se
suicide. A sa mort, un des gosses présents résumera avec sécheresse:
«Death is just a sound.» La mort, ce n'est qu'un bruit sourd. Ce bruit,
désormais, ses sœurs vivront avec, le lycée aussi. En mourant, Cecilia
les a plongées dans un silence hypocrite et dans une nouvelle logique:
il faut réapprendre à marcher, à traverser le préau, à ranger ses affaires
sous la croisée des regards. Un défilé d'attitudes se prépare. Les filles
commencent seulement à vivre avec pour fardeau l'offrande de leur sœur:
elles vivent et à la fois étouffent de se savoir observées. Dans leur
tristesse laconique, elles semblent avoir saisi une chose: ceux qui
les regardent les poussent vers une perfection impossible, insurmontable,
qu'il leur faudra tenir entre les doigts et puis trahir: elles vont
se suicider à leur tour, non sans avoir conquis le cœur d'une poignée
de puceaux et connu la rencontre, parfaite et éphémère, entre Lux, la
plus belle des sœurs Lisbon, et le high school lover le plus cool du
monde. Une quadrature du cercle, une quintessence de la grâce dont on
ne revient jamais.
Résumer ce film est... suicidaire tant il recèle un mystère insondable,
qui semble s'être perdu dans un jeu de regards. Ces filles épiées, élues,
séparées du troupeau, condamnées par le Michigan entier à s'expliquer
d'un suicide qu'elles n'ont pas encore commis, ne seraient qu'apparitions
fantomatiques et séduction vampirique. Dès les premiers plans, tout
est d'un calme effrayant, orgie de vert pomme, de beige, de boutons
de rose, d'angles droits. La lumière vient de nulle part, illogique,
divine, elle frappe des ensembles immobiles, des particules additionnées
qui fondent une scène où tout a déjà eu lieu.
Pureté évaporée. On oublie vite que le film est raconté en flash-back.
On est intrigué par l'absence de chair, de sang dans les veines. Ces
sœurs existent comme lambeaux de mémoire, icônes d'une pureté évaporée,
évanouie. Elles vivent sous nos yeux exactement comme si Sofia Coppola
les avait rappelées d'outre-tombe, son film se déliant, affecté de ralentissements
abyssaux. Ses plans sont des vitraux de notre enfance, des cartes postales
pieuses, un tourniquet d'imageries vierges, habitées de personnages
qui sont les modèles quasi religieux de l'attitude, de «l'élégance collège»,
du retour vers l'autel du cool et de l'innocence high school. Jamais
dans Virgin Suicides les images ne donnent l'impression de communiquer
entre elles, de raccorder. Dans la plus grande beauté, elles se suivent,
se toisent, se poussent. Entre chaque plan, elles s'inventent des gouffres
pour que se déploie pleinement la «cinégénie» de ces enfants sorcières.
Puis coulisse un ciel de traîne où viennent s'accrocher ces petites
étoiles comme autant de solitudes.
Virgin Suicides, encore un film mode, léger? Plutôt un défilé de spectres
blonds, taillés dans une soie crissante par une styliste qui travaille
en totale complicité avec les ténèbres. Haute couture.
«Cet océan de dérisoire...» Sofia Coppola, son enfance, ses frères,
son film
Enfant cinéma (premier rôle à 8 mois, en 1970, dans le Parrain), fille
d'un ogre barbu, petite (1,55 m), complexée (main devant la bouche)
à tort car jolie, un peu gosse de riches mais pardonnée pour son talent.
Rencontre avec Sofia Coppola sans son clan (son mari, le réalisateur
Spike Jonze, son frère Roman, Daft Punk, Air), dans un palace parisien.
Pourquoi avoir attendu un an et demi pour sortir
Virgin Suicides?
Les retards semblent venir des liens entre la Paramount, qui distribue
le film aux Etats-Unis, et Pathé en France. Tout semblait long, comme
faire revenir le matériel pour mettre les sous-titres. J'étais impatiente,
impuissante. J'espérais qu'ils sortiraient le film au printemps, une
saison qui lui allait bien. Il sort à l'automne, ce n'est pas mal non
plus. Ça en fait un film différent.
Et aux Etats-Unis?
Il est sorti en avril. Très bonnes critiques, petit succès. La distribution
était limitée à quelques salles, il était interdit aux moins de 18 ans.
Le suicide des adolescents est un sujet dont on préfère éloigner les
jeunes. Je regrette que le film n'ait pas été projeté dans les salles
où vont les filles de 16 ans. C'est assez troublant de faire un film
en pensant à son public et de ne rien contrôler de la deuxième partie
du processus.
Avez-vous eu peur que Virgin Suicides soit considéré
comme un caprice d'enfant gâtée?
Il n'y a pas eu de campagne contre moi, alors que la presse américaine
m'avait assassinée à la sortie du Parrain 3 (elle y jouait le rôle de
Mary Corleone, ndlr). Là, ils semblaient bousculés. Une réalisatrice,
c'est inhabituel pour eux. Je n'ai pas eu droit aux pierres. La prochaine
fois, peut-être... Ils auront peut-être raison, les deuxièmes films
sont souvent ratés. C'est ma grande peur du moment. Comment passer directement
au troisième film? Peut-être devrais-je faire mon deuxième en vidéo,
l'enterrer et tourner le troisième.
Quelle adolescente étiez-vous?
Une peste. J'ai longtemps voyagé avec mes parents, les Philippines
pendant quatre ans et le tournage d'Apocalypse Now... Tout s'est arrêté
à l'adolescence, pour que je puisse suivre des études normales. Au lycée,
tout me semblait gris, ennuyeux. Aujourd'hui, c'est une période qui
me passionne, mais la vivre m'était un calvaire. L'endroit où j'habitais
n'avait rien de réjouissant et il fallait aller jusqu'à San Francisco
pour voir jouer des groupes punk comme les Meat Puppets. J'avais alors
tous mes frères, c'est une chose importante pour moi (1). On était très
liés. Ils me faisaient écouter des disques. J'adorais les Clash.
L'adolescence, c'est votre mal?
Mon adolescence n'est pas un bon souvenir. Peut-être parce que j'en
faisais l'expérience sans en apprécier la valeur, empêtrée dans mes
complexes. Je n'étais pas si différente des autres. Mais pas très liante,
non plus. Pas à cause de mon nom, plutôt parce que je suis comme ça.
Je sais qu'il y a aujourd'hui toute une mode qui sublime l'adolescence.
La crise m'intéresse plus, le côté mélancolique. Ce qui m'attire chez
les ados, c'est cette façon de tout grossir: quelle robe je vais mettre
pour le bal? Cet océan de dérisoire me plaisait. Quand on grandit, on
ne se focalise que sur ce qui semble grave. Et les responsabilités m'ennuient
Vous filmez souvent les garçons en groupe et
les filles seules.
Il n'y a pas d'individualité forte chez ces adolescents. Ce sont les
garçons, uniformément. On ne peut pas zoomer. Du moins, jusqu'à l'arrivée
de Trip Fontaine, un gars différent. La façon dont il marche, c'est
Jim Morrison sur scène, en même temps pétri de timidité. Pareil pour
Lux. C'est la star. Quand vous êtes adolescent, il y a des personnes
dont tout le monde parle à l'école. C'est pour courir après eux que
j'ai fait Virgin Suicides, pour attraper un peu de cette incandescence.
Je voulais comme un collage de photos, une frise. C'est un film au passé.
Tout est montré de mémoire. Je voulais que l'on ait l'impression de
feuilleter un album intime. C'est peut-être de l'immaturité, mais je
n'avais pas fait de film avant, et raccorder les choses dans l'action,
découper, passer du plan large au gros plan me semblait insurmontable.
Si on me dit que ça donne aux filles un côté intouchable, j'en suis
heureuse. Je voulais cette distance. Même si j'ai fait ce film dans
une relative inconscience, de façon instinctive.
Avez-vous féminisé le roman de Jeffrey Eugenides?
Il y a quelque chose d'étrange avec son écriture: il adopte le point
de vue des garçons, mais il est très juste quant à la psychologie féminine.
Son livre est délicat. Il sait l'importance pour une fille de certains
détails.
En filmant, vous n'avez pas peur de la frontalité?
J'aime ce côté statique. On le retrouve dans Safe, de Todd Haynes,
dont je me sens proche. Ça vient essentiellement de la photographie.
Takashi Homma au Japon, Tina Barney aux Etats-Unis sont des photographes
qui ont saisi de façon universelle la famille, les filles boudeuses,
les banlieues, l'ennui, parfois avec des couleurs de crème glacée. Je
reviens souvent à Francis Szabo, son livre Almost Grown sur des adolescents
rebelles américains à l'orée des seventies. Suburbia, le livre de Bill
Owens, est fondamental pour rejoindre ma perception de l'Amérique. Ces
photos étaient importantes pour fournir des indications à l'ensemble
de l'équipe. Les images me sont plus faciles que les mots.
La musique d'Air?
Dans un premier temps, il n'y avait qu'un choix de musiques seventies
(10 CC, Todd Rundgren). La séparation avec la période devait être induite
par une musique qui nous est contemporaine, tout en sachant se souvenir
des années 60. Air a travaillé sur le film fini. Je leur avais demandé
une grande charge mélancolique. Ils ont su ajouter de l'émotion au film.
On vous imagine davantage liée à la scène musicale,
au monde de l'art et de la mode qu'au milieu du cinéma.
Un cinéaste doit être curieux de toute sorte d'images et de sons. Aujourd'hui,
la séparation n'a plus lieu d'être. Finalement, je me vois comme quelqu'un
qui n'a pas de spécialité. Une généraliste. A l'école, déjà, ni bonne
à rien ni mauvaise en tout... A Los Angeles, où je vis, tout le monde
est dans l'industrie du cinéma. Pas moi. Je me sens à part. Je ne sais
jamais ce que je veux faire. J'ai été actrice à plusieurs reprises dans
les films de mon père, mais c'était plus pour m'occuper qu'autre chose.
Je n'aimais pas ça, d'ailleurs. Je suis une dilettante.
Votre père a produit le film, que vous a-t-il
conseillé?
D'essayer l'improvisation avec mes jeunes acteurs. Et ça marche! De
vivre avec eux comme une famille, partir en camping ensemble... Sinon,
il est formel: il faut dormir entre deux prises. Et là, franchement,
je ne vois pas comment il y arrive.... Recueilli par P.A.
The virgin suicides Le
film vu par Isabelle Corbisier
Une étrange métaphore, poétique et rêveuse, sur l'affrontement meurtrier
entre l'élan de pureté et le désir dans la psyché d'adolescentes...
La trame, inspirée d'un roman de Jeffrey Eugenides, peut se résumer
d'une seule phrase : dans les années septante, les cinq filles, âgées
de 13 à 18 ans, du couple Lisbon, catholiques à la limite de l'hystérie
pour elle (Kathleen Turner, méconnaissable et étonnante) et de la démission
pour lui (James Woods, émouvant et pathétique), se suicident à peu de
temps d'intervalle, la plus jeune, Cecilia (Hannah R. Hall), ouvrant
la sarabande, le tout sous le regard impuissant d'adolescents fascinés,
l'un d'entre eux faisant office de narrateur.
La lecture la plus "évidente", et que l'on entend au court du film,
est évidemment de dire "c'est la faute des parents", surtout la mère,
qui après une sortie quelque peu foireuse, n'hésiteront pas à enfermer
leurs filles jusqu'au dénouement. Mais la tonalité de ce film, rêveuse,
éthérée, mélancolique, nous suggère une réponse plus complexe. Cecilia,
"the first to go", apparaît d'emblée comme une sorte de sainte (parmi
les autres soeurs, l'une s'appelle Therese, comme la sainte, deux autres
se prénomment Mary et "Lumière" - Lux), une héroïne et un modèle tel
pour ses autres soeurs (mais PAS pour la mère qui se contente de pleurer
son enfant) qu'elles n'osent pas trop l'évoquer mais leur admiration
est palpable : Cecilia était la plus jeune et, des cinq soeurs, celle
qui aura le moins longtemps accepté les "compromissions" liées à l'accession
au statut d'une femme animée de désirs "impurs" car presqu'animaux et
suscitant la convoitise des hommes. Lux (Kirsten Dunst), la plus âgée
et celle qui se compromettra le plus dans ce monde par trop réel, sera
quant à elle la dernière à partir après avoir, d'une certaine manière,
"ouvert les portes de l'enfer" aux jeunes adolescents qui les observaient.
Si l'on y réfléchit bien, le film pousse jusqu'à l'extrême la logique
d'enfermement qui sous-tend, quoiqu'on en dise, toute éducation féminine.
Les jeunes garçons le sentent confusément lorsqu'ils discourent sur
le "malheur d'être une fille", tellement radieusement présente mais
insaisissable, les filles Lisbon sachant tout d'eux mais eux ne pouvant
les atteindre. La femme sur son piédestal éthéré alors que c'est pourtant
elle qui est confrontée à la réalité la plus matérialiste qui soit :
la maternité. On voit ce film dans une sorte d'étonnement impatient,
le rythme étant en effet totalement inattendu au regard du propos soutenu,
mais il vous flotte littéralement dans l'esprit ensuite, au son de sa
musique mystérieuse qui est d'ailleurs devenue une sorte de "tube" lancinant
depuis.
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The
Virgin suicides
Jeffrey
Eugenides
J'ai lu
Flammarion, 2000 |
Cest
un roman intéressant, mais pas captivant. La cause en revient peut-être
à la narration, à la fois indispensable dans son principe et en même
temps limitée quant à ses effets. Pour raconter un fait divers et ses
répercussions sur le voisinage, il fallait ça, cette voix anonyme, mais
pour tracer le portrait de cinq adolescentes et les rendre vivantes,
pour leur donner un peu de substance - et dintérêt -, il fallait
autre chose. Cest que le récit est tiraillé entre deux ambitions,
celles-là mêmes que nous venons desquisser, et quil ne peut
faire autrement que de sacrifier lune à lautre.
Dans
un quartier résidentiel et huppé de Grosse-Pointe (Michigan), cinq soeurs,
des adolescentes entre 13 et 17 ans, se suicident en lespace dune
année. Cécilia, la plus jeune, ouvre le bal. Les autres limiteront
un an après. Entre-temps, les gamins du voisinage auront vécu et souffert
avec elles... à distance.
Ce suicide les aura tant marqués quune vingtaine dannées
plus tard, alors quils frôlent les quarante ans, ceux-ci mèneront
une enquête dans lespoir un peu fou déclaircir toute cette
affaire. Ce récit en est le résultat, la reconstitution la plus minutieuse
et la plus fidèle possible dune année pour le moins particulière.
Tous les témoins, les animés comme les objets les plus dérisoires, sont
donc convoqués. Cela nous donne un récit polyphonique où la parole est
donnée tant aux voisins quaux parents, aux institutions, à tous
les acteurs de ce drame, y compris les bâtons de rouge à lèvres, un
journal intime, une maison en ruine, nimporte quel bout de moquette
ou de cigarette (les pièces à conviction qui parsèment le récit), que
les dévots, ces enquêteurs têtus et possédés par leur sujet, ont collectés
et répertoriés soigneusement. On est ici plus proche de la quête spirituelle,
de lintrospection psychologique,
que de lenquête policière.
Le
récit , comme une Vie des saints,
est loccasion de rendre un culte, de témoigner - contre les
adultes - dune vérité irréductible et impossible à saisir.
Celles des soeurs Lisbon, vestales un peu déplacées à notre époque,
et celles de ces ex-adolescents de la bonne bourgeoisie blanche qui
se sont payés, le temps dune année, le luxe de frôler « labsolu »
par procuration. Les soeurs Lisbon, à en croire certains passages, seraient
ce quils ont connu de mieux dans leur existence : ces filles
quils nont pas touchées, à peine connues, les ont marqués
au point dimprégner leur vie sexuelle et sentimentale. Toute fille
qui ne sent pas la mort et nexhale pas un parfum dabsolu
est par avance discréditée. Hélas, la société américaine ne fournit
plus que des filles en bonne santé, des mères au foyer attentives et
responsables. Moins que des êtres de chair et de sang, les soeurs Lisbon
sont des icônes. Des stars. Plutôt que de rêver sur David Bowie, Alice
Cooper ou Marc Bolan, ces fans des seventies auront fantasmé sur leurs
petites voisines, autrement plus trash
et plus gore. A la fois réelles,
plus proches que ces guignols, et plus lointaines. Gothiques, au sens
dix-neuvièmiste du terme, avec ce quil contient de romantisme
morbide. De la chute de la maison Lisbon à celle de la maison Usher,
il ny a quun pas.
Cest
en cela, bien entendu, que ce petit roman est intéressant. Pour ce que
l événement, le drame de cette famille, nous apprend sur
la petite communauté de Grosse-Pointe (Michigan). Ce suicide collectif,
cest lirruption de la mort et de lirrationnel dans
un monde policé, le « cauchemar climatisé » de Henry Miller,
qui méconnaît la souffrance et limprévu. Des maux aussi naturels
que la maladie et la mort nont plus guère droit de cité dans cet
univers aseptisé où toute vie se découpe sur le patron dun mariage
ou dun plan de carrière. La santé et la prospérité sont reines.
(Ce qui ne va pas sans nous rappeler Le
meilleur des mondes) Toute lexistence de ces individus de
la upper middle-class (ils
sont tous avocats, banquiers, mafiosi) est aussi bien taillée que leurs
haies et aussi proprette que leurs allées et leurs beaux pavillons.
Un suicide, qui plus est dadolescentes, est à même de briser toute
cette belle et grande harmonie. Alors pour ne pas voir remettre en cause
le cosmos, on cherche et lon trouve toutes les réponses possibles
et imaginables, celles qui - de préférence - permettent de ramener lévénement dans le champ du connu et du connaissable. Si tout
cela pouvait être clair, expliqué sans la moindre ambiguïté, la moindre
zone dombre, ce serait tant mieux. Et ça lest, les réponses
étant fournies davance par un argumentaire que la vie ou les intérêts
se sont chargés de fournir. La médecine et les analyses sociologiques
de comptoir sont mises à contribution. Les filles, toute la famille
Lisbon, deviennent les boucs-émissaires pour tout ce qui ne va pas.
On en oublie, quand bien même lévénement suscite les pires dérives
en matière dimpudeur et de voyeurisme médiatique, les acteurs
principaux du drame. Entre le déni et la généralisation, la communauté
utilise toutes les défenses possibles. Le suicide est un refoulé quil
ne faut pas voir resurgir.
Les
seuls à ne pas voir les choses de cette manière, ce sont les adolescents,
pour qui les filles Lisbon, leur suicide et leur façon de vivre, sont
comme la révélation dun ailleurs.
Hélas, le roman peine à nous faire partager cette fascination. Il abonde
pourtant de détails sur les soeurs Lisbon , mais cela ne suffit pas
à les rendre réelles. Les traits esquissés pour les décrire ramènent
celles-ci au rang de stéréotypes : Lux est la débauchée, Bonnie
- ou Marie - la coquette, Thérèse lintellectuelle et Cécilia la
mystique. On nen sait pas plus. Chaque nouveau détail, chacune
de leurs apparitions, renforce et enfonce le clou du cliché. En vérité,
on ne sort pas des représentations les plus convenues. La matière sur
laquelle travaille Jeffrey Eugenides, et limaginaire avec lequel
il travaille, sont ceux des séries télévisée et dun certain cinéma
pour adolescents. Lauteur critique la société américaine avec
la mythologie que celle-ci a élaborée. Cela ne signifie pas quil
travaille sur cette mythologie et semploie à la démystifier, bien
au contraire. Celle-ci est une composante intégrale de sa weltanschaung,
la même quun bon nombre daméricains et deuropéens.
Le don juan, lintellectuel, le mafiosi, lalcoolique, lathlète
de collège, lexilée nostalgique, toutes ces figures sommaires
et mythologiques fournissent le seul personnel dun roman dont
lunivers est plus proche de la banlieue stylisée dEdward aux mains dargent, de Tim Burton, que de nimporte
quelle réalité sensible. Comme les
songwriters américains qui polluent les pages des Inrockuptibles,
Jeffrey Eugenides doit croire quil suffit de ne pas jouer dans
léquipe de football du lycée et dêtre un peu crasseux pour
être rebelle. Comme eux, il sen tient aux représentations et se
contente, exercice facile et sans grand danger, de les retourner comme
un gant plutôt que den faire craquer le vernis ou daller
voir ailleurs. (Evidemment, on pourra toujours nous dire que cest
le narrateur, « nous », qui est aliéné par cette représentation,
pas lauteur... pas sûr.)
Enfin,
il a manqué, tout simplement , son roman. Certaines pages, qui décrivent
la dégradation et le foutoir incroyable de la maison Lisbon, laissent
deviner ce quaurait pu être ce livre si lauteur avait exploité
davantage ses personnages et circonscrit le champ de son récit aux limites
étroites de cette demeure. Il y a là un potentiel poétique totalement
inexploité, et que les descriptions laborieuses et répétées de la maison
ne font que massacrer, alourdissant le récit plutôt que de lui donner
le mystère nécessaire. Reconnaissons
-cependant - quil y avait une double contrainte :
en dire assez et ne pas trop en dire pour préserver lintérêt,
la richesse dun sujet par-là même difficile, ladolescence.
Au lieu de le prendre de front, Eugenides a préféré biaiser, ce qui
- quand on sait y faire - peut se révéler efficace, mais ne révèle
ici que les limites et le peu dinspiration de lauteur.
Comme qui dirait, il n a pas traité le sujet.
Sylvain
Bonnafoux
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